Périphéries

Trallalero genovese - Polyphonies génoises (3/12)

Toc, toc, toc !!! Mais qui c’est ? La police !

Mais c’est (registre journalisme sportif)
la finale de la Coupe du Monde...

Les attaquants.
Instruments : échelles pour sauter les grilles et les barrages, scies circulaires pour tailler des passages dans les grilles, catapultes et frondes pour lancer des objets.
Armes : matraques, bâtons, pièces de monnaie limées et assemblées avec du ruban adhésif, aérosols de gaz, lacrymogènes, cocktails molotov.
Stratégies : guérilla urbaine (les groupes d’autonomes tenteront des incursions tout au long des cortèges), vitrines brisées et poubelles incendiées, assauts multiples et tous en même temps le long du périmètre de la zone rouge, attaques symboliques par la mer et par les téléphériques au-dessus de la ville, attaques informatiques, attentats aux réseaux de distribution d’électricité.
Task-Force médicale. Une équipe de 40 médecins et 60 infirmiers ; un réseau d’assistance avec des véhicules reliant directement les lieux du sommet et les hôpitaux ; 300 sacs funéraires supplémentaires.

Les défenseurs.
Grilles « infranchissables » (barrières urbaines Jersey, grilles de quatre mètres, barbelés, piques métalliques), 14 accès pour les véhicules dans la zone rouge, 200 accès fermés, 24 caméras de vidéosurveillance en marche 24 heures sur 24, cellules mobiles d’intervention rapide avec des jeeps en renfort dans les zones à risques (des accès éventuellement forcés), désactivation du réseau pour les téléphones portables, moyens techniques pour identifier les suspects filmés par les caméras.
Les policiers : 9.000 hommes (y compris les 2.000 agents de Gênes)
La Guardia di Finanza [corps militaire, armé jusqu’aux dents et spécialisé dans les affaires financières] : 1.500 hommes
Les gendarmes : 5.000 hommes
L’armée : les paras « de la foudre », les noyaux d’artificiers, les spécialistes de la guerre NBC (nucléaire, bactériologique et chimique)
La marine : à peu près 800 hommes, dont le commando sous-marin Comsubin
L’air : 400 hommes, 12 hélicoptères , 4 avions, une batterie anti-aérienne installée à l’aéroport
Une infographie dans La Repubblica du 12 juillet 2001

Des armes, des vraies, des qui tuent. Des boucliers, des matraques standards, des matraques américaines (contondantes), des gaz lacrymogènes, des camionnettes blindées, des chars, des mitraillettes, des pistolets, des revolvers, des balles en caoutchouc, des balles réelles. Carlo Giuliani a été assassiné, vendredi 20, vers 17 heures, par un jeune gendarme. Abattu à balles réelles. Carlo Giuliani avait à peine ramassé l’extincteur que les gendarmes venaient de lancer par la lunette arrière. Abattu à balles réelles. Carlo Giuliani le portait devant lui. Abattu à balles réelles. Le gendarme est inculpé pour homicide volontaire. Abattu à balles réelles. Les défenseurs avaient des armes, des vraies, des qui tuent. Abattu à balles réelles.

Franca. Mais qu’est-ce que vous faites là, Franca Rame ? Samedi 21 juillet, à quelques dizaines de mètres du carré de tête de la manifestation. « Je suis là. Cela fait 72 ans que je suis là. C’est naturel : avec Dario, nous sommes toujours venus dans toutes les manifestations. Et aujourd’hui, on continue. » Le téléphone de l’actrice sonne, c’est son prix Nobel de mari et de littérature : « Oui, Dario. Je t’entends mal. Pis : Je ne t’entends plus... » Merde. « Où en étions-nous ? L’ennemi est encore plus facile à identifier aujourd’hui qu’il ne l’était dans les années 70. En Italie, nous avons un gouvernement fasciste. Le mort était nécessaire. Le mort sert le pouvoir. Il l’a cherché. Et il l’a eu. » Re-sonnerie. « Dario ? Comment ça va ? » Franca Rame raccroche et coupe court. Merde. « Fais-moi dire ce qui t’est utile, d’accord ? » OK.


Dans le parc de l’Aquasola, on joue « Johan Padàn » de Dario Fo,
photo de Thomas Lemahieu

Dario, Franca et Jacopo. Mais qu’est-ce que vous faites là, Dario Fo, Franca Rame et Jacopo Fo ? « En 1972, nous avions mis en scène Toc, toc, toc ! Mais qui c’est ? La police !, un spectacle dans lequel on racontait comment, derrière les bombes des ces années-là, il y avait les services secrets. Dans le livret du spectacle, nous avions inséré, en guise de prologue, une enquête sur ce qui ressortait des informations judiciaires et des contre-enquêtes du Mouvement. On parlait des premiers attentats de ces années-là, les bombes contre le domicile du chef de la police Bonanno de Padoue, contre deux sièges du Mouvement social italien [MSI, parti néo-fasciste], le Palais de Justice et le bureau du recteur de l’Université de Padoue Opocher. Les bombes furent attribuées au Mouvement Etudiant. Mais tout de suite des noms de terroristes de droite - Freda, Ventura, Fachini - commencèrent à sortir. On parlait de Juliano, un commissaire qui avait osé suivre la “piste noire” et qui avait fini par être accusé de distribuer des armes et des explosifs aux terroristes. Et on parlait du policier Salvatore Ippolito et du fasciste Mario Merlino, l’un et l’autre infiltrés dans le groupe anarchiste 22 mars que fréquentait Pietro Valpreda. Ce même Valpreda qui, par la suite, sera accusé de l’attentat du 12 décembre 69 à la Banque de l’Agriculture, attentat qui coûta la vie à 16 personnes. »
« A présent, nous savons avec certitude que, pendant ces années, nous disions la vérité. Des tonnes de documents confidentiels sont peu à peu sortis des armoires du pouvoir. Ils nous racontent l’histoire d’une provocation constante et criminelle qui a coûté des centaines de vies humaines. Des histoires incroyables d’avions militaires qui transportent des terroristes en route pour placer leurs “bombes anarchistes” et de gendarmes qui trinquent après la séquestration et le viol de Franca : une action militaire bien réussie de plus ! Nous assistons ces derniers jours à une invraisemblable répétition des événements d’alors. Et, comme s’il ne s’était jamais rien passé, nous entendons de nouveau parler des “bombes anarchistes”. Bruno Vespa [présentateur vedette de la Rai] a des orgasmes multiples en direct tandis qu’il nous raconte les dizaines de fausses alertes à la bombe dans toute l’Italie. Or, des bombes, il y en a aussi des vraies, et par chance, pour l’heure, elles n’ont tué personne. Un gendarme a toutefois failli perdre un œil. Une fois de plus, nous voyons se dérouler le même scénario terrifiant. »


Dans la zone rouge déserte, photos de Thomas Lemahieu

« Face à la montée en puissance d’un mouvement mondial de contestation profondément pacifique, le pouvoir répond en cherchant à l’entraîner dans le jeu de la violence. Voici les bombes, voilà qu’on cherche l’excuse pour taper et arrêter, en espérant que quelques-uns parmi les jeunes accepteront l’affrontement militaire. Pour être sûrs que ça se passe comme cela, soyez certains que de nouveaux infiltrés sont d’ores et déjà à l’œuvre. Au moment où nous écrivons (jeudi 19 juillet 2001), nous ne savons pas ce qui va se passer dans les trois prochains jours. Espérons qu’il ne se passe rien, mais ce sera difficile. [...] »
« Avec la stratégie de la tension, ils n’ont pas réussi à arrêter le Mouvement dans les années 70 ; ils n’y arriveront pas cette fois non plus. Mais, à l’époque, ils avaient quand même réussi à nous faire perdre beaucoup de temps, beaucoup de camarades, tués ou poussés à réagir de manière violente à la brutalité criminelle du pouvoir. Tant de gens furent assassinés dans une furie insensée et inutile. La poésie épique des barricades exerce une fascination énorme et purificatrice. Elle offre des émotions rageantes, les tourbillons des drapeaux, des hymnes et des rêves de femmes splendides qui caressent les blessures des héros. Parfois, toutefois, si tu veux combattre le désespoir et la faim dans le monde, bêcher la terre, creuser des sillons, c’est la seule possibilité que tu as à disposition. Et après que tu as bêché, tu dois encore mettre de l’engrais et tu te salis les mains avec la merde. Quand tu pues le fumier, c’est moins probable qu’on vienne chanter des hymnes à ta gloire. Ceci dit, quand les plantes grandissent, tu peux manger et aussi boire, si tu as eu l’intelligence de planter aussi des vignes. »
Dario Fo, Franca Rame et Jacopo Fo, « Gare aux anarchistes d’Etat ! », texte écrit et publié sur la page personelle de Franca Rame le 19 juillet.

À visage découvert. On a vu un fantôme dans les vicoli [les ruelles près du port de Gênes]. Les brigades volantes ont contrôlé et arrêté par hasard et à la stupeur générale Renato Curcio. Aujourd’hui, l’ancien idéologue des anciennes Brigades rouges travaille dans une maison d’édition, à Tivoli, près de Rome. Il est libre. Pas en semi-liberté : totalement libre de circuler. Il a publié, dans une maison d’édition appartenant à Berlusconi, un livre d’entretiens avec un journaliste qui s’intitule À visage découvert. « Au début des années soixante, l’ex-brigadiste a vécu un peu moins d’un an à Gênes et peut-être, hier, il passait près de Piazza dello Statuto juste comme ça, pour rencontrer une nouvelle fois un de ses vieux copains ou pour revoir les lieux de sa jeunesse, hasardent, le 12 juillet, les chroniqueurs du Corriere mercantile, une feuille de chou locale. Mais ce qui est sûr, c’est que sa présence dans la ville a frappé les agents des forces de police et surtout ceux qui, pendant les années de plomb, combattaient fermement les Brigades rouges. » Les années de plomb, mais dans l’estomac.

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Périphéries, août 2001
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