Périphéries

Carnet
Juin 2005

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[25/06/05] Le rêve d’une démocratie sans peuple
Après le référendum - Entretien avec Annie Collovald

Charger le peuple pour ne plus avoir à s’en soucier : entretien avec Annie Collovald, maître de conférences en sciences politiques à l’Université Paris-X, paru dans Le Courrier du 24 juin 2005.

Dans Le Monde du 31 mai dernier, Yves Mény, directeur de l’Institut universitaire européen de Florence, voyait dans le résultat du référendum français sur la Constitution européenne l’expression d’un « conservatisme social et de nature populiste », ainsi que d’une « xénophobie populaire », car il ne faut pas oublier, écrivait-il, que « ce n’est pas la bourgeoisie ni les intellectuels dévoyés qui ont inventé les qualificatifs de “bougnoules”, “ritals” ou “polacs” : ces appellations discriminatoires sont nées sur les chantiers et dans les ghettos urbains ». Dans Libération, Serge July, quant à lui, dans son éditorial désormais célèbre du 30 mai, stigmatisait un non « xénophobe », emmené tant par Jean-Marie Le Pen que par des dirigeants de gauche qui s’étaient déshonorés, et parlait d’une « épidémie de populisme emportant tout sur son passage ».

Ces mises en cause virulentes d’un peuple « simpliste, crédule, ignorant, irrationnel, raciste », aux réflexes électoraux primaires et irresponsables, ont eu des résonances familières aux oreilles d’Annie Collovald, maître de conférence en sciences politiques à l’université Paris-X. Elle les avait déjà entendues - et contestées - au printemps 2002, dans les commentaires sur la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle : ce résultat avait été unanimement interprété comme un vote « populaire », provenant d’une masse de mécontents et de « sans-grade » dressés contre les « élites », et séduits par un chef charismatique et xénophobe. Elle s’est attachée à démonter cette apparente évidence dans un livre : Le « populisme du Front national », un dangereux contresens (éditions du Croquant, 2004).

« Le premier parti ouvrier,
c’est l’abstention ! »

Elle rappelle quelques données intéressantes : en 2002, les sondages sortie des urnes, « à chaud », indiquaient que l’électorat FN comptait 31% d’ouvriers - chiffre ramené par la suite à 23%. En déduire que le FN est un « parti ouvrier » ne va donc pas vraiment de soi. Les 22% de commerçants, artisans et patrons ou les 22% d’agriculteurs enregistrés par ailleurs ont été loin de susciter le même intérêt - sans même parler de la progression fulgurante réalisée par les « cadres et professions intellectuelles », qui composaient 13% du vote FN en 2002 contre 4% en 1995, ou du fait que 26% des professions libérales votent FN : « Prétendre que les diplômes protègent du racisme, comme ne craint pas de le faire Pascal Perrineau [directeur du Centre d’étude de la vie politique française], c’est sans doute rassurant, mais cela ne résiste pas à l’analyse. » Surtout, ces chiffres passent sous silence le fait que 31% des ouvriers se sont abstenus (la même proportion que les chômeurs), contre seulement 20% en 1995. Les ouvriers non-qualifiés sont 27% à ne même pas être inscrits sur les listes électorales (et les chômeurs, 31%) : « Le premier parti ouvrier, c’est l’abstention ! » martèle Annie Collovald, pour qui il n’est pas aberrant d’envisager que les succès du FN soient en bonne partie dus à une « radicalisation des électeurs de droite ».

Selon elle, la thèse d’un transfert massif des suffrages communistes au parti frontiste ne tient pas, et repose sur une similitude de façade entre le PC et le FN : la « fonction tribunitienne » assumée par leurs leaders. « Les analystes retiennent le côté “fort en gueule”, mais oublient l’intégration sociale des classes populaires réalisée par le PCF en promouvant en son sein des membres de la classe ouvrière. Les cadres du Front national, au contraire, sont issus des classes supérieures : ils sont ingénieurs, médecins, professeurs d’université... Ils n’ont rien d’ouvrier, et ce sont justement les commentateurs qui, en lui collant l’étiquette de “populiste”, permettent à Jean-Marie Le Pen de se poser en défenseur du peuple. »

« Leader charismatique » ?
« Les électeurs FN font
bien moins confiance
à Jean-Marie Le Pen
que les électeurs socialistes
à Lionel Jospin ! »

Mais le leader frontiste ne se distingue-t-il pas par un langage cru, efficace, qui tranche avec la langue de bois policée généralement pratiquée au sein de la classe politique ? « C’est une erreur de croire que Jean-Marie Le Pen est vulgaire, ou qu’il a un langage accessible. Il parle un français suranné, manie les références obscures, les citations latines... Quant à ses sorties provocatrices, racistes ou révisionnistes, elles sont destinées à la fois à donner des gages à son aile radicale et à mettre en ébullition les médias. Si sa manière de parler a un impact particulier, c’est avant tout sur les journalistes ! Les sondages montrent que les électeurs FN sont les derniers à croire en l’avenir de leur leader ou en ses qualités de chef d’Etat - ils lui font bien moins confiance que les électeurs socialistes à Lionel Jospin, par exemple ! » Selon elle, la vision d’un électorat FN en lien direct avec un leader charismatique, et subjugué par lui, est erronée : « Elle ne tient aucun compte du rôle joué par les représentants locaux du FN, ni de la diversité des contextes et de l’offre électorale selon les régions. Le Front national et les raisons de voter pour lui ne sont absolument pas les mêmes en Provence-Alpes-Côte d’Azur qu’en Alsace ou dans le Nord-Pas-de-Calais. »

Au début des années 1980, le Front national a été catalogué comme « populiste » par des historiens qui, auparavant, avaient affirmé qu’il n’y avait jamais eu de fascisme en France : « L’apparition du FN dans le paysage politique, évidemment, leur posait un problème. Ils ont donc préféré situer Jean-Marie Le Pen dans la lignée de figures comme Pierre Poujade - au XXe siècle - ou du général Georges Boulanger - à la fin du XIXe. » Le terme de « populisme », explique Annie Collovald, a connu une « révolution complète », qui semble aujourd’hui achevée : « Au départ, le mot, tel qu’il était utilisé par Lénine, par exemple, désignait une manipulation intéressée de la cause du peuple. On l’utilisait donc pour mettre en cause les élites et prendre la défense du peuple ; aujourd’hui, c’est exactement l’inverse : le mot sert à stigmatiser le peuple. On assiste au retour en force des thèses conservatrices affirmant la supériorité morale des élites. » Longtemps, le populisme, à gauche, n’avait aucune connotation négative, au contraire : « On trouvait par exemple des “prix de littérature populiste”, récompensant des récits de vie écrits par des ouvriers. Le mot désignait une pratique de mobilisation des plus faibles, une volonté de donner de la dignité sociale à des gens qui n’en avaient pas et de rendre la démocratie concrète. C’était une démarche valorisée ; aujourd’hui, c’est devenu une anomalie dangereuse. Le mot suffit à vous disqualifier, et dispense de toute analyse plus approfondie. »

Assimiler toute contestation du système
à une nostalgie totalitaire

Alors que l’on s’indigne de voir le peuple désavouer les élites, Annie Collovald rappelle que ce sont d’abord ces dernières qui l’ont abandonné : « Les partis politiques se sont détournés des intérêts sociaux des classes populaires, comme en témoigne la transformation du vocabulaire politique, qui évoque de moins en moins les “ouvriers” ou les “travailleurs”, mais les “gens d’en bas”, les “exclus”, sorte de magma indistinct et anonyme. Le Parti socialiste recrute de moins en moins dans les classes populaires et dans les petites classes moyennes relevant du secteur public. » Une certaine gauche a cessé de remettre en cause un système générateur de graves injustices, rendant insignifiant le clivage avec la droite, et en imposant un autre : celui qui séparerait « les compétents des incompétents, les savants des ignorants ». On l’a vu lors du débat sur la Constitution européenne : « Les prosélytes du oui ne cessaient de répéter qu’ils avaient pour eux la raison, le savoir, la capacité de saisir la complexité des enjeux, etc., qu’ils étaient informés, et que, contrairement aux tenants du non, ils avaient lu le texte. » Ce qui se profile derrière cette nouvelle distinction, c’est une conception censitaire de la démocratie.

Désormais, la volonté de prendre en compte les intérêts des classes défavorisées suffit à rendre infréquentables ceux qui la professent. Puisque - c’est bien connu - « les extrêmes se rejoignent », l’extrême gauche et l’altermondialisme sont diabolisés au même titre que l’extrême droite. « En 2002, après le second tour de la présidentielle, le premier commentaire de Pascal Perrineau - par ailleurs inventeur du terme de “gaucho-lepénisme” - a été pour s’étonner que les suffrages de l’extrême gauche ne se soient pas reportés sur Jean-Marie Le Pen ! » se souvient Annie Collovald. Toute contestation du système est assimilée à une nostalgie totalitaire : pendant la campagne référendaire, le premier secrétaire du Parti socialiste François Hollande raillait, lors d’un meeting, les « soviets » que représentaient à ses yeux les comités locaux pour un non de gauche à la Constitution européenne ; Yves Mény écrivait dans le Monde : « Les délocalisations entraînent des souffrances qui doivent être prises en compte mais qu’on ne peut interdire par décret, sauf à instaurer une économie soviétisée. »

Pourquoi se soucier encore
des problèmes de ces gens,
puisqu’ils sont le problème ?

Monter en épingle une « xénophobie » qui caractériserait l’intégralité des classes populaires, et elles seules, permet évidemment de les abandonner à leur sort en toute bonne conscience : pourquoi se soucier encore des problèmes de ces gens, puisqu’ils sont le problème ? Le procédé rappelle l’accusation d’antisémitisme proférée à l’encontre des descendants d’immigrés maghrébins. Ceux qui osent protester contre ce racisme larvé - mépris de classe dans un cas, islamophobie dans l’autre - se voient accuser d’« angélisme » et d’idéalisation gauchisante des « damnés de la terre ». L’accusation de racisme est d’autant plus malhonnête que le Front national, loin de constituer un « microclimat » raciste au sein du paysage politique français, a contaminé l’ensemble de la société : « On mesure mal la levée de la censure qu’a permis son émergence, souligne Annie Collovald. Des discours sur l’immigration, sur l’islam, sur l’insécurité, qui auraient été inacceptables dans les années 1970, sont aujourd’hui des lieux communs. » Dans son livre, elle cite un sondage Sofres de 1971 portant sur les représentations que les enquêtés se font des étrangers : « Il y a actuellement en France de nombreux travailleurs étrangers ; ils occupent souvent des emplois pénibles. Pensez-vous que la France fait un effort suffisant ou insuffisant pour leur permettre de se loger, leur donner une formation, les accueillir avec hospitalité, leur donner des salaires convenables ? » A comparer avec cette question d’une enquête d’opinion contemporaine : « Est-il normal que les immigrés aient accès gratuitement à l’école, touchent des allocations familiales quand ils perdent leur emploi, aient des mosquées pour pratiquer leur religion ? »

« De cause à défendre, le peuple est devenu un problème à résoudre, résume-t-elle. Sans l’avouer, les dirigeants misaient sur l’hypothèse que les victimes du libéralisme se réfugieraient dans l’abstention. Aussi, quand l’électorat populaire se remobilise, comme cela a été le cas le 29 mai, on se plaint qu’il vote mal, qu’il ne sait pas ce qu’il fait... » Tout cela lui rappelle la théorie conservatrice de « l’ingouvernabilité » des démocraties quand elles sont « soumises à une surcharge de demandes populaires », développée en 1975 aux Etats-Unis par Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki : « Leur rapport, rédigé pour la Commission trilatérale, un think tank libéral, soulignait la fragilité des sociétés occidentales, et proposait de limiter les “excès de démocratie” - droits syndicaux, droit de grève, liberté de la presse, etc. - pour empêcher l’effondrement du système libéral. De même, aujourd’hui, en France, Yves Mény affirme que, si le FN représente un danger, c’est parce qu’il serait “trop” démocratique... » Les accusations de « populisme », après avoir longtemps avancé masquées derrière leur opposition à un parti - le FN - lui-même antidémocratique, commencent à apparaître pour ce qu’elles sont : une tentation autoritaire.

Propos recueillis
par Mona Chollet ;
strip de Fred Sochard.
Merci à Isabelle Saint-Saëns

Voir sur le site de Vacarme  : « Le vote Le Pen : la faute au populaire ? », par Annie Collovald (juillet 2002) ; et sur Les mots sont importants : « La “France d’en bas” n’est pas lepéniste (ni sarkozyste) », par Pierre Tévanian

PS. Message reçu d’un lecteur : « A propos de Pascal Perrineau, ce petit passage croustillant extrait d’une depêche AFP du moment, titrée “Sarkozy se positionne résolument à droite de l’échiquier politique”. On y lit que certains politologues “s’inquiètent” du comportement de Sarkozy tandis que d’autres se veulent rassurants et relativisent... « Pour Pascal Perrineau, directeur du Centre d’étude de la vie politique française (CEVIPOF), il est “excessif et lapidaire de qualifier Sarkozy de populiste”. “L’ambition raisonnable de tout leader de la droite est de récupérer ces voix-là. Son discours est fondé sur le sens”, a-t-il expliqué à l’AFP. » Sans commentaire...

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Périphéries, 25 juin 2005
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