Périphéries

Un conte de Noël inédit de Frédéric Barbe

Papa Mambo

A ceux d’entre vous qui croient encore que Noël est un jour de réconciliation entre tous les hommes, je propose la lecture de Papa Mambo. Vous y découvrirez, si vous ne la connaissez pas encore, la véritable histoire du Père Noël, la véritable identité de ce salopard fasciste.

Vous pouvez choisir de vous jeter immédiatement sur le texte comme la vérole sur le bas-clergé breton, ou bien plus subtilement l’imprimer et le glisser discrètement au pied de votre magnifique sapin, pour tenter une lecture publique inopinée (compter une bonne heure plus les débats afférents) pouvant constituer une intéressante diversion tout autant qu’une alternative au programme réveillonnesque préétabli par Michel-Édouard Leclerc et vos proches.

Tirez-lui la barbe, c’est une fausse !

Observons ensemble que si le Père Noël est assurément une ordure fasciste, tous les fascistes ne se déplacent pas déguisés en Père Noël. Ce serait trop simple et, pour tout dire, un peu trop facile.

1

Les agents d’Interpol se présentèrent au Palais Présidentiel de la République d’Anguilla vers dix heures du matin, quelques minutes seulement après leur descente d’avion. Les policiers étaient munis d’un mandat d’arrêt international délivré par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda à l’encontre du dénommé Papa Mambo, ressortissant dominicain résidant habituellement sur l’île d’Anguilla.
Le Palais Présidentiel, une cinématographique demeure de style colonial, contient l’unique cellule de l’île.
Le Président les y accueillit avec de grandes démonstrations d’amitié. Il portait un canotier en paille colorée aux couleurs de l’île. Son corps déjà âgé flottait dans un vaste costume de flanelle blanche. Il semblait créole jusqu’au bout de ses ongles longs et finement taillés. Son élégante collection de guitares demi-caisse avait envahi toutes les pièces du palais et une lancinante musique salsa baignait le premier étage. Au fond d’un couloir, le Président leur indiqua une porte.
- Il est en train de répéter, mais vous pouvez entrer.
Les agents d’Interpol enfoncèrent la porte d’un coup de pied nerveux et rentrèrent arme au poing dans la pièce. Papa Mambo se tenait debout, en sueur. Il mouillait son tee-shirt Jah Love et ses dreadlocks épaisses, en déroulant des motifs musicaux subtils sur un steel-drum monumental au rythme d’une bande enregistrée.
- Lâche tes baguettes, Mambo, tu es en état d’arrestation.
- Ce ne sont pas des baguettes, mais des maillets.
- Lâche-les et lève les mains.
Papa Mambo lâcha ses maillets et leva lentement les mains vers le plafond où tournoyait, pour l’ambiance, un vieux ventilateur. Le Palais Présidentiel possédait maintenant l’air conditionné et Internet, un accès direct à l’Antimonde.
Dans cette posture de délinquant pris sur le fait, son corps apparaissait encore plus imposant.
Le plus âgé des policiers s’approcha de lui.
- Nous vous emmenons en Tanzanie, monsieur Mambo. Vous êtes recherché pour avoir été l’intermédiaire principal dans les livraisons d’armes aux génocidaires rwandais, en 1994, pendant l’embargo international. Voici le mandat d’arrestation. Les juges vous entendront à Arusha. Vous serez en détention sur place sous la protection des policiers de l’ONU.
- Vous devez faire erreur, monsieur. Je ne suis qu’un musicien antillais, un amuseur public, un artiste de casinos.
- Vous expliquerez tout cela au juge. Vous pouvez téléphoner à un avocat.
Le policier lui tendit un petit objet de plastique coloré.
- Je préférerais que nous passions le chercher, si vous le voulez bien. Il habite à deux pas d’ici.
- Allons-y.
Arrivés en haut du grand escalier colonial, ils aperçurent au pied des marches le Président assis, avec sa guitare, sur un tabouret de bar. Il chantait en créole une vieille chanson de l’île. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient grandes ouvertes et les oiseaux étaient entrés pour l’écouter. Dans le jardin, de jeunes vierges dénudées, le principal produit d’exportation de la République d’Anguilla, dansaient avec grâce, au rythme de la musique.

2

Dès sa prime enfance, Franz Kappiert a acquis l’intime conviction que le Père Noël n’habitait plus la Laponie depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Certes, après le départ du corps expéditionnaire franco-britannique de la tête de pont de Narvik et l’invasion de la Norvège par les nazis, le temps s’était calmé de ce côté-ci du cercle polaire. Mais à l’autre bout de la péninsule scandinave, les Finlandais et les Soviétiques n’en finissaient pas de s’envoyer des tonnes d’acier et de feu à la figure. Bientôt les navires américains passèrent au nord pour rejoindre Mourmansk et ravitailler l’armée rouge qui passait à l’offensive sur le front de l’Est. La Laponie fut comme un grand bordel pendant cinq ans.
En 1992, Franz Kappiert a pu établir formellement à partir des archives militaires allemandes que le Père Noël a résidé plus de cinq ans en Suède, entre 1940 et 1945, alors que ce pays était officiellement neutre dans le conflit mondial. Cette exploration méthodique des archives a, d’autre part, poussé Franz Kappiert à entreprendre divers voyages en Scandinavie, afin de collecter des témoignages des survivants de cette époque.
C’est à ce passé trouble, fuyant et obsédant que pense Franz Kappiert, professeur d’histoire contemporaine à l’université libre de Berlin, tandis que le petit bimoteur à hélice de la compagnie régionale lapone commence sa descente sur Svappavaara. La piste est à la mesure de la densité humaine à cette latitude. A peine visible, malgré les petites lumières rouges qui la balisent, tandis que le vent bouscule l’appareil et les passagers.
Svappavaara est encore loin du terme de son voyage. Franz Kappiert doit prendre le train pour se rendre dans un hameau à proximité d’Abisko, une ville située sur la ligne qui relie le port sidérurgique de Lulea aux mines de fer de Gällivare et Kiruna, puis traverser ensuite la frontière norvégienne pour atteindre le port de Narvick.
A peu près au milieu de la ligne, le train quitte la forêt et s’enfonce dans la toundra glaciale battue par le vent. C’est là qu’il descendra, bien au nord du cercle polaire, dans la plénitude du vide lapon, coincé entre deux barrages hydroélectriques et une station météorologique automatique.
En attendant le train, Franz Kappiert, devant un grand café arrosé d’alcool, consulte la documentation fournie par l’IOASC, l’lnternational Organization Against Santa Claus, un groupuscule norvégien qui réclame sur l’Internet le remplacement du Père Noël par un ministre de Noël élu au suffrage universel sur la base de candidatures mixtes.
Une dernière ligne le fait sursauter.
Maybe we should give Santa Claus a Chritsmas present ? A Gilette Sensor Excel !
Peut-être devrions-nous offrir un cadeau au Père Noël ? Un rasoir Gilette à deux lames et tête pivotante !
La plaisanterie tombe à plat et lui rappelle immédiatement les femmes françaises tondues à la Libération pour avoir couché avec des Allemands, le sujet de sa thèse d’histoire contemporaine à la faculté de Berlin. Il entrevoit les fils invisibles qui tiennent ensemble tous les morceaux de la pièce.

3

Manuel se souvient que, lorsqu’il était enfant, il lisait le catalogue officiel du Père Noël pendant des heures, dans un silence intense que seule sa respiration perturbait de loin en loin. C’est dans ces moments là qu’il préparait sa lettre, ignorant tout du Père Fouettard, cette médiocre et bureaucratique réincarnation de Hans Trapp, l’ogre qui emportait autrefois dans son sac les enfants désobéissants. Quinze années plus tard, Manuel sait : Hans Trapp, alias le Père Fouettard, est bien vivant et c’est un salopard fasciste.
Manuel est à Madrid. Il pleut. Il regarde par la fenêtre. L’Europe, c’est donc ça, le Grand Empire Occidental, cette ville flasque et tentaculaire ? Sa valise est prête. Il l’a fermée tout à l’heure. Elle contient les cadeaux pour sa famille et quelques vêtements pour l’été austral. Son avion part dans deux heures. Il attend le facteur. A dire vrai, il aurait aimé avoir la réponse avant de rentrer pour qu’une certitude en remplace une autre.
Il se rappelle que l’Espagne démocratique n’a jamais jugé les criminels franquistes et que l’oubli n’est d’abord qu’une maladie honteuse. Au début du mois de décembre, sa maman lui demandait toujours s’il avait terminé sa lettre. Au dernier moment, il voulait toujours tout changer. Elle souriait en lui disant :
- C’est le dernier jour, après il n’aura plus le temps de s’en occuper.
Alors le petit Manuel réécrivait à toute allure comme s’il mourait le soir même. La mère ajoutait :
- N’en mets pas trop, tu sais que sa hotte n’est pas très grande, et puis, tu n’es pas tout seul. Tu as pensé aux autres enfants ?
- Mais maman, j’ai été sage cette année.
- C’est vrai, Manuel.
Il lui souriait et venait l’embrasser sous ses longs cheveux noirs, sur ses joues immenses qui l’attiraient. C’était Noël comme cela ne lui arrivera jamais plus. Un jour, le petit cordon est cassé, on ne sait pas pourquoi et puis c’est fini.
Ensuite, il décorait la maison avec ses sœurs. Il ramenait de l’école ses couleurs, préparait son bas pour les cadeaux.
Le facteur d’habitude est déjà passé à cette heure. Manuel regarde sa montre avec un peu d’agacement. Il reste encore dix minutes avant de prendre le bus pour l’aéroport. La pluie a cessé. Il voit maintenant un plus loin dans la rue, c’est le préposé qui titube. A l’horizon de sa propre angoisse, le postier bafouille de porte cochère pisseuse en porte cochère pisseuse. Il étend sa toile alcoolisée entre les immeubles fatigués, sur les briques entassées. L’homme en déchéance avance ses pions, pas à pas. Le jour venu, Manuel voulait veiller le plus tard possible pour tenter d’apercevoir le Père Noël, mais, à un certain moment de la soirée, un signe de son père lui signifiait, à lui et à ses sœurs, qu’il était l’heure d’aller dormir. Il restait dans son lit les yeux ouverts dans le noir à espérer l’entendre racler les murs avec sa hotte et l’entendre s’exclamer devant les décorations qu’il avait réalisées pour lui.
Manuel referme la porte et descend l’escalier. Il va le croiser en bas. Il ralentit pour éviter le face à face. Il l’entend. Le facteur dépose les lettres dans les casiers. La première fait un petit bruit sec en heurtant le bois du casier, les suivantes glissent sans bruit. Le préposé ressort, la porte claque.
Manuel sent son cœur s’affoler, il descend le dernier étage quatre à quatre. Il lâche son sac et tire la lettre avec ses doigts sans ouvrir le casier. C’est elle. C’est la lettre qu’il attendait.
Il ne l’ouvre pas tout de suite, il la plie et la range dans la poche de sa veste.
Le bus pour l’aéroport doit être en route. Il sort dans la rue et se met à courir pour l’attraper.
Manuel, autrefois, avait demandé tout ça, un grand bus, un avion, des immeubles à construire, un costume de facteur. A chaque fois, le Père Noël avait exaucé ses vœux sans mégoter. Ça, non, pour autant qu’il s’en souvienne, jamais le Père Noël n’avait mégoté.

4

Je vais vous apprendre quelque chose qui va peut-être vous étonner. Mon boulot de Père Noël, c’est pas tombé du ciel comme ça en claquant des doigts un matin au réveil.
Je ne l’ai pas trouvé non plus sous le sabot d’un cheval, ni sous celui d’un renne.
Je roule en scooter.
Je vais vous dire, ce métier, c’est moi qui l’ai créé, tout seul, j’ai dû faire mon trou comme on dit et ça m’a pris du temps.
Il a fallu déblayer le terrain pour mes activités.
Il y avait déjà du monde sur la place !
Vous être en train de vous dire, qu’est-ce que j’en ai à foutre des élucubrations de ce vieux singe poilu.
Eh bien, là, je dis, vous faites fausse route.
C’est que vous ignorez qui était là avant moi.
Vous faites l’impasse sur le progrès et le sens de l’histoire.
Je vous pose la question.
Qui seriez-vous en train d’attendre assis en tailleur devant votre cheminée si je n’avais pas été là ?
Je vais vous le dire.
Un chiard, une gonzesse et un âne, beau tiercé, non ?
Dans une église glaciale.
Oui, vous seriez à l’église de la paroisse en train d’applaudir l’entrée d’une jeune fille portant un bébé dans ses bras.
Si je vous dis que la jeune fille entre dans l’église montée sur un âne...
Si j’ajoute que pendant la messe, les fidèles, donc vous, devez terminer chaque prière par un hi-han tonitruant...
Vous ne trouvez pas qu’un peu de cocooning autour d’un sapin, ça a du bon ?
A moins que vous ne préfériez la fête des fous.
Quoi, qu’est-ce que c’est que la fête des fous ?
On est curieux tout d’un coup.
La fête des fous du 25 décembre commence quand votre femme de ménage vous expulse de votre chambre à coucher pour venir se vautrer dans votre lit, le temps de faire couler son bain dans le jacuzzi.
Vous vous demandez ce que fait le mari de la femme de ménage pendant ce temps-là ?
L’intuition est bonne.
Il conduit votre Mercedes classe A au bout de ses limites, puis l’offre à son fils qui la brûle joyeusement avant d’aller cambrioler votre pharmacie.
Et vous quand vous sortez pour aller porter plainte de vive voix au commissariat, puisque la femme de ménage a emprunté votre téléphone mobile et harangue sa sœur qui habite Lisbonne depuis plus de deux heures, un Africain en uniforme vous demande vos papiers d’identité et votre carte de séjour.
Le monde à l’envers quoi !
Vous vous étonnez de ce contrôle inhabituel.
L’Africain en tenue ignore votre question et vous demande la raison de votre présence dans ce quartier bourgeois en montrant d’un doigt républicain l’adresse populaire qui figure sur la carte d’identité.
Il vous fait observer que cette adresse est à plus de trente kilomètres de l’endroit où vous vous trouvez et qu’il faut prendre le train avant la fermeture prochaine de la station.
Vous commencez à vous énerver et brutalement vous êtes plaqué au sol par ses deux collègues antillais.
Vous donnez un coup de pied dans le vide, mais vous arrêtez tout de suite car le contact avec les matraques électriques de Noël est extrêmement désagréable.
Vous réfléchissez pendant qu’ils vous enlèvent vos lacets de chaussures.
Vous ignorez l’heure du dernier train et la localisation exacte de votre femme dans l’espace métropolitain.
Vous sentez que vous allez bientôt vous pisser dessus.
Vous êtes mal.
Alors, vous appelez au secours et me voilà !
Vous ne préférez pas finalement votre bon vieux gros Père Noël et son manteau en poil de chameau ?

5

Papa Mambo occupait bien deux sièges à lui tout seul dans l’avion qui l’emmenait à Arusha. Cette corpulence étonnante, cette stature de géant lui avaient valu une bonne part de sa réputation de dur. Son avocat à deux sièges de là ressemblait à une anguille de prétoire. L’anguille téléphonait au procureur d’Arusha et essayait d’obtenir de son interlocuteur une remise en liberté sous caution.
- Ecoutez Monsieur le Procureur, Papa Mambo donne une série de concerts dans les prochains jours. Sa mise en détention provisoire va entraîner l’annulation de sa tournée de fin d’année. Vous savez combien cela coûte d’organiser une tournée aujourd’hui ? Sa mise en détention entraînera la faillite de sa société de production musicale. Je vous propose une caution de 100 000 dollars. Le président d’Anguilla, lui-même musicien de grand talent, est d’accord pour avancer la somme. Qu’en pensez-vous ? Les yeux de Papa Mambo filèrent des lèvres de l’anguille vers l’horizon bordé du hublot. Les côtes africaines n’étaient toujours pas en vue. Papa Mambo se demanda s’ils traverseraient l’espace aérien angolais, si peu sûr ces temps derniers.
Papa Mambo a toujours été accueilli à bras ouverts en Angola.
Les résidences officielles de Luanda n’ont plus de secrets pour lui. Il y a connu les vieux routiers des états-majors pétroliers français et anglo-saxons, en perpétuelle rivalité, les éminences grises des grandes ambassades. Après le départ du corps expéditionnaire cubain, Papa Mambo est resté l’intermédiaire principal entre le gouvernement du président Dos Santos, aux abois, et les fabricants de jouets.
Aujourd’hui, la situation est plus calme, le front s’est stabilisé autour de Kuito et de Huambo. Aucun des belligérants ne peut l’emporter et il faut fournir sans relâche les deux adversaires. C’est pourquoi Papa Mambo connaît aussi très bien les gars d’en face, les rebelles de l’UNITA qui lui écrivent souvent des lettres et lui envoient aussi des pierres précieuses pour 200 millions de dollars chaque année.
A un rythme pareil, Papa Mambo doit vider presque quotidiennement la boîte postale de son fan-club. C’est un gros travail que de répondre à chacun d’eux personnellement. Leur indiquer que tout a un prix, que tout n’est pas possible tout de suite, qu’il faut être patient, faire preuve de sagesse et de bonne gestion, qu’avec 200 millions de dollars aujourd’hui, on a plus rien et qu’heureusement qu’il est là, Papa Mambo pour distribuer des bons points et des confiseries.
Quelquefois, quand il sent dans une écriture un peu trop tordue l’urgence anormale d’une lettre, Papa Mambo décroche son téléphone pour signaler que, oui, la commande est bien partie, mais que l’option chez vous en 24 heures, c’est en supplément.
Quelquefois, il téléphone aussi en Europe, au Brésil, en Amérique, en Chine, car qui va distribuer les jouets ? Nul ne peut plus ignorer aujourd’hui les lois de la logistique.
Il faut également une mise en scène, la tradition l’exige, et comme Papa Mambo n’a pas le don d’ubiquité, qui va jouer le Père Noël sur la photo de fin d’année ?
L’anguille vient de refermer son petit téléphone. Papa Mambo le regarde silencieusement. L’anguille secoue la tête négativement. Papa Mambo retourne dans son horizon bordé de plastique blanc. Il aperçoit la brume côtière au loin, cette ouate un peu sale qui enveloppe les dunes du désert namibien. Il regarde sa montre. Il est des pays que les avions civils doivent éviter. Il lui reste quelques heures avant d’arriver sur les hautes terres tanzaniennes.
Lentement Papa Mambo descend la tablette vissée au dos du siège et, sans que son visage trahisse le moindre effort, il la plie, l’arrache et la laisse choir par terre.

6

K.S. est éleveur de rennes en retraite, il vient de fêter ses 79 ans. Personne n’a jamais repris son exploitation. Ses trois fils ont immigré en Norvège à l’époque où l’on découvrait un gisement pétrolier par jour. Il ne voit ses petits-fils que rarement, eux aussi travaillent sur les plates-formes et quand ils sont en récupération, les jeunes préfèrent aller s’amuser en ville.
K.S. comprend d’un certain point de vue, mais il lui semble aussi que cette empathie un peu douloureuse le vieillit de dix ans chaque fois qu’il y recourt. Il reçoit bien des cartes postales de temps en temps, postées depuis une île tropicale ou méditerranéenne, quand ses petites-filles partent en vacances avec leur mari, mais ce n’est pas pareil. Pour tout dire, K.S. présente tous les signes cliniques d’un sévère coup de blues sans rapport avec les conditions climatiques locales.
- C’est la malédiction des dieux, ils nous ont maudits pour des générations.
- Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Franz Kappiert sait qu’il a déjà compris, il veut simplement que le vieil homme aille au bout de son raisonnement.
- Les cadeaux, les cadeaux sous nos pieds, ce sont des cadeaux empoisonnés.
- Vous parlez du fer ?
- Je parle du fer, du pétrole et de tout le reste, le gaz, le cuivre, le plomb, les diamants. Heureux ceux qui n’ont rien dans leur sous-sol, car les portes du paradis sur la terre leur sont grandes ouvertes.
- Qu’est-ce qu’il en pensait, lui ?
- Lui, oh, est-ce que quelqu’un peut se vanter de savoir ce qu’il pensait vraiment ? Il faisait son beurre, voilà tout.
Franz Kappiert tient ses deux mains serrées autour d’un grand bol de café chaud. Dehors, il neige toujours. Le véhicule qui l’a amené chez K.S. a disparu. Le premier voisin est à vingt kilomètres dans le blizzard. Le vieux semble lire dans ses pensées.
- Vous resterez bien quelques jours, la météo annonce de la neige jusqu’au 25. Il y a tout ce qu’il faut ici.
Un sentiment de plénitude envahit Franz Kappiert. Le feu crépite dans le poêle. Il fait - 20 dehors et le vent souffle par rafale. Il sent la gêne du téléphone portable dans sa poche. Il le sort. A cette latitude, dans cette vallée perdue au pied du Kebnekaise, il ne peut lui être d’aucune utilité.
- Vous attendez vos enfants pour le jour de Noël ?
- Je ne sais pas, Franz, ce sera la surprise. Je n’ai pas le téléphone et ils ne m’ont pas écrit.
K.S. se lève. Il s’avance et ouvre la porte, le vent s’engouffre et des bouffées de neige envahissent la pièce principale de l’habitation préfabriquée.
- J’ai toujours pissé dehors, Franz, c’est pas à 79 ans que je vais me refaire. Les rennes aimaient bien. Ils me retrouvaient à l’odeur. K.S. se tut un instant. Puis Franz Kappiert l’entendit prononcer une suite de mots inintelligibles, probablement en langue saami. Enfin, d’un geste de la main, il l’appela.
- Venez, Franz, venez.
Le jeune homme s’approcha. Dehors, devant la porte, un renne de taille monstrueuse soufflait et tapait des pieds dans la tempête. Ses bois étaient endommagés. Il semblait très vieux et à l’examiner plus précisément, sa carrure gigantesque dissimulait mal ses côtes saillantes.
- C’est le dernier renne du Père Noël. Le dernier et le seul survivant. Il vient ici quelquefois, poussé par la faim. Je vais lui donner à manger. Venez. Le vieil homme s’approcha de l’animal, lui tapota le museau et se plaça à ses côtés en lui passant un bras autour de l’encolure. Tous deux entreprirent de contourner la maison vers une petite annexe, elle aussi de conception préfabriquée. Au moment de décrocher la barre qui tenait la porte fermée au blizzard, K.S. se tourna vers Franz Kappiert.
- Tu comprends, Franz, les rennes, plus personne n’en a rien à foutre aujourd’hui, et surtout pas lui, tu comprends ça, Franz, il les a laissés crever ses rennes, il n’est jamais revenu s’en occuper quand il est parti en Amérique après 45, les rennes, eux, ils étaient devenus complètement dépendants de lui, il le savait, il ne pouvait pas l’ignorer. Le Père Noël a abandonné ses rennes, Franz, comme il aurait abandonné son chien au mois d’août en Espagne. C’est moi qui les ai découverts mourant de faim dans la montagne, encore attachés à son traîneau. Le vieux Klipo, c’est le seul survivant de l’attelage, je m’en suis occupé pendant toutes ces années, Franz, tu comprends, si je tenais ce salopard, ce fumier, cette ordure entre mes mains, je te jure que je lui ferais passer le goût de la vie.
Franz regarda K.S. dans les yeux en souriant. Le vieil homme lui semblait avoir rajeuni de dix ans.

7

Manuel regarda sa montre. L’avion venait de commencer sa descente sur Buenos Aires. Le ciel était dégagé et il apercevait le quartier où il avait grandi. Il y serait à l’heure du dîner, juste à l’heure des informations. Mentalement, il fit le décompte de ses bagages embarqués dans la soute, une poupée de marque américaine et ses accessoires pour la plus petite de ses sœurs, un déguisement de Cendrillon grande taille pour la moyenne et des logiciels de jeux conçus par des designers barcelonais pour la plus grande.
Pour ses parents, il n’avait rien acheté, il n’avait que la lettre qu’il n’avait pas encore ouverte.
Il tenait sur son cœur le petit morceau de papier qu’il imaginait légèrement administratif, distant, laissant au destinataire le soin d’effectuer la traduction dans le langage concret de la vie réelle. Manuel se demanda s’ils seraient contents tous les cinq qu’il glisse la lettre parmi les cadeaux sous le sapin artificiel acheté il y a huit ans et qu’il les laisse ouvrir l’enveloppe.
Les temps avaient bien changé.
Les folles de la place de Mai tournaient toujours, il les avait vues lorsque l’avion avait commencé à descendre sur la ville. Mais tout le reste de l’histoire n’existait plus que dans les livres. L’avion resta suspendu quelques secondes au-dessus de la piste, puis les roues accrochèrent enfin les plaques de béton. Il passa sa main dans ses cheveux. Son père serait là très certainement à l’attendre, droit dans ses bottes, peut-être avec toute la famille.
Manuel se leva et sortit son sac du compartiment. Il abandonna les journaux espagnols sur son siège et se mit en position dans la chenille pressée des voyageurs qui traversa la zone des douanes en direction des rubans mouvants de la salle des bagages. Il attendait ses cadeaux. Puis la chenille devint une vague émotionnelle qui se brisa sur mille visages amis.
- Manuel, Manuel !
Il eut à peine le temps de reconnaître la voix de sa petite sœur avant de la recevoir dans ses bras.
- Oh Manuel, comme je suis contente de te voir. Tu m’as manqué, tu sais.
- Tu m’as manqué aussi, Nilda.
- J’ai plein de choses à te raconter.
Elle ne l’avait pas encore lâché quand Manuel aperçut la statue rigide du corps paternel en face de lui.
- Bonjour, papa.
- Bonjour, Manuel, bienvenue chez toi.
- Merci. Maman n’est pas là ?
- Ouvre les yeux.
Manuel fit un panoramique dans le hall encombré d’embrassades mouillées. Il l’aperçut ou plutôt devina son corps, abouti, malgré la vieillesse en marche, caché derrière un caméscope. Elle les filmait en vidéo. Elle leva une main et l’agita quand les yeux de Manuel rencontrèrent les siens à travers l’objectif de la caméra.
- Bienvenue à la maison, Manuel !
Elle s’avança lentement en essayant de ne pas trop bouger. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait de son fils, les circuits électroniques de la caméra corrigeaient la mise au point. Manuel observa distinctement les mouvements de rotation de l’objectif. Puis brusquement, elle baissa l’appareil.
- Bonjour mon fils.
- Bonjour maman.
- Tu ne m’embrasses pas ?
Sa petite sœur était encore dans ses bras. Elle sauta par terre et regarda sa mère.
- Il est à moi, maman, c’est mon frère.
Sa mère lui jeta un regard noir qui s’écrasa douloureusement dans les yeux de la petite fille.
- Que veux-tu me dire ?

8

Si je connais le Rwanda, le pays des mille collines ?
Comme tout le monde, sans plus.
Mon travail ne me laisse guère le loisir de consulter les atlas de géographie.
Bref, pour tout dire, j’ai oublié le code postal de Kigali la Rouge.
J’ajoute que je voyage toujours en classe affaire, jamais en classe touriste.
En plus, je ne me souviens pas du tout avoir livré ce missile qui a abattu l’avion des présidents rwandais et burundais.
Il faudrait retrouver la lettre qu’ils m’ont envoyée, mais j’en reçois tellement que ça fait cinquante ans que je n’archive plus rien.
Je serai d’avis de passer tout ça en pertes et profits.
Au fait, pour en rester à la géographie, notez que, contrairement aux idées reçues, je n’ai jamais habité au pôle Nord.
Franchement, vous m’avez imaginé rouler ma bosse sur la banquise ?
Et le trou d’ozone, les gaz à effet de serre ?
Je ne suis au courant de rien.
Je vous dis, je n’y ai jamais habité.
Non, pour les rennes, il faut du concret, du paysage, de l’herbe, une présence et moi aussi, j’aime bien la compagnie.
J’ai toujours vécu en Laponie, un peu au nord du cercle polaire.
Bon, c’est vrai depuis quelques années, je suis devenu, disons, itinérant.
Mais c’est parce que le marché est devenu mondial.
Mes tournées sont devenues de plus en plus longues, et les progrès du transport aérien n’y ont rien changé.
Un taux de croissance exponentiel !
Je dois vous l’avouer, je crains fort que le Produit Intérieur Brut du Rwanda ne soit même pas visible dans l’inflexion progressive de la courbe de croissance de mes activités.
Ou alors au microscope électronique à balayage.
Vous en avez un sous la main ?
Avec vos jumelles de théâtre, vous n’arriverez à rien.
Non vraiment, je plaide non coupable.
Il s’agit d’un énorme malentendu, je dirai même d’un acte de malveillance.
Je fais des jaloux, vous savez.
Vous voulez des noms ?
Les Rois Mages sponsorisés par Benetton.
Bouddha Je Roule Pour Vous.
Saint Nicolas l’enflure de la bonne conscience.
Mithra discret comme un indicateur de police.
Thor, Odin et tous les autres branquignoles de Scandinavie.
D’autres encore ?

9

Lorsqu’il se présenta en haut de la passerelle, Papa Mambo eut tout le loisir de contempler le comité d’accueil au pied de l’appareil, une dizaine de policiers de l’ONU en uniforme et deux civils, juges ou officiers de police. Il leur fit un grand signe de la main, comme s’il venait donner un concert au profit des mal-logés d’Arusha. Il sentit l’anguille derrière lui qui le pressait d’avancer.
- Le compteur tourne, Papa.
- Il faut soigner l’image, l’anguille, quelles que soient les circonstances. C’est la clef du succès en ce bas-monde.
- On est dans l’arrière-cour, Papa. Garde ton énergie pour l’audition.
- Et toi, l’anguille, garde donc ta salive pour la presse et révise ton code. Dis donc, tu sais pourquoi il n’y a aucun journaliste sur le tarmac ?
- Ca m’a coûté dix mille dollars, Papa. Tous les journalistes nous attendent à Nairobi.
- Bravo, l’anguille, tu es vraiment parfait.
Papa Mambo commença à descendre le petit escalier escamotable de l’avion. Les policiers le firent grimper dans un fourgon militaire. Au moment où son corps bascula à l’intérieur du fourgon, les pneus accusèrent le coup. L’anguille le regarda s’éloigner, puis monta à son tour dans un taxi pour quitter le Kilimanjaro International Airport et les bureaux déserts d’Air Tanzania.
Le chauffeur engagea immédiatement la conversation.
- Je connais une très bonne adresse, patron, Intercontinental Lodge sur la Swahili Street, les meilleurs lits d’Arusha, 30 dollars la chambre et je peux vous trouver tout ce dont vous avez besoin ici.
- Emmenez-moi au Novotel Mount Meru.
- C’est pas dans le centre, patron, vous ne préférez pas...
- Novotel Mount Meru je te dis, et vite, j’ai du travail.
- OK, patron.
La Mercedes climatisée démarra bruyamment et dès la sortie de l’aéroport le taxi accéléra brutalement sans tenir compte de l’état fortement dégradé de la chaussée, dépassant bêtes et enfants sans ralentir. Le chauffeur se retourna vers l’anguille.
- Tu aimes, patron ?
L’anguille lui retourna son regard en passant sa main sur sa gorge.
- Regarde la route, petit.
Le taxi se retourna sèchement et se remit à regarder la route qui défilait devant lui. Il tripota les boutons de sa radio cherchant une fréquence sans la trouver.
- Calme-toi, petit, je paye bien et j’ai besoin d’un chauffeur pour quelque temps, tu vas prendre tes quartiers au Novotel.
- OK, patron.
- Et puis, pas un mot, motus et bouche cousue, sinon...
- Sinon, patron ?
- Sinon couic, petit !
L’anguille observa à travers la vitre le couvert nuageux de la mousson d’hiver, celle qui vient du continent engloutir le mont Ngorongoro. Il lui semblait que toute l’eau du monde se trouvait suspendue au-dessus de leurs têtes. Il aperçut d’autres policiers de l’ONU en vadrouille dans la ville, avec des paquets-cadeaux dans les bras. Tous ensemble, ils fêteraient bientôt Noël à Arusha.

10

Franz Kappiert sortit de la maison préfabriquée pour profiter d’une éclaircie dans la tempête de neige. On apercevait quelques arbres nains effeuillés par l’hiver et le vent, un coin de ciel bleu faiblement éclairé par le soleil du Nord, et la neige, évidence blanche qui lui brûlait les yeux même au cœur de l’hiver. Il entendit comme une grande respiration, un bruit de bouche.
Klipo, le dernier renne du Père Noël, le survivant, le regardait, campé sur ses pattes, comme un vieux combattant de la guerre d’Espagne, un vieux militant qui attend sa médaille quarante ans après, assis sur sa boîte en sapin. Franz Kappiert s’approcha de l’animal. Le jeune homme eut un brusque mouvement de recul quand Klipo secoua la tête.
- N’aie pas peur, Franz, c’est sa manière à lui de te dire bonjour. Continue.
- Les rennes ne chargent jamais ?
- C’est un renne d’attelage, il a été châtré. Il n’a jamais connu l’amour, Franz, juste une bonne vieille amitié avec les hommes. Il a toujours été sage, mais il ne sait pas se battre avec les autres mâles, c’est pour cela qu’il a du mal à se nourrir, les autres le chassent de leur territoire, et puis il se fait vieux, comme moi, il attend la quille.
- Où est le reste de ton troupeau ?
K.S. tapa dans ses mains, le renne secoua nerveusement la tête.
- Tout mon troupeau est là, Franz, devant toi. Je n’ai plus qu’une tête de bétail, Franz, et à moi tout seul, je fais sacrément baisser les statistiques agricoles de l’Union Européenne.
- Je croyais que...
- Quand j’ai vendu quelques bêtes à l’automne 1986, après les pluies de Tchernobyl, toutes les carcasses étaient fortement radioactives.
Le vieux K.S. ne s’était pas rasé depuis un moment. Mais les rides et la barbe cachaient mal l’émotion qui strangulait sa voix.
- Continue, je me souviens parfaitement de ce jour-là. Les écoles étaient fermées en Allemagne.
- Ils ont trouvé de quatre à cinq milles becquerels par kilo selon l’âge et la corpulence des bêtes. Les gens du gouvernement sont venus me voir et m’ont dit que tout mon troupeau était contaminé et devait être abattu et mis en décharge. Je n’ai jamais repris de bêtes, Franz, tout ce qu’ils mangent est contaminé pour cinquante ans, je n’ai jamais pu, Franz, jamais, je n’ai même pas essayé de décontaminer mes installations, j’ai tout lâché. C’est fini, Franz, il n’y a plus que deux vieillards, ici, Klipo et moi.
- Ils reviendront un jour.
- Qui ? Les gens du gouvernement ? Ils attendent que je crève, je leur coûte encore trop cher.
- Je parlais de vos enfants et des rennes, plus tard, quand tout se sera apaisé.
- Personne ne reviendra. Quand le fer sera épuisé, les autres partiront aussi et alors il ne restera plus que les techniciens des barrages qui monteront ici par roulement. La fin des rennes est le signal de notre propre disparition.
- Je ne crois pas.
- L’histoire des Saami se termine, Franz, tu pourras l’écrire en rentrant à Berlin, c’est maintenant qu’il faut venir pour nous photographier, après il n’y aura plus personne. Allez, viens m’aider à atteler Klipo, on va aller faire une petite balade en traîneau, je vais te faire visiter le Nord, le vrai.

11

L’ouverture des cadeaux constitue presque toujours un moment formidable dans la biographie des personnes. Cette impatience juvénile et presque érotique, devant ces papiers obscurs et brillants, laisse des traces indélébiles. Manuel s’avança à la suite de sa sœur dans la maison. Le sapin avait été placé au centre de la pièce principale du rez-de-chaussée. Une guirlande musicale et lumineuse semblait un lierre électrique étouffant l’arbre sous sa masse colorée.
Sa plus jeune sœur se retourna vers lui et le regarda avec un air narquois.
- C’était des blagues.
- Quoi ?
- Le Père Noël, c’était des blagues, il n’existe pas, c’est les parents qui amènent les cadeaux.
Manuel garda son air austère de garçon de bonne famille.
- Si, pourtant, il existe bien.
La petite fille fit une grimace particulièrement laide.
- Je les ai vus faire et puis c’est impossible de toute manière, un homme seul ne pourrait pas faire tout çà à lui tout seul. Et puis le coup des rennes, tu en as déjà vu en vrai des rennes ?
Manuel porta un doigt sur sa bouche.
- Je vais te dire un secret, sœurette. Approche.
Il la prit dans ses bras et la petite cala sa tête sur son épaule.
- Tu vois, Nilda, il existe, même si cela peut te paraître bizarre. A moi, par exemple, il m’a envoyé quelque chose de vraiment important cette année.
- C’est quoi ?
- Je ne peux pas te le dire maintenant, d’ailleurs, je ne sais pas exactement ce qu’il a trouvé.
- Mais dis !
- Viens, on va la glisser dans le tas de cadeaux.
- C’est quoi, une lettre ? C’est nul comme cadeau !
- Cette lettre est très importante, sœurette. Elle vaut tous les cadeaux du monde.
- Si tu le dis.
La mère entra à son tour dans la pièce en portant de la vaisselle dorée. Elle l’interpella.
- Manuel, ton père t’a dit quand il rentrait ? Il ne me dit jamais rien !
- Il est parti chercher Grand-Père. Il devrait être là dans quelques minutes, ne t’inquiète pas.
- Sol a téléphoné. Ils sont en route.
- Ce sera une belle soirée.
- Comme quand tu étais petit.
Il la regarda. C’était sa maman.

12

Je vais vous parler d’abord de Saint-Nicolas de Myra, ce chrétien de bazar.
Il a été tué un 6 décembre par la chute d’un décor sur un plateau de la télévision turque.
Bon, c’est moi qui avait installé le décor, mais ça ne prouve rien, il y a des gens qui sont nés avec le mauvais œil.
C’est la fatalité.
Ce mec, il jetait les pièces d’or par la cheminée pour racheter à leurs parents des jeunes filles destinées à la traite des blanches.
C’était un Très Saint Homme.
Moi, je vous dis ça comme ça, ces jeunes filles, on les a jamais revues ailleurs que sur des vidéos spécialisées.
Enfin, vous pensez ce que vous voulez.
Bref, les anglo-saxons essayent de vous faire croire que c’est moi Saint-Nicolas, qui suis devenu le Père Noël, par un glissement stratégique du 6 au 25 décembre, dans le cadre de l’optimisation calendaire pontificale.
Foutaises.
Ceux qui vous disent cela n’y connaissent rien.
C’est un coup de Jésus.
Il supporte pas la concurrence celui-là.
D’ailleurs, je vais vous confier quelque chose que j’ai découvert dans les années soixante quand j’étais en Amérique.
Tout le monde a entendu parler de l’affirmative action ?
Non ?
Tant pis pour vous, ignorants crasses.
Tout le monde croit que c’est le pasteur Martin Luther King et son partenaire au poker le président Lyndon Baines Jonhson qui ont inventé l’affirmative action, en 68, au cours d’une partie mémorable dans un motel de Memphis, Tennessee.
Sottises.
C’est Jésus qui a tout inventé.
Ce gars-là faisait déjà de l’affirmative action 2000 ans avant le mouvement pour les droits civiques et l’avancement des gens de couleur.
Comptez avec vos doigts.
Gaspard, Melchior et Balthazar.
Trois noms.
Trois couleurs.
Déjà les quotas de l’affirmative action.
Vous croyez franchement que je me soucie de quotas quand j’emballe mes cadeaux ?
Non, sérieusement, j’aurais l’air de quoi avec 33,33 % de Pères Noëls noirs ?
Ou 33,33 % de Pères Noëls jaunes ?
Foutaises.
Je l’affirme jusque dans l’adversité.
Je suis le seul dépositaire de la marque.
Je suis le Père Noël forever.
Immensément blanc !
Qu’on se le dise.

13

Le juge replaça ses lunettes sur son petit nez curieux et fouineur de lettré sikh. Papa Mambo et l’anguille lui faisaient face de l’autre côté d’une épaisse table en bois tropical. Deux policiers se trouvaient de faction près de la porte d’entrée de la pièce, car le Tribunal Pénal International d’Arusha n’était pas à l’abri d’une tentative d’attentat. Un fonctionnaire, en retrait à gauche du bureau, consignait les échanges entre le juge, le prévenu et son conseil.
- Monsieur Mambo, je vais vous relire les chefs d’inculpation qui ont motivé votre arrestation et votre transfert à Arusha. Votre avocat pourra s’il le souhaite intervenir pour vous préciser les implications de tel ou tel élément du dossier. D’abord, je dois vous signaler que votre dossier se décompose maintenant en deux ensembles juridiquement distincts. Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda a retenu contre vous les charges suivantes : trafic d’armes avec pays sous embargo international, complicité d’attentat et complicité de génocide puisque les fournitures d’armes que nous avons pu identifier montrent que votre filière d’acheminement a fonctionné jusqu’à l’exode du gouvernement génocidaire. L’anguille se redressa dans son fauteuil et prit la parole avant que le juge ne reprenne son souffle.
- Mon client ne distribue que des jouets et quelquefois des psychotropes fantaisie au hasard de ses tournées, il est impossible qu’il soit impliqué de la manière que vous décrivez.
- Papa Mambo était en concert à Kigali le 24 décembre 1993, après une tournée qui a commencé au mois de novembre précédent. Chaque concert de cette tournée a été l’occasion d’une livraison à un groupe armé officiel ou à un groupe clandestin des réseaux Zéro.
- C’est une coïncidence. Son orchestre anime souvent des réveillons dansants.
Le juge ignora la faible remarque de l’anguille.
- Quant à la seconde partie de la procédure judiciaire, il s’agit de deux mises en examen simultanées par la justice belge et française, accompagnées de deux demandes d’extradition officielles, portant sur le financement occulte de partis politiques de ces pays. Les charges retenues sont : fausses factures et faux en écritures privées, abus de biens sociaux, corruption active, défaut d’autorisation d’exportation délivrée par le Ministère de la Défense. Enfin, une plainte a été déposée pour homicide volontaire par la femme d’un des occupants du Falcon 50 abattu le 6 avril 1994 au dessus de l’aéroport de Kigali. Je vous informerai ultérieurement de l’état d’avancement de cette nouvelle procédure.
Papa Mambo chaussait grand, au moins du 51, ce qui n’était pas sans lui poser des problèmes pour se chausser correctement. Il racla le sol avec ses talons.
- Dites-moi ce qu’il y avait dans ces soi-disantes livraisons ?
- Des hélicoptères, des blindés légers, des canons de 105 et de 120, des mitrailleuses, des fusils et pistolets automatiques, des grenades. Nous avons de nombreux bordereaux attestant le transport depuis la France, via un pays tiers, et cela, malgré la destruction par l’ambassade de France de la totalité de ses archives. J’ajouterai que vous êtes soupçonné d’avoir acheminé les deux missiles SAM-16, missiles épaulés à guidage infrarouge, saisis par l’armée française dans les stock irakiens au cours de la première guerre du Golfe, en février 1991 et utilisés contre l’avion du président. Les deux servants de cette arme sophistiquée seraient deux soldats ou agents français ou sud-africains déguisés en soldats belges.
- Qu’est-ce qui vous fait penser que je puisse être mêlé à cela ?
- Le déguisement, monsieur Mambo, l’art du déguisement.
Lentement, comme dans un cauchemar gluant d’inertie, Papa Mambo vit le bureau chavirer autour de lui puis basculer au milieu des cadavres flottants dans la rivière rougie. Il vit le vieil homme s’approcher de lui en nageant par saccades. Les morceaux de son corps tenaient avec des liens. Papa Mambo lui adressa vertement la parole.
- Qu’est-ce que tu veux le vieux ?
- Imana yirirwa ahandi igatawa i Rwanda.
Puis le vieux s’agrippa fermement à lui.

14

Les deux hommes achevaient de charger le traîneau qui contenait maintenant tous les éléments de la kota, la tente traditionnelle des saamis, et de nombreux sacs en peaux de renne et des provisions. Ils avaient revêtu les vêtements traditionnels rouges et bleus renforcés de fourrure. Le vieux Klipo s’ébrouait de temps en temps, secouant l’attelage entier, impatient d’un nouveau départ. K.S. se tourna vers Franz. Leurs paroles créaient de petits nuages éphémères au devant de leurs lèvres.
- Tu sais, pour lui aussi, c’est quelque chose. Depuis 45, il n’a plus jamais été attelé et moi, je suis sorti en traîneau pour la dernière fois en 85. Après, tu comprends, je n’avais plus le goût.
- Tu ne m’as pas encore dit où on allait.
- J’ai mon idée. Tu le verras bien assez tôt.
- On est prêt ?
- Je crois bien.
- Alors, on est parti !
- Grimpe !
Klipo s’ébroua quand K.S. lança le cri du départ. Le traîneau s’ébranla et commença à glisser vers l’ouest en faisant craquer la neige. Ils semblaient partir à la poursuite du soleil. Franz Kappiert resserra sa toque sur ses oreilles à mesure que l’attelage prenait de la vitesse. La fulgurance du traîneau lui parut au départ un peu inhabituelle, mais rapidement Franz Kappiert tomba dans un sommeil profond, propice aux rêves les plus fous.
- Franz ! Réveille-toi !
- Hein ?
- On est arrivé, Franz. Tu sais, son traîneau, c’était vraiment pas du pipeau.
Le jeune Allemand frotta ses yeux, digérant lentement les paroles du vieux.
- Tu veux dire qu’on a voyagé avec le traîneau du Père Noël ?
- Qu’est-ce que tu crois que c’est ? Une motoneige japonaise ?
- Ah, merde alors, tu aurais pu me prévenir.
Il se leva pour extirper son corps engourdi du véhicule qui avait tant bercé son enfance.
- On est arrivé, c’est là que je voulais t’emmener. C’est beau, non ?
Franz jugea qu’il était difficile de trancher entre le jour et la nuit, c’était comme un troisième état de la lumière. Le col présentait une large ouverture, comme empâté par le temps. Aucun arbre n’était visible à des kilomètres.
- Regarde là-bas.
K.S. lui indiquait quelque chose au loin dans la pénombre.
- Où, là-bas ? Je ne vois rien.
- Droit devant, les maisons juste à l’entrée de la vallée. C’était le poste allemand qui contrôlait l’ancienne route terrestre entre la Norvège et la Suède.
- Il y avait des soldats ?
- Une quinzaine d’hommes, des blessés ou des gars trop vieux pour être renvoyés sur le front de l’Est. A l’époque, j’avais vingt-trois ans et je comprenais pas grand-chose à ce qui se passait autour de moi. Et puis on ne se comprenait pas. Eux, ils ne connaissaient que l’allemand ou le polonais, et nous, le saami. Ils étaient comme dans une oasis, protégés de la guerre par la neige et le Nord. Et puis, un jour de décembre 43, je les ai aperçus près de chez nous, en pleine montagne, avec leurs paquetages, en pleine tempête de neige. J’ai cru qu’ils s’étaient perdus, je suis allé à leur rencontre. Ils avaient reçu leur feuille de route pour aller arrêter l’armée rouge dès le lendemain. Ils venaient de déserter.
- Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

15

Il existe différents moyens pour ouvrir une lettre, depuis la coupure chirurgicale jusqu’à la déchirure d’une plaie boursouflée. Bien sûr, la lettre de Manuel n’est apparue qu’à la fin de la soirée, lorsque tous les autres cadeaux eurent été ouverts. Elle n’avait bien sûr pas l’allure habituelle d’une lettre de Noël comme en fabriquent parfois les enfants. Aucune trace de feutre, aucune trace de paillettes n’étaient visibles sur l’enveloppe. Il était tout juste possible d’apercevoir l’adresse madrilène de Manuel à travers la fenêtre translucide. C’est sa mère qui commença à découper le silence en petits morceaux de douleur si petits et si nombreux que chacun pourrait repartir comblé.
- C’est pour qui ? demanda-t-elle.
- C’est pour tout le monde, pour tous ceux qui me connaissent.
- C’est pas lui qui l’a écrite. C’est le Père Noël !
Le regard noir des adultes calma instantanément la petit fille.
- Qui veut l’ouvrir ?
Le père se dressa comme s’il venait de comprendre. Il regarda son fils dans les yeux, puis déchira à son tour cet espace de silence qu’il avait peu à peu construit, consolidé jusqu’à ce qu’il prenne l’apparence et la consistance du réel.
- Alors, tu l’as fait ?
- C’était plus facile là-bas.
- Dis-moi que ce n’était pas la raison principale de ton départ ?
- C’était une intuition.
- Tu seras toujours mon fils.
- Peut-être que c’est marqué dans la lettre comment on fait dans ces cas-là... Tu veux l’ouvrir ?
De grosses larmes avaient roulé sur les joues immenses de sa mère, ces mêmes joues qui l’avaient tant attiré quand il était petit. Ses deux yeux devinrent deux océans furieux, d’où l’eau sortait en bouillonnements macabres. Manuel avait déjà vu sa mère dans cet état, quand elle avait perdu son frère dans le naufrage du croiseur Général Belgrano coulé par la marine anglaise pendant la guerre des Malouines. Mais, à l’époque, en 1982, Manuel n’était encore qu’un enfant et il avait douloureusement haï cette Dame en Fer qui semblait la cause de tous leurs malheurs et qui lui avait ravi son oncle.
- Qu’est-ce que tu veux savoir, Manuel ?
- Je veux d’abord que quelqu’un nous lise cette lettre.
Le père s’approcha du sapin, se baissa et ramassa l’enveloppe. Il sortit son briquet et commença à enflammer le coin droit de la lettre près de la fenêtre. On n’entendait que le craquement léger de la flamme, comme une soufflerie miniature du pays des jouets.
- Manuel, il n’y a aucune raison d’ajouter du sordide à cette explication. Je vais te raconter l’histoire de ta naissance. Je n’ai rien à foutre de ces singeries génétiques. Je pensais simplement que tu nous aurais donné crédit de ton enfance. Mais je constate que je me suis trompé. Tu vois, Manuel, à l’époque j’ai longuement hésité, ça s’est fait sur un coup du cœur, nous avons voulu te sortir de ta route, Manuel, parce qu’il nous semblait à ta mère et à moi que ta route ne menait nulle part.
- Où sont mes parents ?
- Ton père est mort en mer, Manuel, il a été précipité d’un hélicoptère dans l’océan le 6 décembre 1977. Ta mère était déjà enceinte quand elle a été arrêtée, elle a accouché en prison, ils l’ont gardée trois mois après ta naissance, puis elle a été exécutée. Son corps est dans une fosse commune dans une zone d’entraînement de l’armée de terre, près de Rosario. Nous t’avons récupéré quand tu avais six mois, et entre-temps, tu avais été placé dans une institution religieuse ici à Buenos Aires.
Le père se tut et le tic-tac de l’horloge devint monstrueux dans les têtes.
- C’est tout ce que tu as à dire ?
Personne n’avait appris à Manuel comment se comporter dans de semblables occasions. Il avait peur, il avait mal, il avait honte. Sa mère tourna son visage vers lui, mais elle ne pouvait pas voir, ses yeux étaient inondés.
- Alors, tu as fini par aller voir les Folles ?

16

Si j’ai bossé avec l’Oncle Sam ?
Affirmatif et pas qu’un peu.
C’est lui qui m’a offert ma première Cadillac.
On est un peu comme deux associés dans cette affaire, lui et moi.
Ma petite entreprise, je l’ai calée propre et sec entre la première et la deuxième révolution industrielle.
On parle tout le temps de Citizen Kane.
Mais moi j’ai utilisé la presse bien avant lui.
Premières salves, 1820, j’enlève le haut.
Deuxièmes salves, 1860, j’enlève le bas.
Le Père Noël, un mec qui tient ses promesses.
Coup de grâce, 1930, en pleine dépression, je signe un partenariat avec Coca-Cola pour accéder au marché mondial.
Le plan Marshall, c’est qui à votre avis qui a eu l’idée ?
Marshall, ce galonné monomaniaque ?
J’ai imaginé, conçu et assuré 95 % des programmations du Plan Marshall.
Le chewing-gum, les séries B et les bas synthétiques qu’on fait rouler en bandant, c’est moi.
Evidemment la publicité et la mercatique, cela génère quelques contraintes.
Et toute activité est soumise à un cycle de vie.
L’ascendance de la courbe n’est infinie que chez les nymphomanes.
Il faut se diversifier.
Le dernier des maffieux sait cela.
Un Français m’a contacté en 1940 pour créer la fête des mères, je lui ai fourni quelques conseils techniques moyennant une participation au capital initial.
Quand il a cassé sa pipe, j’ai repris toute l’affaire.
J’ai aussi passé un pacte secret d’assistance mutuelle avec l’Union Soviétique et l’Allemagne, où j’ai cédé les droits d’exploitation de mon personnage à d’excellents mimes locaux, le Grand Joseph Vissarionovitch Djougatchvili et le Délicat Adolf Heil.
Mais j’ai repris l’exploitation directe pour l’un dès 1945, pour l’autre à partir de 1991, les résultats étaient devenus très insuffisants.
Mais attention, je sais partager.
J’ai créé la convention collective des Pères Noëls, où j’ai mis au point avant tout le monde la formule du CDD jetable.
Je gère aussi des parcs d’attraction, ça me change les idées.
Ah, j’allais oublier.
J’ai pris des options dans le génie génétique appliqué à la culture de la citrouille.
Vous avez vu comme ça marche fort Halloween en ce moment ?
Bref, vous avez compris.
Bouffer de la viande de renne à longueur de temps, j’en ai vite eu marre.
Les Lapons sont les derniers des ringards.

17

- Revenons à cet histoire de déguisement, monsieur Mambo, puisqu’elle a l’air de vous troubler.
- Je n’ai rien à dire à ce sujet.
- Oh si, monsieur Mambo. J’aimerai que vous m’aidiez à compléter la liste de vos nombreuses et multiples identités.
- Qu’est-ce que vous insinuez, monsieur le Juge ? Papa Mambo est citoyen d’Anguilla, musicien de son état. Et j’ajoute que c’est un grand ami des Etats-Unis.
Le juge fit un geste à l’attention du greffier, lui signifiant qu’il était inutile de faire figurer les propos qui allaient suivre dans le procès-verbal d’interrogatoire et qu’il pouvait aller prendre un café dans la salle des pas perdus. La porte se referma et le juge reprit l’accroche de l’anguille tout en se penchant vers eux, sur le ton de la confidence.
- Ecoutez-moi bien tous les deux. La politique est devenue sacrément compliquée ces temps-ci. Et je crois bien que vous avez un train de retard.
- Je ne comprends rien à vos salades.
- Dans toute cette affaire du Rwanda, vous vous êtes trop avancés avec les Français, Mambo, ça vous retombe sur la gueule maintenant. C’est normal.
- Mon client a toujours entretenu des liens de confiance avec l’administration américaine et connaît personnellement plusieurs anciens présidents.
- Je sais, Monsieur Mambo partageait beaucoup de choses avec la face cachée de l’administration américaine, fourniture de femmes, de drogue, financement des campagnes électorales présidentielles et de partis politiques.
- Je n’ai jamais fait que du financement poétique, de l’aide à la création.
Le juge éclata de rire.
- Alors vous, Mambo, vous êtes un marrant ! Vous risquez de passer une éternité derrière les barreaux et vous continuez à faire comme si de rien n’était. Ecoutez, même si cela dépasse le cadre de cette instruction, j’ai là de quoi alimenter un Tribunal Pénal International en procédures contre vous pour au moins tout le prochain millénaire.
Il montra de la main des caisses et des caisses de dossiers empilées le long des murs.
Vous voulez quelques éléments d’appréciation ?
Il souleva le rabat d’un pochette cartonnée posée sur son bureau. Papa Mambo l’arrêta d’un geste de la main, auquel sa stature dominante donna encore plus de poids.
- Inutile de discuter des détails. Qui m’a donné ?
- Vous n’avez aucune idée sur la question, monsieur Mambo ?
- Comment avez-vous accumulé tous ces dossiers ?
Une rage intérieure était en train de sourdre des orifices de Papa Mambo.
- Un groupe d’enquêteurs de l’ONU surveille vos activités depuis votre intervention en 1968 à Mexico.
Papa Mambo interrompit à nouveau le juge.
- Pourquoi ? Qui a ordonné cette enquête ?
- Il y avait à cette époque des plaintes qui émanaient de nombreux pays. Ce sont des fonctionnaires scandinaves qui traitaient ces dossiers. Le parlement autonome lapon a alimenté régulièrement la plupart des dossiers depuis sa création en 1973.
Papa Mambo se leva d’un bloc, comme saisi d’une colère incontrôlable et se mit à éructer sa rage. Les deux gardes dégainèrent pour assurer la sécurité du juge onusien.
- Je vais les réduire en bouillie, je vais les bouffer, je vais les brûler, les écraser, les vomir, les réduire à l’état de particules élémentaires, les châtrer, les crucifier, les découper en lanières que je ferai sécher au vent mauvais...

18

Franz Kappiert tentait de replacer correctement ses moufles pour échapper au blizzard glacé qui s’engouffrait dans ses manches et dans la vallée comme dans un entonnoir.
- Qu’est-ce qui s’est passé, vous les avez cachés ?
- Bien sûr, moi, je les aimais bien. C’étaient peut-être des soldats allemand mais ils n’avaient rien fait de mal ici et puis je savais parfaitement ce qui les attendait sur le front de l’Est.
K.S. avait stoppé le traîneau devant les baraquements construits par le détachement de la Wehrmacht qui avait surveillé ce bout de frontière avec la Suède pendant quatre ans. Tout semblait en l’état, comme neuf, prêt à revivre. Franz Kappiert lui en fit l’observation d’une voix un peu rauque.
- C’est vrai, mais ça m’a toujours paru naturel ainsi. Il s’est passé ici des choses qui ont peu à voir avec la vie ordinaire.
Il s’avança vers le première construction dont la porte métallique battait au vent. K.S. dégagea la congère à coup de pieds et entra. Les lits étaient tous là, avec les couvertures pliées, et les armes de chacun des hommes du détachement allemand suspendues aux montants métalliques. C’est à peine si une odeur d’humidité suintante trahissait l’abandon du bâtiment depuis cinquante ans.
- Evidemment les autorités militaires allemandes se sont bien doutées qu’ils n’étaient pas partis pêcher la baleine. La police militaire de la SS les a réclamés à la Suède dès le lendemain. Mais, en décembre 1943, il commençait à se faire tard pour faire les gros yeux au gouvernement suédois. Bref, l’attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne est monté jusqu’ici pour porter sa lettre au Père Noël.
Franz Kappiert réalisait qu’il n’était venu ici que pour se faire confirmer une intuition. K.S lui permettait de vérifier empiriquement son hypothèse initiale. Son grand-père, Ernst Mutig, sous-officier d’infanterie de vingt-six ans, blessé devant Leningrad, convalescent et déserteur de la Wehrmacht à la date du 19 décembre 43, avait été livré à la police militaire SS par le Père Noël le 24 décembre de la même année. Il avait été fusillé le soir même avec ses camarades d’évasion.
- Il les a attrapés dans notre campement, dans leur tente. A l’époque, on n’avait pas tous ces préfabriqués. Il a dû leur raconter une histoire tellement belle qu’ils sont partis avec lui sans même nous dire au revoir. Peut-être qu’il leur a dit que la guerre était finie, qu’Hitler et Staline avaient signé la paix à l’occasion de Noël, qu’il les ramenait chez eux dans leurs familles pour la messe de minuit. Tu ne l’as jamais rencontré, Franz, mais sache bien qu’il faut une sacré force de caractère pour ne pas se faire embobiner par le Père Noël. Ce type est vraiment un tordu.
- Et les corps ?
- Les Allemands n’ont jamais voulu nous le dire. Et je ne crois pas qu’ils aient archivé ce genre de détails. Il faudrait retrouver l’un des SS, peut-être y en a-t-il encore en vie... Ils ont la vie dure, en général.
K.S. s’assit sur l’un des lits de fer en baissant la tête vers le sol. Franz regardait au loin, à travers le mur humide. K.S. releva les yeux, chercha à attraper son regard, puis il recommença à parler.
- Tu sais, Franz, les Saami ont un secret, le Père Noël, nous savons vraiment qui c’est. Je veux dire, on a toujours su à quoi s’en tenir avec lui. Rétrospectivement, je peux te dire que nous avons été très naïfs de croire qu’il n’existait plus parce qu’il avait quitté la région depuis cinquante ans. La voix de Franz prit les intonations douloureuses d’un vocoder.
- Tu as connu un dénommé Ernst Mutig ?
- Quand je suis entré dans leur grande tente vide, le 25 au matin, j’ai vu leurs plaques militaires en évidence au centre de la tente, sur les pierres du foyer. Ils nous les avaient laissées, heureux de partir, confiants dans une vie meilleure. Au printemps, je suis revenu les enterrer dans la montagne, dans cet endroit où nous avions campé. Oui, ce nom est bien inscrit sur l’une des plaques, Franz. Je t’emmènerai là-bas.

19

La pièce semblait mesurer des kilomètres. Ils se voyaient, mais de loin, sans posséder le détail des visages, juste une fluctuation formelle de la ligne des corps sur l’horizon. Le père paraissait au garde-à-vous devant l’histoire. C’est à peine s’il relâcha ses traits quand il reprit la parole.
- Maintenant, Manuel, tu pars ou tu restes, mais tu décides là maintenant, ce soir. Sache que n’est pas moi qui jeté ton père dans la mer, que ce n’est pas moi qui torturé et éxécuté ta mère. Nous t’avons toujours aimé, ta mère et moi. Pour nous, tu as toujours été notre fils. C’est à toi de choisir, Manuel, maintenant.
- Tu sais pourquoi ils sont morts ?
- Qu’est-ce que tu veux, Manuel ? Ne mélange pas tout, je n’ai jamais fait de renseignement. Je ne suis pas juge d’instruction. Si tu veux savoir cela, ce n’est pas à nous qu’il faut le demander. Il y a des tribunaux pour ça.
- Ca fait un moment que j’ai des doutes.
- Tu aurais pu nous en parler au lieu de faire analyser des mèches de cheveux en Espagne. Nous étions si indignes que tu ne puisses pas nous en parler ?
- Je veux retrouver mes parents.
- Ils sont morts, Manuel, et n’existent plus qu’à l’état de souvenirs.
- Je veux tout savoir d’eux, comment ils étaient, pourquoi ils sont morts, où ils vivaient avant, leurs amis, leur famille.
- C’est un travail de deuil. Je comprends que tu aies envie de le faire.
C’est sa mère qui venait de retrouver l’usage de la parole. Le flot mouvant de ses larmes s’était tari et elle faisait beaucoup plus âgée comme cela, semblable à une vieille sorcière abandonnée par le destin. Elle s’arrima aux paroles de son mari pour en infléchir le cours.
- Nous sommes prêts à t’aider, Manuel, mais le passé est mort. Il faut aussi que tu t’occupes du présent.
- Le passé est incorporé en nous. Mes parents vivent en moi quoi que tu en penses.
- Manuel, comprends bien que nous regrettons tout ce qui c’est passé à cette époque, les circonstances ont fait cette vie qui est la nôtre aujourd’hui. Je n’en suis pas particulièrement fière. J’ai toujours fait ce que j’ai pu.
- Je ne te demande pas de te justifier. Le monde n’a pas commencé d’exister six mois après ma naissance, c’est tout. Si tu n’es pas capable de comprendre ça...
- Je comprends, Manuel. Si tu es allé voir les Folles, tu dois connaître l’identité de tes parents.
- Elles avaient besoin de détails que je ne connaissais pas et puis je n’étais pas sûr à ce moment-là. Ma situation pouvait correspondre à plusieurs enfants de disparus, dont on est toujours sans nouvelles.
- Je ne l’ai jamais dit à ton père, mais quand tu avais quatre ans, tu dessinais de drôles de choses. Alors je suis allé voir les sœurs de la Félicité, ce sont elles qui t’ont gardé pendant les trois mois qui ont séparé la mort de ta mère de ton arrivée chez nous. Elles m’ont appris beaucoup de choses sur ta maman. Elles l’ont vue le jour où ils l’ont séparée de toi. Va les voir, Manuel, moi je n’arriverai jamais à te le raconter moi-même. Et puis, il y avait cet intermédiaire qui s’est occupé de placer tous les enfants de disparus dans des familles. Je ne sais pas s’il vit encore. Retrouve cet homme, Manuel, et demande-lui ce que tu veux savoir. C’est tout ce que je peux te dire.

20

Les gens sont devenus exigeants.
Tenez, même ceux qui n’ont rien veulent quelque chose.
Et pour tout dire, la vente par correspondance c’est plus comme avant.
C’est fini la boutique à Grand-Papa avec inventaire le 2 janvier.
Depuis que je m’y suis mis, je peux l’affirmer devant témoins et en toute honnêteté, le spectacle est permanent.
Vous connaissez Schumpeter, l’économiste féru d’épistémologie, l’homme au paradigme entre les dents.
C’était son truc à lui, la vague d’innovations.
Et bien je surfe sur une vague d’innovations depuis cinquante ans, les mecs.
Ouais, depuis que j’ai quitté la Laponie, je me sens mieux.
Passer sa vie au cul des rennes, quelle misère !
Les Caraïbes, la Floride, la Californie, l’Argentine, le Brésil, l’Afrique du Sud, la Thaïlande, voilà des destinations qui sonnent comme la musique que j’aime.
Les flûtes en tibia de renne et la musique ethnographique, merci, j’ai déjà donné.
Mais je m’égare, revenons à cette vague d’innovations dont je vous parlais tout à l’heure.
Tenez, par exemple, le marché du bébé blanc vivant ne s’est jamais aussi bien porté, avec son sous-marché de la mère porteuse saine, jusqu’à 100 000 dollars la pièce.
A ce prix-là, on aurait tort de se gêner.
Et puis aussi il y a tous les orphelins qui cherchent un foyer, et qui s’en occupe vraiment ?
Les services sociaux ?
Foutaises keynésiennes.
C’est encore moi qui me tape tout le boulot.
Et je peux vous dire que la gratitude n’est pas la chose la mieux partagée du monde.
Bon.
Dernièrement, j’ai offert les codes génétiques de la population islandaise à tout un tas d’apprentis sorciers qui me tannaient le cul depuis des années en tripotant compulsivement tous les 24 décembre leur ADN pour les nuls.
C’est humain, ça.
Faut bien faire plaisir, sinon les gens finissent par ne plus y croire.
Evidemment, souvent ils veulent tous la même chose.
Et alors ils se disputent car je n’ai pas amené assez de jouets pour tout le monde.
Je leur dis, c’est bientôt la nouvelle année, prenez de bonnes résolutions sinon la guerre du Golfe va durer cent ans.
Et ils font des résolutions qui durent le temps qu’on met à les rédiger.
Ils n’écoutent jamais rien.
Je vais vous dire un secret moi aussi.
En vérité, le patron travaille seul.
C’est la seule morale de toute cette histoire.

21

Ecrire un épilogue constitue souvent un exercice fastidieux car tout le monde a compris et pour tout dire enfoncer des portes ouvertes peut s’avérer dangereux. Nombreuses sont les personnes qui se sont blessées dans cet exercice.
K.S., le Lapon abandonné de tous, confia le secret au jeune universitaire allemand.
- Ce secret, Franz, nous ne l’avons jamais révélé à quiconque n’était pas saami et comme presque personne sur la terre ne parle saami, il a été facile de considérer cela comme une affaire qui ne regardait que nous.
- C’est à propos de lui, du Père Noël ?
- Nous n’avons commencé à en parler aux fonctionnaires assermentés de l’ONU qu’à partir de 1973, quand nous avons obtenu la création d’un parlement autonome lapon en Finlande. Ça a été une bonne base logistique pour surveiller ses activités. Tous les deux mois, on envoyait un rapport détaillé de ses méfaits, du moins de ceux que l’on avait repérés en lisant la presse internationale.
- C’est qui alors ?
- Le Père Noël, c’est un Stallo, le dernier des Stallo, le roi des Stallo. Le dernier de son espèce, mais le plus dangereux aussi.
- Je n’ai jamais entendu parler de ça.
- Je te dis, on a longtemps considéré que c’était une affaire interne. J’ai été l’un des premiers à penser que nous devions le surveiller de beaucoup plus près.
- D’où il vient ?
- Personne ne sait vraiment, des gens d’ici ont même souvent ouvertement douté de son existence. Pourtant tous nos récits mythologiques abondent de combats avec les Stallo. Longtemps, ils nous ont terrorisés. Ils venaient et enlevaient les gens, les enfants, tuaient les troupeaux, brûlaient les campements. Et puis, un jour, on a tué un premier Stallo presque par hasard, par la parole. Les Stallo ont toujours parfaitement maîtrisé la langue saami et l’art du discours, mais ce jour-là on s’est aperçu qu’ils ne supportaient pas que l’on s’exprime mieux qu’eux. Le Stallo était mort de rage contre lui-même d’avoir été ainsi humilié devant nous. Il s’est consumé et a disparu. On a éliminé comme cela la plupart des Stallo, qui ont alors cessé de se reproduire comme avant. Puis ils sont devenus de moins en moins nombreux et, au bout d’un moment, il n’est plus resté que les plus doués. Et puis, un jour, il y a maintenant plus de cent cinquante ans, il n’en est resté plus qu’un, leur Roi, un roi sans peuple et sans couronne. Nous lui avons alors proposé un marché. Nous lui laissions la vie sauve et le droit de circuler chez nous, et lui, lui changeait radicalement de vie en décidant de faire le bien. Au début, tout s’est passé comme convenu, et puis peu à peu, nous sommes quelques-uns à avoir eu des doutes, tu sais, cette intuition que le fond de l’air sent mauvais.
C’est au même instant, à des milliers de kilomètres de là, que le juge du Tribunal Pénal International pour le Rwanda s’adressa à Papa Mambo en langue saami, lui intimant l’ordre de s’asseoir. Le colosse regarda le juge et un éclair de feu sembla sortir de ses pupilles.
- Qui es-tu pour me parler ainsi ?
- Tous les fonctionnaires onusiens de ce programme d’enquête ont suivi des stages intensifs de langue saami, Stallo, tu ne pourras pas t’en sortir, même ces deux policiers nigériens parlent saami comme s’ils étaient nés à Kautokeino.
- Salopard !
Le tissu des vêtements de Papa Mambo commença à se dissoudre sous l’effet de la chaleur.
- Nous ne souhaitons pas spécialement qu’il y ait un procès public, Stallo, tu sais trop de choses sur trop de gens. Le mythe continuera à vivre sans toi. Les Lapons ont fini par accepter notre version de l’histoire en contrepartie de la concession à titre collectif, exclusif et permanent de l’élevage du renne et de la fermeture des autres tranches de la centrale de Tchernobyl.
Stallo voulut répondre, mais sa langue était devenue une langue de flamme et aucun son ne sortit de sa bouche. La pièce était envahie de fumée. Il se mit à courir vers la fenêtre ouverte. Les deux policiers nigériens lancèrent une sommation en saami, mais déjà Stallo avait disparu, et dans la cour du palais de justice d’Arusha, en quelques instants, la mousson africaine transforma Stallo en une bouillie sans forme, une pâte dépourvue de toute intelligence.
A la même seconde, à Buenos Aires, Nilda, la plus petite des trois sœurs de Manuel s’aperçut que la lettre qui venait de brûler quelques minutes plus tôt était encore là, sous le sapin. Elle le regarda en souriant.
- Je peux l’ouvrir, Manuel, la lettre ?

*

Frédéric Barbe
Périphéries, décembre 2000
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