Périphéries

Avec l’APEIS et Ne Pas Plier (3/5)

« Nous ne sommes pas en trop, nous sommes en plus »

- La plupart des groupes engagés, politiques, syndicaux, artistiques, associatifs, etc. travaillent à la conception d’une « contre-information » face à l’information, instrument de la domination. Il s’agit, pour eux, de répondre à l’information dominante par la contre-information. Vous, vous paraissez complètement ailleurs, en dehors de ce couple infernal qui conduit à l’impuissance.

Gérard Paris-Clavel : Il n’y a pas d’art politique ; il y a des pratiques politiques de l’art. Ce sont les formes de diffusion qui vont qualifier ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Ce n’est pas la nature de l’œuvre en elle-même. Si quelqu’un peint des biches dans les sous-bois, il peut accrocher son image dans des musées, il peut l’accrocher dans une épicerie, il peut l’accrocher chez un marchand d’armes. Mais à partir du moment où il prend son sous-verre et qu’il l’emporte dans une manif de pompiers, de chômeurs, de ce qu’on veut, le type, il fait un acte politique. Parce qu’il va exposer sa singularité avec l’autre, on ne lui demande pas de représenter le politique. On lui demande d’être présent avec sa sensibilité artistique au sein d’un mouvement politique. C’est ça, faire une pratique politique de l’art. Et faire de l’art politique, si c’est pour nous refaire l’ouvrier chantant ou le chômeur triomphant, on n’en a rien à foutre. Ça nous dessert. Le problème, c’est d’être soi-même en tension avec un collectif et, si possible, de fuir toutes les visions angéliques. Il faut que les artistes aient une vision de la réalité.

L’art, c’est un travail. Que les artistes comprennent que, si c’est un travail, eh bien, ils en sont dépouillés comme tous les travailleurs, parce qu’il y a un rapport de force défavorable aux travailleurs au sein du monde du travail... On fait croire aux artistes qu’ils sont au-dessus de tout ça. Mais c’est archi-faux ! L’art, c’est un travail au premier sens, au sens d’une activité personnelle. Ce n’est pas un emploi, effectivement. Encore que beaucoup d’artistes - et particulièrement dans les arts appliqués - sont avant tout des domestiques. Le propre d’une manipulation, c’est être invisible, insoupçonnable et, dans le même temps, organisée. C’est évident qu’il y a aujourd’hui une manipulation des formes à travers les signes du commerce, la pub, l’organisation des débats. Cette manipulation contribue, d’une part, à ne pas laisser voir la ficelle de la manip’ du capitalisme et, d’autre part, à créer des consommateurs au lieu de créer des citoyens, c’est-à-dire à transformer tout ce qui pourrait être pris sous un mode critique dans un mode de salivation, de désir d’achat, y compris d’achat de la solidarité, d’achat de la fraternité, d’achat de tout ce qui peut être sensible transformé en produit. Et ce, dans un truc immédiat, de manière à ce qu’on n’ait même pas le temps d’articuler une critique. On ne peut être que radical et la radicalité sans savoir, ça n’a pas de sens. La première des solidarités, c’est de comprendre ; or, pour comprendre, il faut du temps. Parce qu’il faut écouter.

« Pour organiser un syndicat
de la lutte symbolique,
c’est autrement plus difficile
que quand on avait seulement
des quantités de salaires à gérer »

C’est très dommage que, pour contrer ce phénomène, on ne trouve pas d’organisations assez fortes qui auraient certains moyens pour s’emparer de cette question. Ces organisations politiques, syndicales, associatives ou caritatives sont repliées sur des modèles, des visions dont elles sont les premières victimes. Un peu comme les jeunes des cités sont fascinés par des marques. Alors que si il y a bien des ennemis de la jeunesse, et avant tout de cette jeunesse du Sud qui les fabriquent, ce sont bien ces marques.

Si ces choses arrivent, ça veut dire qu’il y a des professionnels, des gens des formes, de l’écriture, qui se sont mis au service du libéralisme capital, qui ont accepté d’être les larbins du capital. Ils ont abandonné leur pouvoir critique au profit d’un gain économique ou même, quelque fois, seulement symbolique. La recherche du gain symbolique passe parfois aujourd’hui avant celle du gain économique ; c’est une perversion qui s’est immiscée dans les têtes avec l’arrivée des médias. Alors, pour organiser un syndicat de la lutte symbolique, c’est autrement plus difficile que quand on avait seulement à gérer des quantités de salaires. Les gens veulent être les plus forts et même parfois ils sont prêts à payer pour être reconnus tellement ils sont cons et aliénés ; moi, je vois ça dans ma profession : il y a un tas de gens pour qui la reconnaissance sociale passe avant le gain économique, tellement ils sont malheureux par ailleurs. On n’est plus sur des schémas de lutte, comme on pouvait le faire avant avec le pouvoir d’achat. Les luttes deviennent plus complexes.

Le fait que l’on soit tous les deux en train de discuter de tout ça, je ne vois pas où je pourrais le faire ailleurs, avec d’autres militants, d’autres organisations. A l’APEIS, ils n’ont pas peur qu’on leur pique le pouvoir des formes, sous prétexte qu’on aurait plus de connaissances, parce qu’ils ont apprécié notre capacité politique. C’est en tant que politique que je suis avec eux, ce n’est pas en tant qu’artiste. En tant qu’artiste, je fais des images. Ça aussi, c’est très important. Je ne suis pas un artiste qui va voir les pauvres, je ne travaille pas avec les chômeurs. C’est abstrait, les termes génériques de la misère, et du coup, ça n’a pas de sens. On est entre politiques ; j’ai mon boulot, Philippe a le sien, ils sont différents ; et on échange des idées politiques, on échange des expressions. Ça ne se fait pas beaucoup. Ou alors sur le mode de la commande. On va commander un truc, dans les conditions d’une commande sans moyens, si tu n’es pas organisé, tu ne peux faire que de la merde. D’autant que tu as tendance quand tu fais une commande gratuite pour des pauvres à ne pas donner ce que tu as de mieux, parce qu’il faut garder des réserves pour ceux qui payent. Alors que, moi, je pense, au contraire, que l’idée de la gratuité suppose de donner ce que tu as de mieux, parce que la gratuité, ça n’a pas de prix, parce que c’est une question de désir. Par contre, le problème qui demeure, c’est comment trouver les moyens de la gratuité ; ça, ça requiert une autre attitude organisationnelle pour réussir à mettre en œuvre cette alternative.


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Suite de l’entretien
avec Philippe Villechalane
et Gérard Paris-Clavel
Périphéries, mars 2001
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