Périphéries

Carnet
Mai 2005

Au fil des jours,
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[24/05/05] « Ce peuple est encore dangereux »
La pensée tiède, de Perry Anderson

En septembre 2004, quand l’essayiste et historien britannique Perry Anderson a publié dans la London Review of Books les deux articles aujourd’hui traduits au Seuil sous le titre La pensée tiède - Un regard critique sur la culture française, Jacques Chirac avait certes déjà annoncé la tenue prochaine d’un référendum sur la Constitution européenne ; mais personne ne pouvait prévoir le débat de fond, inattendu et virulent, quasi miraculeux, qui allait secouer tout le pays avant le scrutin. Du coup, le caractère quasi prémonitoire que revêt le propos d’Anderson invite à l’examiner avec une attention particulière...

Pour une fois, et ça fait du bien, on se trouve devant le diagnostic d’un « déclin français », mais sans que ce soit à l’aune des critères ultralibéraux, comme ce fut le cas par exemple en 2003 avec La France qui tombe, de Nicolas Baverez : loin de se joindre au concert de grosses voix qui stigmatisent le pays pour son refus entêté d’embrasser enfin sans réserve cette pseudo-modernité qu’ont adoptée ses voisins, escamotant sous les indicateurs de leur « bonne santé économique » fièrement affichée la désagrégation sociale, l’exploitation et la souffrance exorbitantes qu’elle engendre, Perry Anderson attribue justement le déclin de la culture française et de son rayonnement à l’entreprise de mise au pas et de pasteurisation menée par les tenants du libéralisme, à la vague de conformisme qu’ils ont fait déferler sur la vie intellectuelle du pays. Il affirme haut et fort son attachement à cet esprit rebelle, à cette capacité de singularisation sans complexe, à ce refus de la résignation qui rendent malades de haine et de honte les éditorialistes « d’en haut » (Claude Imbert, dans Le Point du 19 mai, maudit le « prurit égalitaire » qui démange ses concitoyens, tandis que Philippe Val, hier, sur France-Inter, comparait les partisans du non à Fabien Barthez crachant sur l’arbitre...). « Si jamais le pays se réduisait à n’être qu’un spécimen de plus dans la cage du conformisme atlantique, écrit-il, il y aurait un grand vide dans le monde. »

« Si jamais le pays se réduisait à n’être
qu’un spécimen de plus
dans la cage du conformisme atlantique,
il y aurait un grand vide
dans le monde »

Mais il dit aussi sa confiance dans la ténacité de cette résistance française au laminoir qui a eu raison, ou presque, de tant d’autres cultures originales (on peut penser par exemple à l’Italie, submergée par un consumérisme sauvagement individualiste, vulgaire et sans mémoire). Il se souvient que « le libéralisme français classique eut une floraison fragile, poussa dans un sol ingrat », et que ce scepticisme a perduré : « Même aujourd’hui, le “laisser-faire” est l’objet d’une telle suspicion que, cas unique dans le monde occidental, le terme contemporain “néo-libéral”, avec toutes ses connotations négatives, n’est guère employé, comme s’il était redondant : “libéral” suffit à lui seul, pour bien des secteurs de l’opinion, à désigner l’immonde. » Il attribue la volatilité du corps électoral - en vingt ans, sept gouvernements ayant duré une moyenne de moins de trois ans chacun - au « refus de croire aux panacées de la réforme néolibérale que tous les gouvernements, qu’ils fussent de gauche ou de droite, ont invariablement proposée aux citoyens ». Il fait remarquer que la percée électorale de Jean-Marie Le Pen, en 1984, correspond au moment où Mitterrand abandonne la vision sociale du Programme commun sur la base duquel il avait été élu : « Pour beaucoup, le système de la pensée unique n’avait laissé que cette possibilité au goût bien âcre. »

Ce qui, à ses yeux, caractérise la France, c’est un très fort individualisme, un « niveau très faible d’organisation permanente » - moins de 2% de l’électorat inscrit dans un parti politique, 7% de travailleurs syndiqués -, mais qui « se conjugue avec une tendance exceptionnelle à s’enflammer spontanément ». Il évoque ces « tornades sociales par temps clair » dont les gouvernements, dit-il, ont appris à se méfier (pas tant que ça, semble-t-il !). Il observe : « Les turbulences qui se forment régulièrement sous la surface paisible d’une société de consommation, les impulsions sporadiques - menaçantes ou résiduelles - à se porter sans crainte à la gauche de la gauche, l’impatience qui, par le passé, s’est manifestée contre l’ennui démocratique, sont autant de raisons de penser que la partie n’est pas tout à fait jouée. » En conclusion, il cite cette phrase de Raymond Aron, en 1978 : « Ce peuple, apparemment tranquille, est encore dangereux. » Et il ajoute : « Espérons-le. »

Oh oui, espérons-le...

Mona Chollet

Perry Anderson, La pensée tiède - Un regard critique sur la culture française, suivi de La pensée réchauffée, réponse de Pierre Nora, Seuil, 137 pages, 11 euros.

Voir aussi : les deux derniers articles de Jean Sur sur Résurgences, « Grand quizz référendum : savoir ce qu’on veut, savoir ce qu’on vote » et « Une mauvaise action » (Le marché de Résurgences XIX) ; l’indispensable blog de Thierry Lenain ; « Le dernier combat contre le totalitarisme du marché », par Jean Zin, sur Ecologie révolutionnaire (5 mai 2005) ; le site des moutons noirs.

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Périphéries, 24 mai 2005
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