Périphéries

Une nouvelle inédite de Frédéric Barbe

Rien de ce qui se passe dans le ciel ne nous est étranger

Frédéric Barbe anime la maison d’édition nantaise La rue Blanche. Il est notamment l’auteur de La madone algérienne, aux éditions L’Escarbille, collection Feux Follets (dans toutes les bonnes librairies), et de Papa Mambo, un conte de Noël publié en 2000 dans Périphéries.

1

Les vieux dictionnaires aux tranches fatiguées ignorent tout du sniper et l’on sent bien, de toutes les façons, que les définitions usuelles seraient impuissantes à décrire le personnage. Rôdeur discret des vieilles et grandes déflagrations du siècle vingt, le sniper s’est vraiment fait connaître à Beyrouth. Il s’est perfectionné à Sarajevo. Il travaille dans les Territoires. Il est cet anonyme mandataire du meurtre comme spectacle de rue. Sa gloire est d’être demeuré un artisan dans le monde de la mort de masse. Un artisan que la machine de mort a fait rouage pour les télévisions du monde entier.

Dans d’autres parties de l’univers, on massacre par paquets, dix, vingt, cent, cinq cents mille et plus encore au hasard des opportunités du meurtre de groupe. Le sniper, lui, est un économe de la mort. Il ne s’agit pas tant de la donner - on n’obtient rien sans effort - que de la produire comme une qualité de l’air que les gens respirent dans la lunette de visée. Les écoles pour devenir sniper n’existent pas vraiment, en tout cas, nous ne les connaissons pas. Sans doute s’agit-il essentiellement d’une cooptation, d’un contrat entre le maître sniper et son apprenti, conforme aux règles de la corporation, elles-mêmes identiques à travers tout l’Empire. Le sniper éprouve le côté obscur de la force.

Le lieu est frontière, barrière, point d’appui, sommité, soupirail, ruines, bunker. Le temps est agité, médiéval, incertain, cassant, brutal, irrégulier, affolé, silencieux. La raison est opérante, hiérarchique, fraternelle, forcenée, psychiatrique, commode et l’arme précise, propre, ludique, appropriée, confidente, discrète, effacée. La cible est molle, rapide, courte, grande, âgée, chargée, sûre d’elle, peureuse et morte déjà. Dernier vivant des no man’s lands, arpenteur des géographies poreuses, le sniper s’endort dans la maison du garde-frontière. Il est heureux et il pense à son avenir.

2

Le Jourdain est un fleuve aux caractéristiques étonnantes. Il est tout à la fois possible de le traverser en marchant dessus et généralement impossible de le traverser à cause d’un solide différend historique qui en rend les abords peu sûrs. Le Jourdain, qui coule du nord au sud, des confins syriens et libanais jusqu’au déversoir de la Mer Morte, est un fleuve sérieux et utilitaire au nord, mais il n’est plus qu’un ruisseau de seconde zone, saumâtre et malvenu lorsqu’il arrive dans les Territoires. La Mer Morte, après avoir perdu cinquante mètres de son épaisseur d’eau en cinq guerres successives, serait prête, dit-on, à mourir une nouvelle fois et à disparaître totalement et définitivement de la surface de cette planète. Jésus lui-même serait certainement étonné par cet état des lieux lamentable qu’il trouverait ici-bas s’il venait à rentrer au pays. Peut-être ajouterait-il à l’adresse des gens qui ne manqueraient pas d’aller à sa rencontre le long du bas Jourdain :
Mes amis, la crucifixion peut prendre de multiples formes.
Mais Jésus ne reviendra pas, il est mort, on l’a enterré et il s’est sauvé. C’est une affaire classée et pourtant les miracles existent parfois. C’est exactement ce qu’était en train de se dire Lamia Chali en constatant que l’eau sortait par saccades puissantes du robinet de sa cuisine. Il était midi et l’eau courante, à cette heure là dans ce quartier populaire du camp au nord de Gaza, constituait indéniablement un miracle pour lequel il faudrait louer le Seigneur, sous toutes ses formes et sans retard. Lamia Chali se pressa à la petite fenêtre de sa cuisine et se mit à crier pour prévenir ses voisines.
- L’eau, l’eau ! L’eau est revenue !
Une autre femme lui répondit au bout de quelques instants. « Fatiguée », comme Lamia avait l’habitude de l’appeler, jalousait les mères de famille les plus jeunes du voisinage et la vieillesse avait préservé comme un trésor sa voix puissante qui transperçait avec facilité les murs des petites maisons vite poussées et tassées les unes contre les autres au fond de la ruelle.
- Tu te moques, Lamia ! Seule la nuit est propice à la venue de l’eau ! C’est cette nuit qu’il te faudra te lever !
- Ouvrez donc les robinets !
Lamia s’était retournée à nouveau et observait avec fascination les saccades de l’eau de la ville de Gaza qui venait frapper de toutes ses forces l’évier galvanisé.
- Retourne à ta cuisine et ne nous fais plus rêver, malheureuse, comme si nous n’avions rien d’autre pour nous tourmenter !
« Fatiguée » claqua dans ses mains pour marquer sa désapprobation.
L’instant d’après, le bruit autour de Lamia avait disparu et elle crut entendre le lointain écho de la voix de la vieille femme qui s’enfuyait entre les murs de la ruelle. Le bruit des vagues peut-être au loin, pensa-t-elle un instant. Il ne s’agissait que des femmes du quartier qui s’étaient tues et qui tournaient toutes au même instant le robinet de leur cuisine afin de savoir qui de « Fatiguée » ou de Lamia avait perdu la tête en ce nouveau jour de vie à Gaza. Lamia se tenait à sa fenêtre et attendait. Le temps, comme souvent en Palestine, avait soudain pris des libertés avec l’horloge. Elle se demanda :
- Est-ce que je suis en train de devenir folle ? Qu’est-ce que j’ai raconté ? Si elle avait rêvé, si elle avait simplement rêvé de l’eau, de ce robinet puissant et solide, de ce tumulte blanc, les voisines sauraient se moquer d’elle et son mari ne serait pas content en rentrant. Il s’inquiéterait pour la réputation de la famille dans le quartier et la disputerait. Ils avaient assez de difficultés comme cela.
- Lamia a raison, l’eau coule ici comme au pied d’un château d’eau ! L’eau est revenue ! C’est un miracle ! Une rivière !
Ce qu’elle entendit la rassura, Lamia ferma les yeux et glissa le long du mur. Ses idées étaient devenues liquides et bleutées. Elle s’évanouit et tomba lourdement sur le sol. L’eau était revenue.

3

C’est « Fatiguée » qui commentait la scène et questionnait à bonne distance, tandis que des femmes attentives l’empêchaient d’approcher la jeune femme allongée par terre, qui reprenait peu à peu ses esprits.
- Lamia, ma petite, ça va mieux ? Alors, toi, tu nous donnes de l’émotion, tu peux le dire ! D’abord l’eau qui revient, ensuite toi qui pars ! C’est incroyable.
D’un geste de la main sans équivoque, la voisine immédiate de Lamia Chali interrompit « Fatiguée » et s’adressa directement à la jeune femme.
- Comment tu as su ?
- Su quoi ? demanda Lamia d’une voix pâteuse.
- Pour l’eau ! Mais reprends tes esprits, bon sang ! Tout le quartier a de l’eau, de l’eau potable, de l’eau transparente en pleine journée !
Lamia se redressa un peu.
- Je ne sais pas. Le robinet de la cuisine n’était pas bien fermé et la force de l’eau l’a fait jaillir sous mes yeux. D’un seul coup...
- Dieu soit loué, tu ne t’es pas fait mal en tombant ! C’est un miracle, et toi, ma fille, tu nous as annoncé un tout autre miracle. Tu sais comment on appelle les gens qui font ça ?
Lamia cligna des yeux et lui répondit avec lenteur.
- Doucement, Fatma, je me réveille à l’instant. J’ai l’impression d’avoir dormi toute une année et je n’ai pas l’esprit très clair.
L’autre femme lui caressa la joue, elle lui sourit et affirma que le phénomène semblait bien établi.
- Tu ne fais que confirmer tout ce qui s’est passé, tu étais en songe, et l’eau, par ton songe, est venue couler dans ton évier. Tu as la force divine avec toi, Lamia ... Tu es une sainte !
- Qu’est-ce que tu racontes, je suis une mère de famille sans enfant dans la dèche...
- Une sainte, je te dis, affirma encore Fatma, que l’on disait versée en religion officielle et surtout non officielle, œcuménique, populaire et hétérodoxe, une sainte descendue dans le quartier pour annoncer la venue des temps meilleurs.
Une des voisines, agenouillée à proximité de Lamia, se mit à la féliciter d’une autre manière.
- C’est ton mari qui va être content, Lamia. Il a épousé une sainte sans le savoir, c’est un cadeau de Dieu. Tu as de la chance, et lui aussi !
Elles éclatèrent de rire, et Lamia aussi, avec tant de bonheur et d’incompréhension mêlés, que les larmes lui vinrent aux yeux. Fatma se leva avec solennité et s’adressa à travers Lamia à toute l’assemblée des femmes de la rue entassées dans cette petite cuisine.
- Lamia, ma sainte voisine, je vais revenir, mais je dois aller porter la bonne nouvelle aux habitants des autres rues du quartier et des autres quartiers de la ville. Ici vit la sainte qui fait venir l’eau dans les maisons comme dans ses yeux. Personne ne comprendrait que nous gardions la nouvelle pour nous. Porte-toi bien, Lamia, et que Dieu soit avec toi !
- Que Dieu t’accompagne, Fatma, répondirent en chœur les femmes présentes à côté de la sainte, va porter la bonne nouvelle et nous fêterons bientôt ton retour.
Lorsque Fatma eut disparu de la pièce, une voisine s’approcha de Lamia et prit la place qu’avait occupé Fatma. Elle chuchota, troublée.
- Ma voisine, ce n’est pas Dieu qui commande les vannes du service d’eau !
Lamia ne put que qu’opiner avec bon sens.
- Ah, ben, non, ça c’est sûr, ce n’est pas Dieu, c’est les officiers de l’armée d’occupation.
L’autre continua.
- Ton mari ne travaille-t-il pas près du réservoir ?
- Si. Il saura si quelque chose s’est passé.
- Alors allons le voir, tu nous emmènes ?
- Maintenant ?
Les femmes hochèrent la tête. Maintenant. Sans attendre. Les miracles sont si fugaces, insaisissables. Dieu ne passe jamais deux fois les plats et il faut se servir quand c’est le bon moment. Après, il est trop tard. Dieu est un impatient.
- Les enfants ? demanda encore Lamia.
- Ils jouent avec l’eau dehors, ils viendront avec nous.
C’est certain. Sans poser de questions. Aller à la source, se baigner, nager, plonger. Quelques enfants espiègles espionnaient par la fenêtre. Ils se mirent à courir dans la ruelle en criant des phrases incompréhensibles par toute personne qui ne comprendrait pas immédiatement le langage de l’eau.
Lamia se leva enfin.
- Je vous emmène. Je vais vous conduire à la coopérative.

4

Dans les Territoires, le sniper sait qu’un enfant, passé douze ans, n’est plus un enfant, mais un impact possible. L’administration militaire aide en conséquence le sniper à calculer l’âge de l’enfant à cinq cents mètres de distance, avec des gabarits en carton peint. Un appeau réglementaire permet aussi d’amener l’enfant à se rapprocher pour que le sniper puisse apprécier plus sereinement son état civil. Tout cela n’est pas aussi simple que vous le croyez, car beaucoup d’enfants de plus de douze ans aimeraient faire croire au sniper qu’ils en ont, en réalité, moins de douze. C’est presque un jeu, vous l’avez entendu dire, les enfants ont là-bas un goût pour la mort qu’ils partagent avec leur ami, le sniper.
Il n’est pas facile de décrire, ni même de comprendre cela lorsque l’on n’a jamais mis en joue une cible vivante et naïve à cinq cents mètres de distance. Le tir au ballon à la foire n’est qu’un ersatz très insatisfaisant et ne saurait restituer toute la palette des sensations du sniper. Car le sniper, il faut le savoir, met tout son cœur à l’ouvrage. Il cesse de penser pour faire la mauvaise machine à tuer. Rien ne pourra l’arrêter une fois qu’il aura décidé d’exécuter le travail qui lui a été confié.
- Tu y vois quelque chose ?
- Impossible de travailler avec un temps pareil. On nous a fait venir pour rien.
Les deux hommes relevèrent les canons de leurs fusils, puis posèrent délicatement leurs armes dans leurs étuis. L’un d’eux s’essuya les mains sur ses cuisses.
- Elles sont moites.
L’autre saisit sa gourde.
- Tu veux dire qu’on pisse la sueur par tous les pores ! Je n’ai jamais vu un temps pareil par ici.
- Ce n’est pas bon pour les asthmatiques.
- Tu es asthmatique ?
- Non, c’était pour dire. Il y a trop d’humidité dans l’air. L’hygrométrie n’est conforme ni à la saison, ni au lieu. Ça va finir par péter.
- Oui, mais alors ce sera bon pour les jardins.
- En attendant, on risque pas de travailler correctement avec un air aussi trouble et aussi fugace.
Attention, ça recommence...
En quelques secondes, ils avaient repris leurs armes et se tenaient prêts à tirer. La voix de l’officier continuait à grésiller dans la radio posée à leurs côtés.
Ils arrivent...
- Je vois rien, marmonna l’un des deux snipers. Foutu métier, foutu temps !
- Ne t’énerve pas, lui répondit le deuxième homme. Ils vont se rapprocher, regarde comme l’atmosphère les fait trembler. Ils ont une sacrée trouille, oui, une sacrée trouille...
Sur la gauche, près du mur, quand vous voulez...
La voix de l’officier de liaison, noyée de parasites, les libéra de toute la tension contenue dans l’atmosphère proche-orientale. Ils avaient carte blanche. Ils accrochèrent ensemble le garçon de plus de douze ans qui courait le long du mur extérieur de la colonie assiégée.
- C’est à moi, ce coup-ci.
- Pas de chance, frère, il pleut !
En une fraction de seconde, la visibilité devint quasi nulle et la colonie ne fut plus qu’une île dans l’océan de la pluie, une arche. L’enfant avait disparu des mires. Il goûtait la pluie qui tombait sur les gens du quartier et recouvrirait bientôt la ville entière.

5

Les femmes avaient resserré leur voile et marchaient maintenant groupées autour de Lamia, qui, seule, connaissait le chemin jusqu’à la coopérative où son mari travaillait comme agronome. Il fallait marcher quelques kilomètres en direction de la frontière de 1948 et s’arrêter lorsqu’on apercevait les plantations de la colonie, elle-même adossée à la frontière. La coopérative se trouvait là, encastrée entre la mer, les camps et les colons. Le père de Lamia avait travaillé autrefois à construire les maisons des colons à Dugit et Ele Sinai, quand ils habitaient à proximité. Papa était mort, puis les maisons avaient été rasées par l’armée après les premiers attentats contre les colons. Le reste de la famille avait rejoint les quartiers récents de Gaza. La bande de Gaza était si petite - quarante kilomètres sur cinq - qu’elle ressemblait à une île, un îlot asséché et assoiffé dont Lamia avait toujours pensé qu’elle ne sortirait jamais.
- Bon, alors, ce songe, tu nous le racontes ?
- Quel songe, c’est vous qui avez rêvé !
- Allez, raconte donc, on est tes amies, tes voisines, ne fais pas la fière ! Il ne plairait pas à Dieu que tu gardes cela pour toi.
Elles touchaient régulièrement Lamia comme pour s’assurer que, toute sainte qu’elle était, aucun processus atomique extraordinaire n’était en train de modifier la forme humaine de leur jeune voisine. Lamia Chali soufflait comme une bête fatiguée, rétive aux questions pesantes qui s’abattaient sur elle. En traversant le quartier, les femmes avaient pu observer ensemble que l’eau était bien arrivée partout, qu’elle avait envahi les maisons et qu’elle faisait le spectacle sur les places. Les enfants livraient bataille pour le contrôle des bornes et des fontaines publiques. Toutes sortes de récipients et de méthodes étaient utilisés. Plusieurs fois, les femmes furent copieusement aspergées. En quittant la périphérie du quartier, où l’urbanisme « officiel » se relâchait par bouffées de pauvreté monumentale, elles aperçurent au loin un hélicoptère qui survolait le point de passage d’Erez. Lamia leur fit quitter la route principale pour éviter un convoi de véhicules militaires en provenance de la colonie la plus proche et qui semblait descendre vers le centre de Gaza. Elle décida de bifurquer, elles longeraient plutôt la plage.
- Alors, ce songe ? Il te faut l’autorisation de ton mari pour nous le raconter ?
Elles éclatèrent de rire. Lamia chercha à rassembler ses idées.
- Il ne va pas vous plaire.
- Et pourquoi donc ?
- Mais parce que vous n’allez pas aimer cela du tout !
Le grondement interrompit la conversation et toutes les femmes portèrent leurs yeux de Lamia aux nuées, des nuées à Lamia. Les nuages s’étaient développés en d’épaisses colonnes noirâtres qui obscurcissaient maintenant une grande partie de l’horizon. Elles la regardèrent avec insistance.
- Tu sais, Lamia. Tu dois nous le dire.
- Il va pleuvoir...
- Arrête de te moquer de nous, tu es notre guide, notre sainte. Toute folle qu’elle est, Fatma a accès aux vérités qui souvent nous échappent. Fatma sait bien que tu as quelque chose à nous dire, à nous faire partager. Quelques gouttes tombèrent à cet instant, discontinues, isolées, galop d’essai des condensations monstrueuses qui travaillaient au-dessus de leurs têtes. Lamia céda enfin et demanda aux femmes de s’asseoir autour d’elle, éloignant les enfants vers une laisse de déchets amenés par la mer qu’elle leur demanda d’aller explorer.
- Bon, ça va être rapide. J’ai rêvé que j’accouchais dans l’eau. Vous êtes contentes ?
- Dans l’eau ? Comment cela dans l’eau ?
- Vous voyez, cela ne vous plaît pas, s’énerva Lamia.
- Explique donc au lieu de te fâcher !
- Dans l’eau, cela veut dire, dans l’eau. J’attendais mon bébé dans l’eau, une eau claire et transparente. Quand le bébé est arrivé, j’ai su que c’était une fille et elle parlait déjà. Elle m’a dit qu’elle s’appelait Jaffra, qu’elle était heureuse que je sois sa maman et puis vous m’avez réveillée à ce moment-là.
Ses voisines la regardaient bouche bée. Lamia en conçut une certaine gêne. L’une d’elles approcha les mains de sa bouche et lui envoya un baiser par les airs. Les autres l’imitèrent.
- Mais alors tu es enceinte !
- Fatma avait raison, je te l’avais dit. Tu as reçu la grâce de Dieu et tu donneras naissance à une fille de l’eau !
Puis elles se turent, chacune d’elles se remémorant ses précédents accouchements et essayant d’imaginer ce qu’il en serait d’accoucher dans l’eau. Elles se surprirent à prononcer ensemble la même phrase.
- Nous accoucherons dans l’eau avec toi, Lamia et, à l’avenir, nos filles seront toutes des filles de l’eau.
Ce ne serait que justice pour ces femmes qui détenaient, depuis de nombreuses années, le record du monde de l’indice conjoncturel de fécondité. Les enfants revinrent du bas de la plage tout excités, se disputant un vieux parapluie cassé.

6

Les services de prévision météorologiques de l’Autorité palestinienne annoncent plus souvent des chutes de pierres ou des ciels d’hélicoptères qu’ils ne préviennent efficacement la population locale des pluies à venir, pour permettre ainsi de s’habiller le matin en fonction du temps prévu pour la journée. Leur compétence ne saurait être mise en cause, ni même la faiblesse de leurs moyens de recherche. Au contraire, le renforcement de la coopération avec les services de la météorologie nationale norvégienne a abouti à cette curieuse extension de leur champ d’activités et justifie la devise qui orne le fronton du bâtiment de la météorologie palestinienne de Ramallah.
Rien de ce qui se passe dans le ciel ne nous est étranger.
Pourtant, ce qu’aperçut Mahmoud Hosseini, ce jour là, sur son écran d’ordinateur, n’avait rien à voir avec les ballons-sondes, les dépressions scandinaves et toute la quincaillerie affriolante de Météosat. L’énorme tache noire qui obstruait la carte du Proche-Orient ne correspondait à rien de connu, à tel point que Mahmoud Hosseini crut un instant que son écran de fabrication asiatique était en train de rendre l’âme. Quelques clics sur l’Internet l’assurèrent qu’il n’en était rien.
Bientôt, la tache noire se fit plus compacte à mesure que le temps continuait de s’écouler dans le bureau de Mahmoud. C’est dans cet état second provoqué par la fatigue, l’humidité de l’air et l’inquiétude que le météorologue entendit le téléphone sonner et son collègue bégayer dans un anglo-américain international qu’il maîtrisait pourtant d’habitude avec facilité. Il comprit que les interlocuteurs au bout du fil étaient les spécialistes du Centre européen de prévision du temps et il tenta, désespérément, d’interpréter les propos équivoques de son collègue.
Lorsque le combiné tomba sur le sol, le grondement extérieur ne réussit pas à couvrir le hurlement qui traversa soudain les bureaux de la météorologie de Ramallah. L’homme effrayé espérait ainsi avoir prévenu toute la Palestine d’un seul cri, guttural et désespéré.
ETAT D’ALERTE MAXIMUM !
RISQUES D’INONDATIONS TORRENTIELLES SUR TOUT LE TERRITOIRE !
EVACUATION DES ZONES EXPOSEES !
Mahmoud Hosseini n’avait pas bougé. Comme pétrifié, il regardait son collègue et ami, décomposé, qui semblait lui tendre un miroir. Ainsi, aucun des deux ne pouvait ignorer la peur et l’impuissance de l’autre. Ils savaient qu’il n’existait dans les Territoires aucun plan d’exposition aux risques majeurs, aucun dispositif permettant d’évacuer et de protéger les populations civiles des rigueurs du mauvais temps. Un silence se fit, laissant le tonnerre entrer dans chacune des maisons de Ramallah et en emplir de bruit et de fureur chaque centimètre cube.
- Mahmoud, appelle le Raïs, appelle l’Autorité, il faut envoyer la police faire évacuer les habitants des vallées et des bas-fonds, les emmener sur les plus hautes collines, à l’abri de la montée des eaux. Je tente ma chance avec la voiture de service. Je t’appelle dès que j’ai du nouveau. Fais vite et bien, Mahmoud, nous sommes les premiers à avoir compris.

7

Les deux jeunes activistes de l’organisation de fabrication des kamikazes furent surpris d’apercevoir au loin ce groupe de femmes et d’enfants, courant sous la pluie battante, le long du petit chemin côtier. Eux-mêmes roulaient précautionneusement et les rattraperaient rapidement. Désireux de rejoindre la route qui reliait la colonie voisine au point de passage d’Erez, les deux jeunes gens empruntaient ce qu’il est convenu d’appeler, dans d’autres parties du monde, le chemin des écoliers. Leur voiture était bourrée d’explosifs et ils projetaient de la précipiter sur le premier objectif qu’ils trouveraient sur leur chemin. Ils s’étaient attelés à ce transport de matières dangereuses, ouvriers intérimaires de la mort en service commandé pour, disaient-ils, Dieu et la nation arabe. Libérer Jérusalem. Ils avaient en songe des images rouges et brunes, carcasses brûlées de bus et fragments corporels disséminés qui emplissaient la petite route menant au paradis des obsédés de la mort par explosion.
Toute cette opération avait été bien compliquée à mener, songeaient-ils encore, et ils n’avaient réussi à récupérer la voiture qu’au prix des plus grandes difficultés. Son propriétaire n’ayant pas souhaité s’en séparer aux conditions proposées par l’organisation de fabrication des kamikazes, ils avaient dû user de persuasion, dans une approche plus physique que strictement religieuse ou idéologique.
Certes, la voiture ne pouvait atteindre des vitesses excessives, à cause tout à la fois de sa vétusté et de son contenu, mais c’était un véhicule à moteur et il ferait bien l’affaire. Tandis qu’ils dépassaient les femmes et leurs enfants courant sous la pluie battante, ils prirent conscience graduellement que la voiture perdait de la vitesse. Les femmes restaient à leur hauteur.
- A-t-on jamais vu des femmes courir aussi vite qu’une voiture, demanda l’un deux.
- Les femmes palestiniennes sont parmi les plus robustes au monde, lui répondit le conducteur, un garçon de Jabaliya prénommé Hisham. En Palestine, tout est possible ! Si Dieu le veut !
Mais, non, ce n’était pas possible. Les femmes couraient maintenant plus vite que la voiture ! Elles-mêmes en semblaient étonnées. En vérité, elles l’étaient moins que les deux terroristes motorisés, car elles savaient parfaitement que la sainteté de Lamia donnait des ailes à tout le groupe. Hisham eut une illumination d’origine mécanique et absolument non divine, lorsqu’il comprit que la pédale d’accélérateur ne commandait plus rien et que le moteur avait cessé d’émettre quelque bruit que ce soit. C’était l’orage qui tambourinait sur leur voiture maintenant totalement à l’arrêt.
- Izzedine, on n’avance plus !
- La pluie sans doute, l’humidité, le moteur doit être noyé. C’est vraiment une voiture de merde qu’il nous a fourguée.
- Une voiture de mécréant, une voiture de mauvais musulman !
Hisham se rendit compte le premier que les femmes entouraient la voiture, leurs visages humides collés aux vitres, au milieu des voiles mouillés et ceux des enfants, épatés sur le pare-brise, sous un vieux parapluie troué.
- Vous voulez de l’aide ? demandèrent-elles en chœur. Nous pouvons pousser la voiture pour vous aider à redémarrer.
Hisham s’affola, tant de femmes à la fois et tant d’explosifs dans un si petit véhicule ! Tout cela n’était pas prévu dans le plan d’action mis au point par les artificiers de l’organisation. Il déclina fermement l’offre en baissant sa vitre.
- Non, merci, il faut simplement attendre que le moteur refroidisse. Toute cette eau va lui faire grand bien ! Il sourit et ajouta encore qu’il faudrait mieux pour les femmes qu’elles rentrent chez elles. Le temps n’avait pas l’air de s’arranger et les enfants finiraient par prendre froid, termina-t-il.
- Nous allons à la coopérative, lui répondit Lamia, mon mari travaille là-bas. Il n’y a pas de problème. Sûr que vous n’avez pas besoin d’aide ?
- Sûr, réitéra Hisham, légèrement agacé. On a la mécanique dans le sang. A la prochaine éclaircie, on repart.
- Alors, bonne route !
- Bonne route, la paix soit avec vous !
Ils regardèrent ces femmes survoltées s’éloigner vers la coopérative, comme portées par le vent. Bientôt, elles disparurent dans la pluie. Un peu rassurés, les deux kamikazes se retrouvèrent à nouveau seuls. L’eau commençait à s’infiltrer sérieusement dans l’habitacle. Le véhicule restait malgré tout parfaitement immobile. Izzedine craqua le premier et commença à insulter les éléments et la nature en général.
- Pluie de merde ! Eau de merde ! Je te déteste, l’eau, je te déteste !
Il l’entendit aussitôt.
Tu perds ton sang-froid, Izzedine !
Le jeune homme se figea en entendant la voix de l’eau, une voix si étrange et si différente, par exemple, de celle d’Hisham, son partenaire en martyrologie sous contrat, qui pour le moment enrageait silencieusement à côté de lui et qui, dans quelques minutes, exploserait en éclats grossiers, dont même le Tout-puissant, dans son infinie largeur d’esprit, finirait par s’offusquer.
Qui te permet de m’insulter ainsi ? continua la voix. Sais-tu le bien que j’apporte à la terre et à ceux qui l’habitent, sais-tu que l’on m’appelle depuis des milliers d’années, que toi-même, depuis que tu as quitté le ventre de ta mère, tu m’appelles, tous les jours ! J’arrive enfin et c’est comme cela que tu m’accueilles. Je suis déçue, Izzedine, très déçue.
- Tu as tout fait foirer ! répondit Izzedine sans se démonter. Ainsi sont les fanatiques, bloqués dans le tunnel des certitudes, embourbés dans la rancœur qui rend l’esprit aveugle et sourd.
De quoi parles-tu ?
- Cet attentat qu’on a eu tant de mal à préparer.
Ce n’est pas un bon jour pour mourir, Izzedine, et puis, tu es trop jeune, je n’aime pas cela, que les jeunes fassent n’importe quoi sans réfléchir aux conséquences.
- Et toi, qu’as-tu fait depuis quarante ans ? Où étais-tu quand nous avions besoin de toi ?
J’ai souffert, mon garçon, on m’a enfermée, mesurée, quantifiée, transformée, transportée, pompée, dérivée, canalisée, exploitée, polluée, on m’a tiré dessus. J’ai même cru que j’allais disparaître de la région et finalement je suis revenue, je suis là à tes côtés. Il va pleuvoir maintenant quarante jours pour les quarante années qui nous ont manqué, alors tu peux oublier cette voiture et ce qu’elle contient. Tu n’auras pas le loisir de t’en resservir.
- Pourquoi on te croirait, l’eau ?
L’eau éclata de rire.
Tu penses peut-être que je suis manipulée par les services secrets israéliens ? Sauvez-vous, les gamins, abandonnez cette stupide voiture et allez vous occuper de vos familles. C’est le Déluge, nom de Dieu !

8

Après avoir tenté d’alerter par téléphone les principaux responsables de l’Autorité Palestinienne, Mahmoud Hosseini s’accorda un répit dans ses infructueux efforts de protection de la population civile et de prévention des risques majeurs. Depuis son petit bureau du service météorologique palestinien de Ramallah, il essaya de rappeler ses collègues du Centre européen de prévision du temps.
L’explication scientifique du phénomène avait manqué à Mahmoud Hosseini pour convaincre ses interlocuteurs locaux. Dans ce pays, non, même pas un pays, dans ces fragments de territoires qui avaient connu tant d’autres catastrophes depuis l’Exode, et de toute nature, son annonce soudaine d’une inondation imminente et généralisée avait au mieux provoqué des silences gênés, au pire des menaces de rétorsion budgétaire. Ainsi est faite la structure administrative qu’elle n’attend rien de bon de la réalité et qu’elle ne peut entendre ce qu’elle n’est pas préparée à entendre.
On lui avait raccroché au nez.
Son collègue parti en voiture porter la bonne parole ne devait pas avoir connu davantage de succès. Mahmoud se demanda sérieusement combien de check-points il avait pu réussir à passer avant de devoir s’arrêter pour répondre par écrit à un éprouvant test de connaissances sur la météorologie à travers les âges. Il l’imagina encore essayant désespérément d’échapper à la surveillance stressée d’un sous-officier fraîchement arrivé d’une petite république de l’ex-URSS et qui parlait mille fois moins bien l’hébreu que tous les fonctionnaires du service météorologique palestinien réunis. Il entendit au loin, à travers l’orage, son collègue et le sous-officier s’engager dans ce curieux langage des signes que doublait un hébreu de bazar, mâtiné d’arabe, d’anglais et de géorgien. Il vit Babel sous les nuées, le doigt inquiet tendu vers les cataractes qui se déversaient maintenant sur les collines de Cisjordanie.
Mahmoud composa l’international.
Dans les grands centres européens, on lui indiqua immédiatement que les collègues de permanence avaient constamment gardé un œil sur la Proche-Orient depuis leur dernière communication, mais qu’ils n’avaient pas progressé d’un pouce.
Oui, l’énorme bulle d’eau en formation était centrée sur Jérusalem et elle ne bougeait pas.
Oui, l’épaisseur de la couche nuageuse augmentait régulièrement, plongeant peu à peu toute la région dans la pénombre.
Non, le rapport avec le trou dans la couche d’ozone et les polluants atmosphériques ne pouvait être établi.
Non, Saddam Hussein était toujours enfermé et ne disposait toujours pas des moyens de faire la pluie et le beau temps chez ses voisins.
Mahmoud Hosseini sortit sur la terrasse du bâtiment des services météorologiques de l’Autorité, un modeste parallélépipède aux sols de ciment qui, bizarrement, avait toujours épargné par les représailles de l’armée d’occupation, alors même qu’il est si simple et si tentant de briser le thermomètre quand on ne veut rien savoir du temps qu’il fait. Mahmoud se mit à observer les grosses gouttes de pluie qui tombaient à ses pieds, ruisselaient et rejoignaient, en quelques instants, un petit lac en formation sur la terrasse. Il avait déjà vécu cette scène, pensa-t-il. Avec le soutien du Centre de recherches pour le développement international et d’une université canadienne, les services de la météorologie palestinienne avaient, il y avait de cela plusieurs années, en collaboration avec les services municipaux des villes de Gaza et de Ramallah, étudié plusieurs systèmes de captage des eaux de pluie sur les toits terrasses, type de couverture quasi-systématique des habitations du pays.
Ce système astucieux, se rappela Hosseini, aussi vieux qu’Hérode et les Hittites, avait néanmoins ses inconvénients. Poussières et pollutions en suspension dans l’atmosphère, fientes d’oiseaux et déchets divers accumulés sur les toits devaient être séparés de l’eau de pluie elle-même afin d’éviter la contamination des citernes. « Mahmoud Système », matériaux bon marché, goût de la bricole et surveillance de la qualité de l’eau, Mahmoud Hosseini estima une nouvelle fois qu’ils avaient fait du bon travail, malgré les sarcasmes des entrepreneurs en eau potable qui du haut de leurs camions-citernes faisaient parfois courir de vilaines rumeurs.
Un énorme éclair coupa court à de plus amples auto-félicitations. Ce flash monstrueux éclaira la ville comme en plein jour et fit scintiller les milliers d’autres lacs artificiels en train de naître sur les toits terrasses de Ramallah la bourgeoise. Un deuxième éclair permit à Mahmoud d’observer la rue principale du quartier devenue déversoir de ce nouveau déluge.
Dans le fracas du tonnerre, le météorologue se mit à pleurer sur son peuple et ses larmes tombèrent dans le petit lac artificiel où il se tenait debout, face aux éléments déchaînés. Bientôt, ses larmes s’en furent dans le grand déversoir de la rue.
Il pensa au Déluge et maudit Dieu à son tour.
Ne te fatigue pas, Mahmoud, Dieu n’y est pour rien !
Il sursauta car il savait être seul dans le bâtiment à cette heure.
- Qui es-tu, qui parle ?
Je suis l’eau, Mahmoud, l’eau !
- L’eau ?
Je suis tes larmes, l’eau de tes larmes, Mahmoud, et je sais que ce ne sont pas les premières que tu verses.
Le météorologue avait la voix brisée par le cours des événements et la prescience qu’il était face à l’Incroyable, à l’Indicible.
- Pourquoi ? Pourquoi ici où le marteau est déjà tombé tant de fois ?
Les larmes, Mahmoud, cet orage monstrueux vient des quarante ans de larmes accumulées dans le ciel de ce pays. Il faudra que tu enseignes cela à tes collègues de la météorologie du monde entier. C’est le déluge des larmes.
- C’est un phénomène physique ? s’entendit demander le Palestinien.
Tu veux parler d’évaporation, de condensation, de masses nuageuses, de courants ascendants ? Oui, Mahmoud, les larmes n’échappent pas aux lois générales qui régissent l’univers. Seule la myopie du monde scientifique depuis Auguste Comte vous a tenus dans l’ignorance de cela.
- Les gens d’ici vont mourir, alors ?
Pourquoi dis-tu cela ?
- Rien n’est prévu pour porter assistance aux populations menacées. Ils mourront.
L’eau se fit enjouée, déployant une fausse colère.
Mahmoud, tu me prends pour qui ? Tout cela s’arrêtera à temps ! Je suis l’eau, certes, mais sache bien que depuis ce qui s’est passé du temps de Noé, j’ai toujours détesté les punitions collectives !

9

Lamia entra la première dans la coopérative. L’eau avait déjà envahi les entrepôts et les employés tentaient de sauver ce qui pouvait l’être. Au bout de quelques instants, cependant, en constatant que le niveau de l’eau continuait de monter à vue d’œil, mères de famille et employés présents décidèrent de se réfugier avec les enfants sur le réservoir d’eau potable, seul point haut à cet endroit de la bande de Gaza.
Accéder au sommet du réservoir par l’échelle métallique ne fut pas simple. Hisham et Izzedine arrivèrent à temps pour aider les enfants à grimper. Ils portèrent les plus jeunes sur leur dos. Une fois à l’abri, hommes, femmes et enfants, tous également apeurés, observèrent le ciel zébré d’éclairs. De cet endroit, ils apercevaient la Méditerranée des mauvais jours, noirâtre et assassine. Sans le moindre avertissement, un missile air-sol explosa sur la plage, à la limite des vagues de la mer démontée et de l’inondation qui, peu à peu, recouvrait les arpents surpeuplés de la « Gaza Strip » des rapports internationaux. Machinalement, les réfugiés cherchèrent qui dans le ciel avait pu tirer. Ils aperçurent l’hélicoptère de l’armée israélienne en difficulté, virevoltant comme un oiseau alcoolique, ivrogne malhabile, avant de s’affaisser et de choir lourdement dans le marécage qui avait remplacé, au pied du réservoir, les cultures maraîchères de la coopérative. L’hélicoptère n’avait pas résisté au mauvais temps et les réfugiés les plus au fait de la chose militaire comprirent que les soldats avaient tiré leurs missiles pour s’en débarrasser juste avant de se poser en catastrophe.
Tandis qu’ils les regardaient s’extraire de l’appareil échoué, Lamia Chali se mit à parler le plus discrètement possible avec son mari.
- Youssef, les voisines me prennent pour une sainte, aide-moi...
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? répondit-il avec mauvaise humeur. Qu’est-ce que tu as encore été raconter ?
- L’eau, l’eau à la maison, elle est revenue. Explique-moi...
Il grogna.
- Je n’en sais rien, j’étais dans mon bureau, je n’ai rien vu de spécial. Personne n’est allé sur le réservoir, ni soldats israéliens, ni techniciens de la coopérative. Personne n’a touché aux vannes, je peux te l’assurer...
Lamia s’énerva un peu et le pinça en posant à nouveau sa question.
- Toi qui es l’homme, qui sais tout sur tout, explique-moi ce qui s’est passé ! Explique-moi ce qui se passe !
Il commença avec ce ton professoral qu’elle n’aimait pas.
- Le niveau de la nappe a dû se relever d’un coup, sinon c’est inexplicable. Mais le niveau de la nappe phréatique de Gaza est si bas que l’eau de mer s’y infiltre depuis des années. Il aurait fallu une telle arrivée d’eau alors que la pluie n’avait pas encore commencé à tomber. Je ne vois pas, Lamia, je n’ai pas d’explication... Que la main de Dieu... Ma science n’y peut rien, la science des hommes est ainsi faite que Dieu la défait.
Lamia ne répondit rien. Elle regardait les soldats israéliens qui progressaient difficilement dans plus d’un mètre d’eau boueuse et s’approchaient lentement du réservoir. Ils commencèrent à escalader l’échelle à leur tour. Hisham et Izzedine partirent se réfugier de l’autre côté de la plate-forme, à l’opposé de l’échelle. Lamia se serra contre son mari.
Lamia, Youssef !
- Qui parle ? s’étonna Youssef.
Je suis l’eau, Youssef, et je voulais te dire que ce qui s’infiltre depuis des années dans la nappe phréatique de Gaza, ce n’est pas l’eau de mer, ce sont les larmes salées des gens de ce pays. Et si, aujourd’hui, le niveau de la nappe remonte, c’est que les larmes se sont faites plus grosses et plus nombreuses. Certaines larmes s’évaporent, mais d’autres s’infiltrent dans le sol ! Ils ne t’ont pas appris ça, à l’Institut supérieur d’Agronomie d’Atlanta ? A quoi donc t’ont servi tes études en Amérique ?

10

Au point de passage d’Erez, à la frontière entre Israël et la bande de Gaza, l’eau circulait depuis plusieurs heures tout à fait librement à travers les mailles des grillages électrifiés. Le courant avait sauté. Des deux côtés du mur, les derniers Palestiniens encore autorisés à aller travailler en Israël, ceux qui partaient et ceux qui rentraient chez eux, leur journée terminée, se donnaient la main pour lutter contre le courant. Peu à peu, les terrasses de béton et de tôle bleutée des installations de surveillance de la frontière furent les derniers lieux visibles à Erez. Une foule de plusieurs milliers de personnes s’y tenait agglutinée, mêlant indistinctement travailleurs palestiniens et jeunes hommes et femmes, soldats israéliens aux visages adolescents en gilets pare-balles. La foule observait avec étonnement le fleuve boueux qui traversait Erez en direction du sud. Un temps, le fleuve charria une colonne de tanks qui fit voler en éclat le long tunnel métallique réservé aux travailleurs migrants et emporta avec elle les petites baraques frontalières réservées aux VIP, déchiquetant toute cette lamentable architecture de zone commerciale militarisée. Peu à peu et une à une, les cartes d’identité magnétiques des travailleurs palestiniens s’en allèrent rejoindre la colonne de chars et le fleuve de boue, sans qu’un mot d’explication supplémentaire soit nécessaire. Le responsable israélien du poste frontière jeta à son tour les tampons officiels qu’il avait pourtant pris soin de mettre à l’abri. Les cartes et les formulaires ne pourraient resservir avant un long moment et c’était certainement le moment de s’en débarrasser et de vider ses poches. Ainsi pensaient les gens réfugiés sur les toits. Maintenant totalement dépourvus de pièces officielles à présenter ou à contrôler, tous se sentaient assurément des hommes neufs et pour quelques-unes des femmes neuves.
A quelques kilomètres de Ramallah, à l’autre bout des Territoires, un jeune garçon de plus de douze ans chantait sous la pluie. Debout sur le haut d’un muret, à quelques pas de chez lui, devant le croisement qui donnait accès la colonie voisine et à son poste militaire, il s’amusait de l’orage.

L’épée de lumière naît de mon front
Et l’eau du fleuve part de ma main
Ma nationalité, c’est le cœur des autres
Je n’ai besoin d’aucun autre passeport

Le sniper attendait la fin du Déluge pour percer le front de l’enfant, ignorant encore que la pluie ne cesserait pas de sitôt.
Debout sur un réservoir, au nord de la bande de Gaza, entre les camps, la plage et les colonies, trempée de la tête aux pieds, Lamia Chali racontait une histoire à ses voisines, son mari, ses collègues de la coopérative et vingt soldats israéliens tombés du ciel. Lamia Chali racontait son rêve d’accoucher dans une eau pure et transparente d’un bébé doué de parole et qui lui dirait :
Je m’appelle Jaffra et je suis heureuse que tu sois ma mère.
A l’autre bout du réservoir, Hisham et Izzedine, jeunes kamikazes inconstants éconduits par le mauvais temps, faisaient flotter de petites embarcations de papier dans une mare de la terrasse. Ils apprenaient l’art du pliage aux enfants de la ruelle de Lamia et Youssef. Dans un bureau de l’organisation de fabrication des kamikazes, on enrageait de l’incompétence de ces deux adolescents attardés et l’on se promettait d’être plus sélectif à l’avenir.
« Fatma la Causeuse » , « Fatma la Diseuse », qui parcourait Gaza en tous sens depuis des heures, sut bientôt avec certitude, à mesure que son corps se trempait, que la religion et le merveilleux résistaient toujours au monopole exclusif des théologiens affairistes et des scénaristes américains. Fatma se remémora à cet instant ce que sa « mère » en religion lui avait appris de l’ambivalence de ce monde, heureuse, malgré la dureté d’un aussi long enfermement, d’être née et d’avoir toujours vécu à Gaza pour y rencontrer en ce jour et en Lamia Chali, une nouvelle sainte du quotidien. Mahmoud Hosseini, météorologiste palestinien non dualiste, téléphonait à ses collègues européens pour leur faire part de deux découvertes scientifiques de la plus haute importance.
a) les larmes font partie intégrante du cycle de l’eau et du système climatique mondial.
b) ma nationalité, c’est le cœur des autres, je n’ai besoin d’aucun autre passeport.

Frédéric Barbe

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Israël / Palestine
Périphéries, septembre 2005
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