Périphéries

Roland Huguenin, délégué du CICR, conférencier, essayiste

L’éclaireur

En ce mois d’avril 2003, en pleine guerre, Roland Huguenin est porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Bagdad. Un engagement cohérent avec le parcours de ce Suisse globe-trotter, tombé amoureux tout jeune d’un monde arabe qu’il arpente depuis bientôt trois décennies. Il y a deux ans, il avait démissionné du CICR pour se consacrer à son travail de conférencier et d’essayiste, avant d’accepter de rempiler, à l’automne, pour partir en Irak. Lorsque que nous l’avons rencontré, l’été dernier, à Paris, il a évoqué pour nous son parcours de délégué du CICR atypique, en poste au Caire pendant treize ans, et les initiatives culturelles qu’il a menées à bien à ce titre dans tout le Maghreb et le Moyen-Orient. Révolté par les discours qui tracent plus ou moins insidieusement un fossé infranchissable entre l’Occident et les pays musulmans, rejetant ces derniers dans une altérité irréductible, il se consacre avec une probité rare à la lutte pour la justice, contre les préjugés et l’ignorance.

- D’où vous vient votre intérêt pour le monde arabe ?

Roland Huguenin : Je suis né en Suisse, mais, à l’adolescence, j’ai vécu de manière très proche, à Paris, avec une famille algérienne. C’était une famille de sept enfants, dont certains avaient un âge voisin du mien. C’est comme cela que je suis entré en contact avec le monde arabe, que j’ai découvert une autre culture. Dans cette famille, la vieille génération écoutait Oum Kalsoum, toute la grande musique arabe ; j’ai aussi voyagé plusieurs fois avec eux en Algérie, car ils faisaient souvent l’aller-retour. Cela m’a donné envie d’apprendre arabe : je trouvais la langue arabe fascinante. C’est la langue qui m’a attiré ; la musique et la langue. Mais en Algérie, en tant que francophone, il est difficile d’apprendre : comme tout le monde parle français, les gens ne se cassent pas la tête à parler arabe avec quelqu’un qui le parle mal. Alors, après le bac, je suis parti en Syrie, car on m’avait dit qu’il y avait là-bas une école pour étrangers. Je me suis dit : je vais y passer un an, et ensuite je reviendrai ici, j’irai à la fac, je vivrai ma vie. Et je ne suis jamais revenu...

Depuis la Syrie, j’ai gagné le Liban, et j’ai fait toutes mes études universitaires à Beyrouth - je n’ai aucun diplôme européen. J’y suis arrivé juste après la guerre des deux ans [la première flambée de la guerre du Liban, ndlr], qui avait duré de 1975 à 1977, et j’y suis resté jusqu’en 1986. Pour survivre, j’ai fait plein de petits jobs, et notamment de la traduction pour les journalistes européens qui venaient couvrir la guerre. Je suis finalement parti parce que j’en avais assez. C’était à un moment très tendu, où il y avait beaucoup d’enlèvements d’étrangers - comme celui de Michel Seurat et de ses compagnons. Les deux dernières années de mon séjour libanais, je travaillais déjà pour le CICR : j’étais rentré en Suisse le temps de suivre la formation pour devenir délégué. J’ai donc démissionné et quitté le Liban. Je suis allé passer quelque temps en Espagne, avant d’être réengagé par le CICR. J’ai été en poste quelques mois à Bagdad, puis quelques autres à Téhéran, et enfin au Caire, où je suis resté... treize ans. Ce n’est pas une durée de séjour normale pour un délégué de la Croix-Rouge, mais je parlais la langue, et ils avaient besoin de quelqu’un qui travaille aux relations publiques et à la promotion du droit humanitaire en arabe. J’ai fait des propositions qui à l’époque étaient novatrices, comme celle de délivrer un message adapté à la culture locale.

« En Occident, quand on enseigne
les principes du droit humanitaire,
on les fait remonter à Rousseau et à Voltaire.
C’est aussi le cas dans les manuels de droit égyptien.
Or, dans les textes religieux musulmans,
on trouve déjà ces principes ! »

En Occident, en effet, quand on enseigne les principes du droit international humanitaire, on les fait remonter aux Lumières - à Rousseau, Voltaire et compagnie. C’est aussi le cas dans les manuels de droit égyptien. Or, dans les textes religieux musulmans, on trouve déjà ces principes ! Le prophète enjoint à ses armées de ne pas s’attaquer aux femmes, aux enfants et aux vieillards, de ne pas détruire les plantations ni s’attaquer aux puits... Il donne des directives spécifiques et très claires sur la conduite à tenir en temps de guerre, qui n’existent pas dans le christianisme, simplement parce que les circonstances de la naissance de l’islam sont différentes. On peut évidemment déduire des textes chrétiens des principes du même ordre : s’il est dit qu’il faut aimer son prochain, cela implique qu’on s’abstienne de lui tirer dans le dos ! J’ai donc essayé de démontrer que les notions de droit humanitaire, de respect des victimes, des civils et des prisonniers, existent dans la culture musulmane de manière très développée. Pourquoi prendre comme référence Voltaire et Rousseau quand il suffit de citer les grands califes reprenant les paroles du prophète ?

Durant toutes ces années, j’ai travaillé dans une grande indépendance : j’ai fait de la radio, des films documentaires, j’ai créé un magazine... Toutes choses qui ne relèvent pas habituellement du travail d’un délégué du CICR. Encore que... Ils s’y sont mis, ces dernières années, dans d’autres parties du monde. J’ai créé, pour le monde arabe, le premier bureau régional de promotion, et, sur ce modèle, d’autres se sont montés, l’un à Buenos Aires pour l’Amérique Latine, un autre à Moscou pour l’ancienne URSS, un autre je crois à Bangkok pour l’Asie... Je voyageais dans toute la région, d’un pays arabe à l’autre, plusieurs fois par an : je faisais des émissions à la radio marocaine, j’ai créé un magazine pour l’enfance en Irak sous l’embargo...

- Sur quels sujets portaient les documentaires que vous avez tournés ?

R. H. : J’ai en tourné un sur la situation des gens sous le régime des sanctions économiques en Irak, et un autre sur les anciens prisonniers politiques palestiniens. C’était en 2000, avant le début de la deuxième Intifada. La réinsertion des Palestiniens qui ont été prisonniers de sécurité en Israël - c’est-à-dire prisonniers politiques, arrêtés pour leur activisme politique, ou pour avoir jeté des pierres, et non pour un crime - pose un problème social énorme. Ils sont si nombreux qu’ils constituent un pourcentage très élevé de la population. Il est rare qu’on le dise clairement, mais Israël est le pays où le taux de prisonniers politiques est le plus fort au monde. Pour l’adolescent palestinien moyen, l’arrestation par les Israéliens est quasiment un rite de passage. Avant Oslo, le fait d’avoir passé des années derrière les barreaux était valorisé ; après, c’était dévalorisé ; et maintenant, c’est de nouveau valorisé... A l’époque, ces hommes étaient vus comme politiquement hors course. Ils finissaient souvent par avaler du Valium. Leurs enfants, pour ceux qui en avaient, avaient grandi, ils ne reconnaissaient pas l’autorité paternelle dans une société traditionnelle où elle compte beaucoup... Nous avons réalisé des interviews de quelques-uns de ces hommes - et de quelques femmes, même s’il y en a beaucoup moins : il y a très, très peu de femmes prisonnières en Israël - qui parlaient de leur difficile réadaptation sociale. J’ai travaillé avec un réalisateur palestinien qui a fait des études cinématographiques à New York, Subhi Zobaidi. C’est un metteur en scène fascinant. Sa délicatesse, son tact, le fait qu’il appartienne à cette société, lui ont gagné la confiance de ces hommes. L’un d’entre eux a avoué devant la caméra, en présence de sa femme, qu’il lui était arrivé de la battre après sa sortie de prison ; il disait qu’il le regrettait profondément - ce qui, dans une société assez machiste, n’était pas évident. C’était une séquence très forte, et à haute valeur pédagogique, car cet homme était très respecté.

« Cela n’a aucun sens de dire
que le Moyen-Orient est “compliqué”.
Je ne pense pas que le Rwanda ou le Burundi
soient particulièrement simples ! »

- Pourquoi avoir démissionné ?

R. H. : J’ai démissionné peu après le début de la deuxième Intifada. La situation était pénible. Dans le conflit israélo-palestinien, toute intervention extérieure, même humanitaire, est susceptible être interprétée de part et d’autre. L’autre problème, c’était la déficience que je percevais de la part du CICR dans ce conflit : il semblait détaché de ce qui se passait et s’abritait derrière un paravent de neutralité, ce qui me paraissait inacceptable au vu des exigences humanitaires que l’on peut légitimement avoir quand on prétend défendre les conventions de Genève. Lors d’une conférence, l’autre jour, Michel Warschawski [figure de la dissidence israélienne, ndlr] démontait l’argument de la spécificité de ce conflit, qui dissuade souvent les prises de position trop fermes : il disait qu’il fallait cesser de trouver de bonnes excuses aux autorités israéliennes sous prétexte qu’il s’agit d’une situation tellement particulière ; non : l’armée israélienne est une armée comme toutes les armées du monde, et elle se bat contre un mouvement populaire de libération qui ressemble étrangement à celui qu’ont connu l’Algérie et beaucoup d’autres pays au moment de la décolonisation. Parler d’une spécificité qui tendrait à légitimer ou à cautionner ses agissements est un argument spécieux. Pour moi, cela n’a aucun sens de dire que le Moyen-Orient est spécifique et compliqué. Comme si, dans le reste du monde, tout était simple, limpide et allait de soi ! Je ne pense pas que le Rwanda ou le Burundi - même si je ne compare pas la situation des Palestiniens au génocide rwandais - soient particulièrement simples !

Je pense que là-dessus, les organisations internationales et humanitaires actives en Palestine sont souvent en porte-à-faux avec elles-mêmes. Les ONG sont vues, pour beaucoup, comme partisanes, et donc peu crédibles ; quant aux autres, les grandes, comme le CICR ou Amnesty International, qui essaient faire ce qu’elles ont à faire, elles sont attaquées systématiquement sur cet argument de la spécificité par la partie accusée de commettre des violations. Leurs représentants sont discrédités avant même d’avoir ouvert la bouche. Parce qu’ils viennent d’Occident, parce qu’ils sont européens, parce que pendant la deuxième guerre mondiale leurs ascendants ne sont pas intervenus pour protéger les juifs, tout ce qu’ils peuvent dire aujourd’hui sur ce qui se passe cinquante ans plus tard est mis en cause a priori, sans qu’on examine leurs arguments sur le fond. Le CICR est dans une position difficile, parce qu’il a joué, comme on sait, un rôle peu glorieux pendant la seconde guerre mondiale ; il n’a accepté que très tard de rendre ses archives publiques, et il en est ressorti que, visitant les camps nazis, un délégué avait osé dire que la soupe était bonne... Cela explique qu’aujourd’hui, face aux autorités israéliennes, le CICR marche sur des œufs. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne fait pas son travail ; mais il a très peu de pouvoir de convaincre.

- Les propos d’un délégué du Moyen-Orient avaient suscité la polémique, il y a quelque temps...

R. H. : Oui ; c’était l’été dernier [2001] - comme j’avais déjà démissionné, j’ai suivi ça de loin. Le chef de délégation à Tel Aviv, lors d’une conférence de presse internationale, a été poussé dans ses derniers retranchements par les journalistes, qui essayaient de lui faire dire ce qu’il ne voulait pas dire, à savoir que les agissements actuels des autorités israéliennes étaient des crimes de guerre. L’existence de colonies de peuplement dans les territoires occupés est en effet clairement une violation de la quatrième Convention de Genève ; pour autant, cela n’implique pas automatiquement la qualification de crime de guerre, car il y a plusieurs degrés de qualification. Une journaliste de la BBC en a donc déduit que l’existence des colonies était un crime de guerre, elle lui a posé la question, et, de guerre lasse, il a dit oui. C’est sorti le lendemain dans la presse comme s’il s’était levé pour en faire la déclaration fracassante, alors que ce n’est pas du tout comme ça que ça s’était passé ! Le président Bush lui-même s’est fendu d’une déclaration, et le président du CICR a désavoué son chef de délégation dans la presse suisse. Il a aussi écrit une lettre d’excuses à un membre du Congrès américain qui s’en était ému. Cela a été ressenti par la communauté arabe comme un désaveu très grave de ce qui avait été dit. Mais ces débats sur les termes ne changent rien aux faits.

Il est très difficile de parler de droit quand l’argumentation est systématiquement déboutée sur la base d’une mise en cause du tenant de l’argument lui-même : monsieur X, venant de tel pays, avec telle histoire, n’a pas voix au chapitre. Parce qu’on est palestinien ou arabe, on n’a pas voix au chapitre ; parce qu’on est européen, et que les Européens ont persécuté les juifs, on n’a pas voix au chapitre... Qui a voix au chapitre, alors ? Surtout que, lorsqu’un juif occidental se prononce, il est accusé d’être un traître, ou, comme on dit aux Etats-Unis, un self hating Jew : tous ceux qui prennent position pour le droit sont accusés par les extrémistes d’être des juifs qui détestent leur propre identité.

- Michel Warschawski dit qu’il entend beaucoup plus ce genre d’accusation en France qu’en Israël, où on le traite plutôt d’« Arab lover »...

R. H. : En effet. Il est difficile de lui contester son identité israélienne ! Mais si on lit quotidiennement la presse israélienne, on se rend compte que toutes les voix s’y expriment, y compris des voix très critiques, beaucoup plus que dans la presse américaine. Les Américains se voient comme les défenseurs de la petite minorité opprimée du Moyen-Orient. Certains journaux juifs américains, comme le magazine new-yorkais Forward [qui accueille dans ses colonnes le dessinateur Art Spiegelman, transfuge du New Yorker où sa série sur l’après-11 septembre avait été refusée, ndlr], sont beaucoup plus critiques que la presse américaine non affiliée à une religion. On trouve une voix critique à l’intérieur, alors qu’à l’extérieur, il y a un phénomène de loyauté poussée à l’extrême envers ceux qui sont perçus uniquement comme les victimes du terrorisme, comme des gens qui sont en danger perpétuel, et qu’on ne peut donc pas se permettre de critiquer...

- En Occident, le fait que les sociétés arabes ne vivent pas en démocratie, ou le fait qu’elles soient encore fortement machistes, est souvent « essentialisé » aujourd’hui, et utilisé pour nourrir des discours racistes. Qu’en pensez-vous ?

R. H. : A-t-on les dirigeants que l’on mérite ? C’est une vaste question... qu’il ne serait pas inintéressant de se poser en France aujourd’hui [rires ; nous parlons au lendemain de l’élection présidentielle] ! Il est vrai que le discours sur les droits de l’homme, la démocratie, les droits de la femme, monopolisé par l’Occident, même lorsqu’il est motivé par les meilleures intentions, est souvent perçu dans le monde arabe comme un cheval de Troie néocolonialiste. Toute une classe d’intellectuels, de libres penseurs, de gens sur qui on pouvait fonder beaucoup d’espoirs pour qu’ils contribuent au changement après la décolonisation, n’ont jamais vraiment eu de chance de se prononcer : les gouvernements ne les ont pas intégrés dans les processus de prise de décision, et le système éducatif est resté largement aux mains de nationalistes, pro-arabes au sens très chauvin du mot. Du coup, le fait de critiquer les excès de certains gouvernements, les violations des droits fondamentaux des individus, le manque de démocratie, est souvent perçu comme une espèce de trahison des clercs locaux au profit de l’Occident.

« On me demande souvent :
Tu as vécu toutes ces années
dans le monde arabe ?
Mais tu n’avais pas peur ?...

Et en Egypte, quand je pars
en voyage aux Etats-Unis,
mes amis me disent :
Surtout, fais bien attention à toi !” »

Après une décolonisation plus ou moins douloureuse selon les pays, après l’échec du panarabisme, on a vu émerger des mouvements de protestation de nature religieuse qui ont fait peur à l’Occident, car ils représentaient le tout autre, l’inconnu. La révolution iranienne, en outre, était très nettement anti-occidentale dans ses discours... Tout cela a abouti à créer en Occident une perception timorée de tout ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée, ou au Moyen-Orient. Et ce que je voudrais dire, c’est que je suis très déçu et choqué, rentrant en Europe après vingt-cinq ans passés dans le monde arabe, de constater une telle régression. On me demande souvent : « Tu as vécu toutes ces années dans le monde arabe ? Mais tu n’avais pas peur ? Tu n’étais pas inquiet pour ta sécurité ? » Des gens instruits, pourtant ! Ce qui est drôle, c’est qu’en Egypte, quand je pars en voyage aux Etats-Unis, mes amis me disent d’un air effrayé : « Surtout, fais bien attention à toi ! » Pour eux, les Etats-Unis sont un vaste coupe-gorge... Enfin, bref. En Occident, ce discours-là est le résultat d’une perception nouvelle. Avant même le 11 septembre 2001, on s’est mis à concevoir le monde arabo-musulman comme le radicalement autre, l’inconnu, celui avec qui on est dans des positions irréconciliables... Comme si on avait oublié qu’on a vécu si longtemps en relation. Tant de Français ont vécu au Maroc, en Algérie, et en gardent un souvenir ému, celui d’une vie chaleureuse, agréable !

- Ils en gardent de la nostalgie, mais de la rancune, aussi, parce qu’ils ont dû partir...

R. H. : Oui, probablement... Mais, du fait qu’il existe dans le monde arabe une revendication identitaire, un repli au nom de l’islam, on fait l’amalgame, on croit qu’il s’agit d’un repli identitaire global, qui concerne l’ensemble de la société. Comme si toute la société était comme ça, voulait imposer des formes rituelles, le voile, la séparation des sexes... La réalité est complètement différente. Ces sociétés vivent une vie complètement différente ! Il suffit de voyager pour voir que le monde arabe a évolué, lui aussi. Il a eu une évolution historique particulière, mais les gens ne sont pas non plus restés au XVIIIe siècle ! Aujourd’hui, les jeunes Palestiniens de Ramallah sont tous branchés sur Internet, en contact avec le monde. Et nous, on s’imagine que toutes les femmes sont voilées, n’ont pas voix chapitre, subissent des mariages arrangés... Evidemment, ces situations existent, mais de là à croire qu’elles sont la norme...! C’est comme si on parlait d’Eugénie Grandet comme du modèle de la jeune Française d’aujourd’hui ! Eugénie Grandet n’est pas le modèle de la jeune Française actuelle, et l’Aziyadé de Pierre Loti n’est pas le modèle de la jeune Arabe !

« Aujourd’hui,
nous parlons des Arabes
ou des musulmans
comme nos grands-parents
parlaient des juifs »

Concevoir ces gens comme radicalement différents et autres, comme des peuples incompréhensibles, quand on ne veut pas dire demeurés ou retardés, est une attitude barbare. Pourquoi a-t-on tellement de mal à s’identifier à l’autre, à se rendre compte qu’il est comme nous, sous des formes culturelles différentes, qu’il faut comprendre ? Tous les êtres humains sont des êtres humains ! S’imaginer par exemple que les mères palestiniennes n’aiment pas leurs enfants, c’est odieux. J’ai vécu toute ma vie d’adulte dans le monde arabe, et les gens y posent les mêmes questions que partout ailleurs : est-ce que je suis heureux ? Est-ce que je suis amoureux, est-ce que je vais me marier ?... C’est exactement la même chose ! Dresser une barrière identitaire qui nous sépare, c’est la racine du racisme, du chauvinisme. Contre cela, je me battrai toujours. Il m’arrive d’entendre dire, en substance : « Les Arabes, ils sont infréquentables, mais j’ai quand même de très bons amis arabes. » C’est très grave d’en arriver là. Ce sont les mêmes ressorts que ceux des discours antisémites autrefois : on disait un tas de choses très graves contre « les juifs », mais on avait quand même tous un ou deux copains juifs qui étaient acceptables... Aujourd’hui, nous parlons des Arabes ou des musulmans comme nos grands-parents parlaient des juifs. Si on n’est pas capable de s’en rendre compte, c’est terrible. Au Liban, pendant la guerre, les gens disaient : « Tu connais Untel ? Il est chrétien, mais il est sympa... » ; ou : « Il est musulman, mais il est sympa... » Comment peut-on parler ainsi ? Etre sympathique ou antipathique ne dépend pas du fait d’être chrétien ou musulman !

Ce respect de l’humanité de l’autre est essentiel pour moi. La dernière fois que j’ai donné une conférence sur le conflit israélo-palestinien aux Etats-Unis, à l’université de Saint-Paul, je croyais m’adresser à un auditoire constitué uniquement d’Américains moyens. A la fin de mon intervention, j’ai vu s’avancer vers moi un grand type costaud, avec blouson et casquette : le rugbyman américain typique. Il m’a dit : « J’ai apprécié ce que vous avez dit. C’était critique, analytique... J’ai aussi apprécié la façon dont vous l’avez dit. Je suis parachutiste dans l’armée israélienne. » On a discuté... Et puis un autre auditeur est venu me parler : c’était un chrétien palestinien de Jérusalem, apparemment installé depuis longtemps aux Etats-Unis. Il m’a dit : « Je ne suis pas forcément d’accord avec tout ce que vous avez dit, mais j’ai apprécié vos propos, car ils étaient équilibrés. » Voilà ce que je veux : fournir une substance qui permette la discussion. Mais je ne veux rien dire qui contribue à biaiser le débat ou à le rendre impossible. Je ne suis pas prêt à dire quoi que ce soit que je ne puisse pas dire en regardant dans le fond des yeux un Palestinien et un Israélien en même temps. Se rendre sympathique par un militantisme au rabais, dire aux copains : « Moi, je suis avec vous contre les autres qui sont les méchants », je crois que cela ne mène à rien. On veut tous faire ça à un moment dans la vie, c’est peut être nécessaire, beaucoup le font, mais je crois que prendre parti de manière agressive ne fait pas avancer les choses.

« Je ne suis pas prêt
à dire quoi que ce soit
que je ne puisse pas dire
en regardant dans le fond des yeux
un Palestinien et un Israélien
en même temps »

Dans ce conflit, je suis pour la justice. Je crois que si l’une des parties se considère comme lésée sans aucun espoir de changement, cela amène fatalement à des politiques gravissimes, comme celle du recours aux attentats-suicides, qui ne peut sous aucun prétexte être cautionnée ou légitimée, mais qui n’est pas survenue par hasard. Ça ne la justifie pas, mais elle est survenue parce que, quand on pousse les gens au désespoir, ils utilisent des moyens désespérés : c’est tout. La responsabilité internationale est engagée, une responsabilité morale, car on ne peut pas compter sur le fait que la partie faible, la partie victime, consente à être victime ad vitam aeternam. Toute une accumulation de frustrations doit absolument être prise en compte : pourquoi les Arabes israéliens n’ont-ils pas le droit de s’appeler Palestiniens ? Pourquoi les priver de leur identité ? Comment espérer la paix tant qu’il y a des colonies ?... On passe à côté de l’essentiel quand on parle uniquement en termes de sécurité et d’intérêts militaires. Je prends donc parti pour la justice, mais je ne me permettrai jamais de tenir des propos qui pourraient être considérés comme insultants par l’une ou l’autre des parties.

- Mais vous pouvez aussi dire quelque chose qui vous apparaît comme une vérité élémentaire et qui sera pris par votre interlocuteur comme une insulte...

R. H. : Oui, sans doute. Cependant, si je dis à un Israélien que les colonies de peuplement sont injustes et contraires à la loi internationale, s’il est honnête intellectuellement, il peut me répondre qu’il n’est pas d’accord, qu’il trouve que j’ai tort, mais il ne peut pas me dire que mes propos sont faux...

- Quel exemple donneriez-vous de discours ou d’attitudes qui « contribuent à biaiser le débat », comme vous dites ?

R. H. : Je n’ai pas marché, par exemple, avec les manifestations de ces dernières semaines à Paris [manifestations de soutien au peuple palestinien, printemps 2002]. Le fait qu’il y ait eu des débordements, des slogans antijuifs, même marginaux, est inacceptable pour moi.

- Vous dites que le plus important, aujourd’hui, c’est de mieux expliquer le monde arabe à l’opinion publique américaine...

R. H. : Je suis très inquiet du fait que les extrémistes chrétiens aux Etats-Unis soient aveuglément derrière les extrémistes israéliens - et non pas derrière les Israéliens en tant que tels. Comment peut-on se réclamer d’une religion qui prêche l’amour du prochain, et soutenir en même temps un système qui cause la mort et la destruction ? C’est un mystère pour moi. Le soutien américain aux extrémistes israéliens relève soit d’une idéologie inacceptable, soit de l’ignorance, et il faut absolument combattre cette ignorance.

- L’intellectuel américano-palestinien Edward Saïd écrivait récemment qu’il fallait envoyer aux Etats-Unis des personnalités palestiniennes brillantes comme Hanane Ashrawi ou Leïla Shahid, afin qu’elles expliquent la situation des Palestiniens au public américain...

R. H. : Je suis d’accord avec lui. C’est à cela que j’aimerais me consacrer désormais. Il se trouve qu’en ce moment, avec l’Intifada, on a une situation très grave en Palestine ; mais, plus fondamentalement, je voudrais travailler au dialogue des cultures. En Europe, on était plus ouvert au contact avec la culture musulmane dans les années 70-80, à l’époque de Jacques Berque, dont la contribution à cet égard a été remarquable, qu’on ne l’est maintenant. En rentrant en France aujourd’hui, je constate que, malgré une plus forte visibilité de la culture arabe - je me rappelle encore l’époque où on ne pouvait pas écouter de musique arabe ailleurs que dans les foyers Sonacotra -, les portes se sont refermées, pas ouvertes. La présence arabe est plus forte, mais elle est aussi plus ghettoïsée. Et ça, c’est inquiétant.

Propos recueillis
par Mona Chollet

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Racisme
Israël / Palestine
Périphéries, avril 2003
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