Périphéries

Trallalero genovese - Polyphonies génoises (5/12)

« Huit seigneurs médiévaux prêts à gérer la charité »

« A mes yeux, ces manifestants
ne représentent pas les pauvres. »
George W. Bush, président
des Etats-Unis d’Amérique,
à la télévision française le 20 juillet


Matteo. Maillot azur, pantalon brun, cheveux longs et boucles d’oreille, Matteo Jade, trente ans, est un invisible en civil, un de ces Tute Bianche (in borghese), les « combinaisons blanches » sans uniforme. Il milite au Zapata, un des centres sociaux occupés de Gênes, véritables bouillons de cultures si mal compris et inconnus, tant en Italie qu’ailleurs, qui ne sont ni des squats, ni des cellules. Nés en 1994, quand Marco Formentini, le maire de Milan appartenant à l’époque à la Ligue du Nord, avait qualifié de « fantômes » les militants du centre social Leoncavallo à peine évacué et que ces derniers étaient revenus à la charge habillés des combinaisons blanches, les Tute Bianche ont toujours le goût de l’action comme de la métaphore. Pour Matteo, qui en est le porte-parole génois, les Tute Bianche « n’ont jamais comme aujourd’hui eu un tel écho dans la société civile italienne, voire mondiale ». Et voici dans le détail d’une conversation, qui a eu lieu le 14 juillet, comment il l’explique :

« Peut-être que je ne devrais pas le dire, moi, mais ça me semble évident : les Tute Bianche ont une grande capacité à s’adresser à la société civile et celle-ci les entend. Quand Luca Casarini [porte-parole national du mouvement], et donc les Tute Bianche, finit sur la Une de L’Espresso, cela signifie bien qu’on a atteint un niveau important. D’un côté, on a su utiliser les médias et renverser leur signification, on a su les exploiter dans une optique vraiment globale. D’un point de vue politique, nous avons été très laïcs : dans le mouvement, il y a eu un débat sur le comportement à adopter face aux médias. Heureusement on l’a dépassé sans heurts. Pour nous, ça a un sens de parler avec la société civile. C’est idiot de penser dans une optique anarchoïde que si les médias parlent de nous, ça veut dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Si tout le monde endosse les combinaisons blanches ou si ces combinaisons commencent à être vendues dans les magasins, on doit nécessairement penser qu’on a été caricaturés, qu’on est devenus des stéréotypes ? C’est probablement vrai d’une certaine manière. Mais ce qui n’est pas moins vrai, c’est qu’à partir du moment où, quand on parle, des gens nous écoutent, on tient un moyen très puissant pour s’adresser à tous. »

« D’un autre côté, nous sommes parvenus à donner une réponse à l’absence actuelle de représentation de la société civile. C’est clair que les partis et les syndicats surtout vivent dans une contradiction importante et sont encore dans l’ancien millénaire. Les Tute Bianche et, plus généralement, le Genoa Social Forum, qui regroupe plus de 1.000 organisations internationales, réussissent à valoriser et à mettre ensemble des positions très différentes. C’est la première fois depuis l’après-guerre qu’en Italie -pardon si je suis un peu emphatique, mais c’est la réalité-, on arrive à construire un laboratoire politique avec, par exemple, les religieuses qui prieront et jeûneront pour que, nous, nous réusissions à entrer dans la zone rouge. Avant que la droite arrive au pouvoir, nous avions un gouvernement de centre-gauche qui n’est jamais parvenu à dire qu’un autre monde est possible. Cela démontre que cette gauche-là vit à des années-lumière de la gauche sociale, de la société civile globale. »

« Il est possible - et nous sommes en train d’en discuter ces jours-ci - que les Tute bianche disparaissent, enfin je veux dire, qu’on enlève nos combinaisons blanches pour devenir une multitude. C’est un raisonnement qu’on essaie de mener, c’est difficile parce que d’un point de vue organisationnel, le phénomène devient mondial. Il y a les Tute Bianche espagnoles, les Tute Bianche finlandaises. J’ai vu des manifestations en Angleterre avec des militants qui portaient des combinaisons blanches. Du coup, maintenant que la contamination a eu lieu, qu’est-ce qu’on fait ? Mais c’est vrai aussi qu’en Italie, aujourd’hui, on pourrait imaginer un saut en avant en l’enlevant. On en parle. Peut-être qu’on ne le fera pas au bout du compte. On verra. »

- La combinaison blanche, vous l’enlevez pour le G8 ?

« Oui, c’est ça, maintenant, pour le G8. Parce que c’est le moment. Nous avons atteint un sommet et peut-être doit-on commencer à gérer cette hégémonie de fait. Qui est contre le G8 ? Ce sont les Tute Bianche. Bien sûr, il y a tous les autres, mais ce sont les Tute Bianche qui représentent la radicalité. On ne dit pas seulement qu’on est contre le G8 ; on dit qu’on bloquera le G8. Notre capacité de communication doit maintenant être gérée. La visibilité, c’est bien, mais pour quoi faire derrière ? Nous sommes un mouvement ; nous ne sommes pas un parti. On n’a pas de garanties pour demain. Après le G8, comment ça se passe ? Qui le sait ? Personne. Maintenant on a toute l’attention des médias. Puis ça peut retomber.

- Justement, que comptez-vous faire après le G8 ?

Ce serait intéressant de maintenir le niveau de coordination du Genoa Social Forum. Pourquoi faire ? L’automne, en Italie, risque d’être chaud. Il y a ce gouvernement de droite qui n’a aucune crainte, aucune pudeur pour expliquer qu’il va tailler dans les dépenses sociales, qu’il va massacrer les pauvres. Je te raconte un épisode idiot, mais très significatif. Hier, Berlusconi est venu à Gênes pour vérifier la bonne avancée des préparatifs pour le sommet. D’après moi, ça a été mis en scène, c’était trop beau, trop réussi comme image. Une vieille dame a réussi à s’approcher de Berlusconi : “Regardez, lui a-t-elle dit, je n’arrive pas à finir le mois avec ma retraite minimale.” Et lui, qu’est-ce qu’il fait ? Il prend ses coordonnées. Il lui offre un million de lires [3.500 francs français] et l’invite à aller à la commune pour qu’on l’aide. Cette image, c’est celle d’un roi, c’est la conception d’un grand seigneur. C’est très métaphorique. Berlusconi est connu pour être inapprochable. Tous les journalistes le disent et font la queue pendant des heures pour l’interviewer, souvent sans succès, d’ailleurs. Qu’une petite vieille réussisse, elle, à l’approcher pour lui dire que le montant de sa retraite est trop bas, c’est assez étrange. De toute façon, c’est ça, la métaphore du G8 : les huit grands qui, dans leur grande bonté, “offrent”, “font des cadeaux” au monde ; ils ne prennent pas de mesures pour changer le cours des choses, mais ils offrent des cadeaux, et pas des droits. Berlusconi, si quelqu’un lui dit : “Oh ! La retraite de base, faudrait peut-être penser à l’augmenter !”, une personne sérieuse, un vrai président du conseil réfléchirait à une loi pour augmenter les montants des retraites de base. Mais lui non, il octroie une aide à une miséreuse pour montrer qu’il est bon et généreux.


« Des places, des rues, des usines, qu’on pousse un cri », un tract de Rifondazione Comunista

C’est une conception fordiste et quasi médiévale de la société, dans laquelle il y a les huit Seigneurs prêts à gérer la charité, mais, en revanche, absolument pas disposés à imaginer un monde différent. Des petites choses que sont les retraites de base jusqu’à la lutte mondiale contre le SIDA. Cet automne, ce sera très complexe et il faut commencer à penser quel sujet social se présentera contre ce gouvernement. C’est une situation à discuter. Il y a aussi la question de Rifondazione comunista que nous devons discuter en Italie. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Qu’est-ce qu’ils vont dire ? Les jeunes communistes de Rifondazione se sont beaucoup rapprochés des Tute Bianche et de la logique de la désobéissance civile. Ils seront dans la rue pour pratiquer la désobéissance civile. Il y a une contamination des pratiques, surtout parce qu’au fond, la combinaison blanche, cela signifie que c’est une pratique et un contenu.

OK, la combinaison, c’est un interface médiatique, mais c’est surtout une élaboration, c’est la conquête du droit pour le mouvement de s’auto-défendre dans la rue. Cela avait été obtenu dans les années 70, mais avec le reflux et l’aplanissement, on avait tout perdu. Aujourd’hui, c’est légitime de descendre dans la rue avec un casque sur la tête. Personne ne veut se faire fracasser la tête. C’est pour ça que les instruments défensifs sont légitimés. Cette dimension des Tute Bianche qu’on peut appeler la désobéissance civile est en train de se répandre dans le monde.

- Alors, vous aussi, vous êtes des mondialisateurs ?

Nous prouvons, jour après jour, que nous sommes, nous, vraiment pour la globalisation. Les maîtres du monde ne sont pas pour la globalisation ; ils ont besoin de l’Etat, ils veulent l’Etat-nation pour arrêter les immigrés qui essaient d’entrer dans l’Europe forteresse. Ils veulent l’Etat pour filer des subventions, des aides publiques aux entreprises. En réalité, ce sont eux les étatistes, ils veulent des allégements de charges, des abattements de cotisations sociales, des contrats de qualification, des emplois aidés. Ils sont très peu libéraux ; ils veulent la présence de l’Etat pour les aider eux, pas les peuples. Notre globalisation est, avant tout, celle de l’idée d’un monde sans frontières. A la limite, si on doit globaliser quelque chose, ce sont les droits. On est déjà en train de le construire.

- Dans la galaxie des Tute Bianche, il y aussi ce collectif d’écrivains, rassemblés sous le pseudonyme de Luther Blissett ou celui de Wu Ming. Tu aimes ?

Luther Blissett, les Wu Ming, ce sont des Tute Bianche... Il y a un rapport naturel, un rapport qui existe entre les artistes et les politiques. Ils réussissent à décrire avec leur habileté artistique la situation. Ils sont très imagés. L’idée de Gênes, ville médiévale, c’est très juste, par rapport à la sidérurgie. D’un autre côté, ils arrivent à regarder un peu plus loin que les politiques, que nous qui sommes pris dans les contingences. Ils ont cette vision un peu détachée. Cela me plaît. Sur l’abandon de la combinaison blanche, par exemple, ils sont lucides. Par rapport à la gestion des symboles, ils ont une réflexion très belle. Eux ils écrivent des manifestes, et nous, malheureusement, on doit prendre en compte la réalité politique, la gestion, les différentes composantes du mouvement.

Mais cette capacité de déplacer l’imaginaire qui est la leur nous sert aussi au quotidien. Pendant un an, les Tute Bianche ont dit : “Nous, nous allons faire la guerre au G8” et le jour où la “guerre” doit se produire, il n’y aura sans doute pas de Tute Bianche au sens strict - puisque nous nous devrions ne pas les mettre ce jour-là-, mais il y aura une multitude de gens qui feront les choses que les Tute Bianche ont annoncées. Par les discours, on arrive à déplacer des montagnes. Les médias essaient toujours de donner le même message. On parle du “peuple de Seattle”, comme si il s’agissait toujours de la même armée de professionnels de la contestation qui font le tour du monde et courent vers tous les sommets. A cela, nous répondons que nous sommes le “peuple de Gênes” et qu’au contraire, ce sont les citoyens et les habitants des différents endroits qui refusent cette logique d’occupation militaire, qui n’est rien d’autre que la publicité, l’avertissement via un logo que nous sommes dans l’unique monde possible. C’est l’autoproduction, l’autojustification d’un système économique et social, d’une vision de la société. Et ce sont les citoyens qui refusent cela. C’est un véritable cauchemar pour les maîtres du monde. Ils ne réussiront à se rencontrer, à se voir, qu’à la condition qu’il n’y ait personne.

Il y a un an et demi, quand le gouvernement précédent de centre-gauche, avec Massimo D’Alema à sa tête, en a eu l’idée, cela devait être à Gênes et cela devait être une grande fête. Les huit Grands allaient se promener dans la ville, leurs épouses feraient du shopping, il allait y avoir de belles soirées à Portofino, du théâtre et de l’opéra tous les soirs. Ils sont aujourd’hui dans leur citadelle assiégée. La fête est finie avant même d’avoir commencé.

Ceci dit, cela ne doit pas, pour ce qui nous concerne, se transformer en tragédie. Absolument pas ! On ne veut pas d’un autre Göteborg. C’est très important. Nous voulons bloquer le G8, mais pas à tout prix. On n’utilisera pas des moyens démesurés pour bloquer un symbole. Ils sont disposés à nous arrêter. Ils sont l’armée du monde, de l’empire. Ce qui est sûr, c’est que ça ne sera pas une fête, ce sera sûrement pour eux une farce. Et de toute façon, ce doit être le dernier G8. C’est ça l’objectif. Si tu vas voir les articles de presse d’il y a un an, comment était décrit ce G8, nous avons déjà gagné : le G8 devait être accueilli par les foules en délire, avec les petits drapeaux. Maintenant, les autorités disent aux Génois : “Partez, quittez la ville pendant le G8 !” Et à ceux qui comptent arriver d’ailleurs : “Ne venez pas !” Gênes, dealée l’année dernière aux Grands pour devenir une capitale mondiale de la pensée unique pendant quelques jours, sera effectivement un centre, mais pas dans le sens prévu : Gênes devient un événement global pour ceux qui veulent dire : “On ne peut pas suspendre notre droit de manifester” et “Un autre monde est possible”. C’est comme ça que ça va se passer. C’est vrai que pour les journalistes, pour les yeux et les oreilles de la société civile, nous sommes beaucoup plus intéressants, nous, que les puissants. C’est évident. Nous sommes moralement supérieurs au G8 ; nous parlons de dignité humaine, eux de profits ; ils administrent un monde géré par les multinationales - ils le savent tous - et ne s’en cachent pas ; avec l’arrogance qui les caractérise, ils expliquent qu’ils sont une minorité, qu’ils ne sont que 20% de ce monde, mais que, comme ils sont les plus riches, ils sont les seuls capables de déterminer l’aide aux pays pauvres. C’est ça l’arrogance. »


« Le G8, opportunité ou fruit empoisonné pour Gênes, les citoyens et les forces productives ? »,
photo de Thomas Lemahieu

Autoflagellation. « Nous l’avions dit avant Gênes, le problème de comment défendre nos cortèges et nos initiatives se pose. Nous sommes contre toute militarisation du mouvement, mais nous ne laisserons pas nos têtes sous les matraques de la police en levant les mains en l’air. Nous refusons l’usage de la force comme idéologie, mais en cas d’agression, nous ne renoncerons pas a priori à l’utiliser pour nous défendre. Il faut affronter les Black Blocks pour ce qu’ils sont, un symptôme d’une dévastation sociale opérée par le néo-libéralisme, une modalité de lutte autoflagellante, individualiste et destructrice. Il n’y a pas à criminaliser ces jeunes ou très jeunes, mais bien à chercher à les récupérer dans une dimension politique antilibérale positive. Ou, en tout cas, à limiter les dégâts que leurs propres modalités de lutte peuvent causer à tout le mouvement. Et ce, alors que le gouvernement les a utilisés à Gênes pour obtenir le résultat opposé : accroître les dégâts et détruire un mouvement de masse. »
Piero Bernocchi, porte-parole des Cobas (syndicats « de base » italiens), dans il manifesto du 15 août.

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Périphéries, août 2001
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