Périphéries

Carnet
Juillet 2007

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[29/07/07] Guillemets : Jouffroy, Illouz, Lequesne

« Willa Cather est sans conteste l’un des plus grands écrivains américains du XXe siècle. On ne le sait pas assez. Faulkner, lui, ne l’ignorait pas. Un jour des années 1940, alors qu’il roulait en camionnette avec Howard Hawks vers les Rocheuses pour aller chasser le coq de bruyère et qu’ils parlaient littérature, Clark Gable, qui s’était joint à eux et n’avait sans doute jamais lu un livre de sa vie, les interrompit et demanda à Faulkner (qui, lui, n’allait jamais au cinéma, bien que travaillant alors pour la Warner) quels étaient les grands auteurs américains de leur temps. Faulkner lui répondit posément : John Dos Passos, Ernest Hemingway, Willa Cather et moi. Pour la petite histoire, ajoutons que Clark Gable s’écria sans malice : “Tiens ! Vous écrivez, monsieur Faulkner ?” Avec la même ingénuité, Faulkner lui demanda en retour : “Vous, monsieur Gable, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?” »
Frédéric Vitoux, « Viva Willa ! », Le Nouvel Observateur, 5 avril 2007 - Echanges

« La fois suivante je l’ai invité à dîner. Chinois. Pour le tigre. Se barbouiller les doigts de crevettes au sel et au poivre, l’espionner dans ses choix. Poulet au curry ! Mais quelle banalité Arnaud, regarde un peu mieux, canard sauce thaï, essaye ! Echappe-toi, sois curieux. Ça pique ? Sûrement, comme les orties, traîtreusement, tu ramasses des boutons d’or dans un pré et tout à coup ta main foisonne d’un essaim de fourmillements, le canard thaï c’est pareil, tu l’attaques, tu ne sens pas tout de suite et puis le parfum et le piment t’envahissent. Je n’ai jamais cueilli de boutons d’or. Dommage. Tu crois que c’est un handicap majeur dans la vie ? Ce qui est grave c’est de ne pas avoir appris à se piquer avec des orties, les boutons d’or fanent vite, leurs pétales commencent à se disperser dans ta main et le lendemain matin ils sont étalés sur la table en dessous du vase comme une pluie d’or, sur les tiges il ne reste que les étamines. Et la piqûre d’orties ? Elle est passée avec les fleurs fanées. Le soir ma mère nous faisait de la soupe avec. Les boutons d’or ? Mais non grand dadais, la soupe de boutons d’or c’est pour les petites filles qui jouent à la dînette, de la soupe aux orties. Tu racontes n’importe quoi, c’est des manigances de pythies, on ne fait pas de soupe avec les orties. Bien sûr que si, et délicieuse en plus, ça ressemble un peu à de la soupe à l’oseille. Jamais mangé non plus. Mais qu’est-ce que tu manges ? De la soupe Liebig en boîte, du jambon, des pâtes, et du fromage blanc. C’est tout ? A peu près. Jamais de restaurant ? Jamais, sauf le MacDo.
Normal qu’il ne sache pas faire l’amour, peut-être qu’en commençant par des vapeurs, cinq merveilles, je parviendrai à l’introduire dans un monde plus sensuel. Comment vivre sans boutons d’or ni soupe aux orties. Sans pudding de Noël noir comme du cirage, confit de raisins et d’écorces d’oranges : pendant la guerre on n’avait rien de ce qu’il fallait pour le préparer mais Mamie se servait de pommes de terre à la place de la farine, de figues sèches à la place des raisins, trouvait un fond de cognac ou d’armagnac et ça marchait ! Et le reste aussi marchait, malgré la guerre. A cause du pudding, des valeurs de désir à conserver. Le pudding de guerre de ma grand-mère aussi dérisoire dans sa fonction d’ersatz que Le Verfügbar aux enfers de Germaine Tillon à Ravensbrück. »
Pomme Jouffroy, Res nullius - (Cinq) sens

« Selon Erving Goffman, quand deux personnes sont en présence l’une de l’autre, elles échangent deux types d’informations : celles qu’elles donnent et celles qui leur échappent. D’après lui, dans une rencontre réelle, ce sont les informations qui échappent aux gens qui sont essentielles, et non celles qu’ils donnent volontairement. Les informations que les gens laissent échapper malgré eux, si l’on peut dire, dépendent beaucoup de la façon dont ils utilisent leur corps (voix, yeux, posture), ce qui veut dire qu’une grande partie de nos interactions sont une sorte de négociation entre ce que nous contrôlons consciemment et ce qui échappe à notre contrôle. Cet écart, dans les interactions corporelles, entre ce que nous disons, l’image que nous voulons donner de nous-mêmes, et ce qui échappe à notre contrôle, veut dire qu’il est difficile de décrire les aspects les plus importants de notre moi à l’aide de mots, étant donné que c’est précisément ce dont nous ne sommes pas conscients qui a le plus de chances de produire une impression significative sur la personne que nous rencontrons. »
Eva Illouz, « Réseaux amoureux » (étude sur les sites de rencontre en ligne), in Les sentiments du capitalisme - Echanges

« En reprenant les thèses de Vladimir Propp, Rafael Pividal admet implicitement que tout sujet d’œuvre littéraire est construit lui-même d’une certaine manière, possède une certaine structure. En fait, pour Propp l’ensemble de ces structures-sujets semble être fini et dénombrable - il en fournit une liste exhaustive - proposition qui heurte curieusement le sens commun de nombre d’apprentis écrivains, alors que nul apprenti musicien ne se scandalise autrement de ne devoir composer le plus souvent qu’avec une douzaine de notes. Mais dès 1916, le même Victor Chklovski, qui fut un des maîtres de Vladimir Propp, en tirait un important corollaire : observant les coïncidences existant entre contes espacés parfois de plusieurs milliers d’années ou de kilomètres, il concluait (dans L’Art comme procédé) : “Les coïncidences ne peuvent s’expliquer que par l’existence de lois spécifiques de l’affabulation. On aura beau admettre des emprunts, on n’expliquera pas l’existence de contes identiques à des milliers de kilomètres de distance. (...) En réalité les contes se désagrègent et se recomposent constamment en vertu de lois spécifiques et encore ignorées qui régissent l’affabulation.” (...)
Aussi, avant d’annoncer la mort du roman et d’entreprendre (ou de reprendre) l’exploration d’autres voies narratives, peut-on se demander si, de même que le conte a manqué disparaître faute de conteurs pour en perpétuer la tradition orale, le roman n’est pas menacé simplement de périr faute de romanciers exercés au métier, et si la crise du sujet précédemment évoquée ne relève pas tout bonnement d’une pure question de technique.
(...)
Les formalistes russes, force est de le constater, ne sont pas beaucoup mieux vus en France qu’ils ne le furent en leur temps en Union soviétique. Le seul fait de chercher à décrire les principes généraux qui gouvernent la composition d’un objet littéraire nous paraît une atteinte intolérable à la liberté de créer, et se préoccuper de la forme d’une œuvre plutôt que de son contenu une attitude profondément réactionnaire. Le fait est d’autant plus étrange que le contraire paraît généralement admis dans tous les autres domaines des arts, y compris au cinéma. Il paraît encore plus singulier, si l’on songe que la littérature la plus en vogue actuellement en France - la littérature anglo-saxonne - a assimilé depuis longtemps la leçon des formalistes et ne se prive pas d’en appliquer, justement, ce qu’elle prend pour des recettes. Les universités américaines dispensent un enseignement pratique de la littérature, des écrivains y partagent leur expérience et leur métier : on peut y apprendre à écrire une nouvelle ou un roman, aussi bien qu’à résoudre des problèmes de physique par des méthodes d’analyse numérique. Mieux encore : alors même que les travaux de Vladimir Propp demeurent objets de suspicion en France, on les voit triompher à l’échelle (inter)planétaire, au terme d’une Guerre des étoiles qui, de l’aveu même de son réalisateur, en utilise toutes les ressources.
Quant à Kenzaburo Oe, prix Nobel de littérature, voici ce qu’il écrivait dans un article paru dans Le Monde diplomatique en 1998 : “Si l’Union soviétique a disparu, plusieurs de ses mouvements intellectuels si brillants des années 20 ou 30 gardent toute leur pertinence et font partie intégrante du patrimoine vivant du XXe siècle. Cela s’applique au formalisme russe. Disons, pour simplifier les choses, que les mots de l’écriture littéraire, par un procédé que les formalistes russes appelaient ostranenie - rendre autre -, retardent la transmission du sens et rendent cette transmission plus longue. Ce procédé permet de redonner aux mots la résistance qu’ont les choses elles-mêmes au toucher. (...) Or je dois confesser ici que ma vision du roman ou de la littérature en général se fonde sur cette théorie de l’ostranenie.” »
Paul Lequesne, « Victor Chklovski au secours de la littérature française ? », postface à Technique du métier d’écrivain de Victor Chklovski - Création


Périphéries, 29 juillet 2007
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