Périphéries

Guillemets
Sommaire des citations
(Cinq) sens

« La fois suivante je l’ai invité à dîner. Chinois. Pour le tigre. Se barbouiller les doigts de crevettes au sel et au poivre, l’espionner dans ses choix. Poulet au curry ! Mais quelle banalité Arnaud, regarde un peu mieux, canard sauce thaï, essaye ! Echappe-toi, sois curieux. Ça pique ? Sûrement, comme les orties, traîtreusement, tu ramasses des boutons d’or dans un pré et tout à coup ta main foisonne d’un essaim de fourmillements, le canard thaï c’est pareil, tu l’attaques, tu ne sens pas tout de suite et puis le parfum et le piment t’envahissent. Je n’ai jamais cueilli de boutons d’or. Dommage. Tu crois que c’est un handicap majeur dans la vie ? Ce qui est grave c’est de ne pas avoir appris à se piquer avec des orties, les boutons d’or fanent vite, leurs pétales commencent à se disperser dans ta main et le lendemain matin ils sont étalés sur la table en dessous du vase comme une pluie d’or, sur les tiges il ne reste que les étamines. Et la piqûre d’orties ? Elle est passée avec les fleurs fanées. Le soir ma mère nous faisait de la soupe avec. Les boutons d’or ? Mais non grand dadais, la soupe de boutons d’or c’est pour les petites filles qui jouent à la dînette, de la soupe aux orties. Tu racontes n’importe quoi, c’est des manigances de pythies, on ne fait pas de soupe avec les orties. Bien sûr que si, et délicieuse en plus, ça ressemble un peu à de la soupe à l’oseille. Jamais mangé non plus. Mais qu’est-ce que tu manges ? De la soupe Liebig en boîte, du jambon, des pâtes, et du fromage blanc. C’est tout ? A peu près. Jamais de restaurant ? Jamais, sauf le MacDo.
Normal qu’il ne sache pas faire l’amour, peut-être qu’en commençant par des vapeurs, cinq merveilles, je parviendrai à l’introduire dans un monde plus sensuel. Comment vivre sans boutons d’or ni soupe aux orties. Sans pudding de Noël noir comme du cirage, confit de raisins et d’écorces d’oranges : pendant la guerre on n’avait rien de ce qu’il fallait pour le préparer mais Mamie se servait de pommes de terre à la place de la farine, de figues sèches à la place des raisins, trouvait un fond de cognac ou d’armagnac et ça marchait ! Et le reste aussi marchait, malgré la guerre. A cause du pudding, des valeurs de désir à conserver. Le pudding de guerre de ma grand-mère aussi dérisoire dans sa fonction d’ersatz que Le Verfügbar aux enfers de Germaine Tillon à Ravensbrück. »
Pomme Jouffroy, Res nullius

« Par le vent, l’arbre se laisse étreindre - le vent qui s’engouffre, qui s’ébat dans sa frondaison. J’entends, grâce au peuple de l’arbre qu’unit son enthousiasme, le bruissement de l’Illimité.
Toutes, elles bénéficient de l’allègre caresse du vent : pas une feuille qui soit oubliée, négligée par lui ! Sa célérité n’y faisant pas obstacle, aucune il n’omet d’enlacer ! En dix mille doigts experts il se divise sans pour autant se séparer de soi. Cela, l’intellect le sait, mais ne peut se le représenter. Et pour cause. Le souffle des ailleurs sans confins ne se mêle-t-il pas à cet autre infini qu’est le feuillage en son détail inépuisable ?
Un infini impalpable, donc, visite, en se jouant, un infini concret.
En résulte un ruissellement de contacts et, pourtant, la vivante unité ne se perd pas. Aérienne marée. Dans l’effervescence des bruits brassés, j’entends ceux que tissent ensemble les vagues. La course du flot, je l’écoute dans la forêt de l’arbre. Sous des espèces différentes, la même palpitation puissante se donne cours. Semblable profusion, majestueuse, sujette à des accès de frénésie. Identique soigneuse ubiquité : la rafale, au sein de l’assemblée mouvante, se ramifie, comme se détaille la mer au gré du dédale des rochers.
Le Sans-Borne ainsi se rend présent au tangible, à l’ici-même. Avec la multitude des feuilles dont chacune s’offre en son contour, se distingue par sa frontière, l’Indivis, plus précisément, s’entretient. A la foule volubile et une comme le torrent, échoit une pluie de caresses.
Amours vigoureuses et déliées ; empressées, emportées.
Le vent a beau avoir cessé, demeure son passage en mon oreille. »
Henri Raynal, Tombe la pluie sur l’eau

« A cause de la petitesse de la cerise, de la finesse de sa chair et de l’immatérialité de sa peau - à peine plus solide que la surface d’une goutte d’eau -, son noyau paraissait toujours incongru. La dégustation d’une cerise ne vous préparait jamais à son noyau. Quand vous le recrachiez, il semblait n’avoir aucun rapport avec la pulpe qui l’entourait. On eût dit un précipité de votre propre corps, un précipité mystérieusement causé par la dégustation de la cerise. A chaque bouchée, vous crachiez une dent cerise.
Les lèvres, si on les sépare du reste du visage, ont le même éclat et la même malléabilité qu’une cerise. Leur peau aussi est celle d’un liquide. C’est une question de capillarité. Faites un test pour voir si notre mémoire est fiable, ou si les morts exagèrent. Mettez une cerise dans votre bouche, ne la croquez pas encore, et remarquez, une fraction de seconde, combien la densité, la douceur et la tonicité du fruit correspondent à la nature des lèvres qui le tiennent enclos. »
John Berger, « Quelques fruits tels que s’en souviennent les morts », D’ici là

« Dormir, longtemps dormir ; dormir la nuit, le matin, l’après-midi ; dormir sans entrave, savourer cette manière d’être à demi, dans le dialogue avec son désir... »
Séverine Auffret, Des couteaux contre des femmes

« L’homme est entré dans les maisons, les a réchauffées et embellies, non pas tant pour s’abriter des intempéries, que pour y faire l’amour. »
Séverine Auffret, Des couteaux contre des femmes

« Ce qui rend le corps apte au Paradis - et l’esprit capable de le revendiquer -, ce sont ses bords. Par notre peau, nos yeux, nos cinq sens, nous sommes des êtres de bord. Le bord du corps, peau et organes sensoriels, est la marque de sa séparation, de sa section, de son sexe ; c’est une cicatrice, en quelque sorte - d’une ancienne blessure qui, tout le temps de la vie, ne sera peut-être jamais entièrement guérie. »
Séverine Auffret, Aspects du Paradis

« Au XVIIe siècle, peloter était un terme employé pour le jeu de paume : c’était échanger des balles pour le plaisir de s’échauffer, avant une partie réglée. On parlait ainsi de « peloter en attendant partie », à propos d’un galop d’essai, d’une première tentative. Très vite, la tentative devint amoureuse. Si bien que peloter suppose toujours qu’on espère davantage. »
Jean-Luc Hennig, Brève histoire des fesses

« Et puis, on ne peut, dans ces régions chaleureuses - ni nulle part -, se livrer au rut à longueur de temps. Le pas esquissé dans la promenade, la marche dansante à tout bout de rue : dans les magasins, les restaurants, les cafés, les marchés, les banques et les administrations, les cours de récréation des écoles, aux bords poissonneux des ports, sur les trottoirs, sur les places, sur les plages, sont une manière de maintenir en soi dans la constance cette énergie érotique que sa dépense sexuelle rend discontinue. C’est en apprivoiser le reste dans la dilution de sa profusion. L’acte sexuel ne consume de cette énergie qu’une part, l’autre continuant sur un mode qui n’est pas celui du désir avide et séquentiel, mais celui d’un désir capable de s’autosatisfaire en demeurant désir : artiste donc. »
Séverine Auffret, Des blessures et des jeux - Manuel d’imagination libre

« Jouer avec la musique, c’est révéler en nous cette énergie joyeuse de l’âme corporelle quand le réel s’efforce de nous en déposséder. On m’a conté l’histoire d’un homme qui, durant la guerre du Liban, entre 1975 et 1990, n’a rien fait d’autre, hors d’assurer son maigre ravitaillement, que de se jouer sur son poste - sur son walkman muni d’écouteurs quand le fracas des bombes était par trop violent - l’intégrale des œuvres de Haendel et de Mozart. Quand l’électricité manquait - souvent -, il mettait en marche son générateur personnel bricolé, ou bien il achetait des piles qui, fort heureusement, n’ont jamais fait défaut, non plus que le whisky ni les cigarettes de contrebande, dans les petits étals d’alimentation. Cet homme qui probablement vit encore aujourd’hui, mais qui savait à tout instant, comme tous, sa vie ne tenir qu’à un fil, a passé la guerre, dit-il, aussi heureusement qu’il était possible - par-delà tout chagrin et toute pitié. »
Séverine Auffret, Des blessures et des jeux - Manuel d’imagination libre

« Il existe une “mauvaise” répétition : mauvaise de l’enfermement dans un passé qui ne permet pas au sujet d’éclore. On y ramène toutes sortes de symptômes : tics, bégaiements, évitements, rituels, gestes compulsionnels, “névroses de destinée”, sans compter les “idées obsédantes”, le remâchage et les ressassements des scrupuleux.
Mais il existe un autre aspect, originaire, de la répétition. Elle structure autant la périodicité du plaisir que celle du déplaisir. Enfants, parents et éducateurs savent le plaisir pris dans la répétition à l’identique : la fable qu’il faut redire avec les mêmes mots, la fête qu’il faut refaire selon les mêmes rites, les promenades qu’il faut refaire selon le même parcours. (...) Quel plaisir de répétition éprouve aussi un enfant sur une balançoire, ou lorsqu’un adulte joue à le jeter en l’air : encore ! encore ! De la même manière, un accroissement continuel de jouissance nous vient de l’audition répétée d’une musique. La première audition n’emporte pas notre adhésion. C’est à la deuxième, à la troisième, à la suivante que le plaisir s’affirme, semblable à ce rythme propre du corps tout de scansion, de répétition : parcours d’un même espace, réitération d’un même geste ; cette demande qu’on fait dans le coït, comme le petit enfant qu’on berce, jette en l’air, soulève, balance : “Encore !” »
Séverine Auffret, Des blessures et des jeux - Manuel d’imagination libre

« Ebaucher les chairs dans l’ombre avec tons chauds, tels que sienne brûlée, laque jaune et jaune indien, et revenir avec des verts tels que ocre - vert émeraude ; de même les chairs avec tons chauds, ocre et blanc vermillon laque jaune, etc., ne pas craindre quand le ton de chair est devenu trop blanc par l’addition de tons froids de remettre franchement les tons chauds du dessous pour les mêler de nouveau. (...) La chair est une buveuse insatiable de lumière et une échangeuse de reflets inépuisable. Elle reflète tout et se reflète sur elle-même. »
Eugène Delacroix, propos rapportés par George Sand, Impressions et souvenirs

« Matins d’hiver, lampe rouge dans la nuit, air immobile et âpre d’avant le lever du jour, jardin deviné dans l’aube obscure, rapetissé, étouffé de neige, sapins accablés qui laissiez, d’heure en heure, glisser en avalanches le fardeau de vos bras noirs, coups d’éventail des passereaux effarés, et leurs jeux inquiets dans une poudre de cristal plus ténue, plus pailletée que la brume irisée d’un jet d’eau... Ô tous les hivers de mon enfance, une journée d’hiver vient de vous rendre à moi ! »
Colette, « Rêverie de nouvel an », Les Vrilles de la Vigne

« Il y a moins de printemps parmi ces roses, sous ces orangers lumineux d’oranges mûres, que dans un seul jour de dégel, là-bas, en mon pays aux collines voilées !... Joli Midi menteur, je donnerais toutes tes roses, toute ta lumière, tous tes fruits, - pour un tiède et frais après-midi où, dans le pays que j’aime, la neige bleuâtre fond lentement à l’ombre des haies et découvre, brin à brin, le jeune blé raide, d’un vert émouvant... Sur l’épine encore noire, un merle verni glougloute mélodieusement, égoutte des notes limpides et rondes, - et le parfum de la terre délivrée, l’arôme sûr qui monte du tapis de feuilles mortes macérées quatre mois, triturées par le gel et la pluie, emplissent mon cœur de l’amer et incomparable bonheur printanier... »
Colette, « Printemps de la Riviera », Les Vrilles de la Vigne

« Tout est léger à une certaine espèce de catholiques. Amour, politique, société, bienfaisance, culture : dans ces parages-là, ils sont comme les oiseaux dans le ciel. Tout leur est occasion de joyeux pépiement parce que tout leur paraît y faire diversion au monstre qui dort au creux de sa tanière, ou de la leur. Dans ce que le sexe ne semble pas trop contaminer, vous les trouvez si guillerets, si agiles, si taquins ! »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 16 », sur Résurgences

« Je ne profiterai pas de l’air du temps pour prendre le genre avantageux du libéré. Je n’aime pas l’ombre des confessionnaux ; elle triche avec la lumière. Mais je n’aime pas non plus la lumière trop vive des sensualités triomphantes ; elle triche avec l’ombre. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 16 », sur Résurgences

« Il était une fois dans les années soixante quelques mamans japonaises qui en avaient ras-le-bol de nourrir leurs pitchounes aux pesticides, aux engrais et aux radiations nucléaires. Elles s’en allèrent trouver un paysan et lui dirent : « Paysan, nous en avons assez de manger de la merde. Nous te proposons un pacte. Nous t’achetons ta récolte de l’année prochaine et nous te payons dès aujourd’hui. En échange, tu nous vendras des légumes sains et nos enfants seront en bonne santé.
- D’accord”, dit le paysan. Ainsi naquit le premier Teïkeï.
Belle utopie ? Pas du tout. Ce type d’association entre consommateurs et producteurs existe bel et bien. Ils se développent partout dans le monde, en snobant superbement les multinationales et leur sacro-sainte économie de marché. Au Japon, un foyer sur quatre participe aujourd’hui à un Teïkeï (seize millions de personnes). En Amérique du Nord, ce sont déjà cent mille familles qui se sont regroupées. En Grande-Bretagne, on compte plus de mille fermes reconverties. En Nouvelle-Zélande, en Hongrie, au Ghana, en Australie... Partout le phénomène prend de l’ampleur. En France, la première expérience a commencé en 2001 près de Toulon. Elle se répand depuis comme une traînée de poudre sous le nom d’Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP). Vingt projets de ce type ont été montés en 2002 en région PACA. En ce moment même, en France, quatre-vingts AMAP sont en train de voir le jour. »
Grite Lammane, « Manger bon et pas con », CQFD, 15 octobre 2004

« La cuisine raffinée japonaise n’est pas une réunion autour de quelques plats généreux comme en Europe : on partage une aventure, un grand voyage où chaque étape, chaque bouchée, est différente de la précédente, on ne revient jamais deux fois sur le même goût, on avance pas à pas dans un monde cruel, présenté dans des couleurs rassurantes, où les séparations entre l’animal, le végétal et l’humain ne sont plus évidentes, jamais auparavant ma bouche n’avait osé s’aventurer si loin au milieu des règnes : petit calmar phosphorescent que l’on croque en une bouchée et dont l’intérieur du corps explose dans la bouche, tranche de tentacule de pieuvre sucré, déclinaison d’œufs de poissons, sushis d’anguille au basilic et aux champignons, radis vert épicé que l’on râpe sur une peau de requin, poissons crus et bébés bambous, bol de bouillon à l’oursin avec de petits trèfles, lamelles de méduse, grosses crevettes avec du safran, viande d’autruche que l’on recouvre soi-même de pétales de fleur de pissenlit, blancs d’œufs brouillés aux coquilles Saint-Jacques, cœurs de perdrix crus, dessert de champignons gluants avec des fruits, minuscules poissons transparents dans de la glace pilée avec du sucre et du vin de prune... »
Antonin Potoski, Hôtel de l’Amitié

« Le matérialisme implique qu’il n’est pas d’éthique possible sans diététique : la machine nécessite un carburant avec lequel il faut jouer. La nourriture suppose l’ingestion de matière à destination de la matière, pour entretenir sa conformation. Manger, c’est agir sur les rouages internes de la mécanique corporelle, soit en facilitant, soit en entravant l’ordre dynamique. (...) La gastronomie a des visées morales, c’est avec elle qu’on produit l’organisme qui, à son tour, produira la pensée. La matière se nourrit de matière, les corps se constituent avec des corps, le mouvement de la nature est dialectique : ingestion, digestion, combustion - la pensée est tout simplement l’une des modalités de cette combustion. »
Michel Onfray, L’art de jouir

« L’art de jouir suppose la soumission de la conscience à la jouissance : savoir et vouloir cette catalepsie, la désirer, l’appeler, consentir à l’émancipation libératrice de l’énergie en soi, mettre la totalité des sens, des sensations, du corps, de la chair, de la matière au service de cette opération qui vise le ravissement. Le jouisseur est un grand affirmateur, producteur du plaisir à des fins apaisantes : il vise la volupté comme l’état de suprême félicité, le contentement et la béatitude maximales. “Le plaisir ressemble à l’esprit aromatique des plantes ; on en prend autant qu’on en inspire ; c’est pourquoi vous voyez le voluptueux prêter à chaque instant une oreille attentive à la voix secrète de ses sens dilatés et ouverts ; lui, comme pour mieux entendre les plaisirs, eux, pour mieux le recevoir.” (La Mettrie) »
Michel Onfray, L’art de jouir

« Ça râle. A l’écran, Goucem, l’héroïne du film de Nadir Moknèche, est nue. On entend des halètements. Une spectatrice se retourne. “Chut.” Les râles continuent sur l’écran. La fille se met à pouffer. Sa copine aussi. Puis, toutes les deux, plus fort, amusées. “Chuuuuut.” Comme un jeu, à nouveau : “Chuuuuuuut.” Le type derrière : “Ne vous énervez pas. C’est dans le film, pas dans la salle.” Gros silence, le temps de réaliser. Les deux filles ensemble : “Dans le film !” On les entend râler à voix basse : “Alors là, ça va trop loin.” »
Florence Aubenas, récit d’une projection de Viva Laldjérie de Nadir Moknèche à Alger, Libération, 7 avril 2004

« Dans un éblouissement ensoleillé je nous avais revus tous les deux couchés face au soleil. Je me disais : profite, profite, ultime sursis... toi, elle, nous deux, cette terre vallonnée, la mer le ciel, tout ça déjà presque passé, détruit. Bientôt il ne restera plus rien de ce cap sauvage, pins rochers maquis odorant, odeurs calmes... ah, fini, fini, fini... Et je fermais les yeux et je cherchais à tâtons ta main, ta main, ma Lula, aux longs doigts arqués, ta main de femme byzantine. J’avais pêché des oursins que nous avions ouverts, assis au bout des rochers. Un peu plus loin sur le sable les pages d’un journal, tournaient toutes seules, frémissaient dans la brise de mer et par moments je voyais les photos des monstres lunaires se dresser et retomber contre la mer. J’avais ricané : date historique. Les dingues ont posé le pied sur la Lune. Et un peu plus tard, pendant que Lula coupait les tomates, j’avais lu en clignant des yeux dans le soleil. »
Rezvani, Mille Aujourd’hui

« Ce que l’on mange nous manque. »
Anne Dufourmantelle, Blind date - Sexe et philosophie

« La jouissance du parfum se brise toujours comme un sanglot, faute de pouvoir jamais être accomplie. Entre le nez et la rose, je jouis et m’exaspère de sombrer indéfiniment au seuil infranchissable de la jouissance. Enfant, je finissais par manger les pétales ; avec plus de rage que de plaisir. C’est autre chose que j’aurais voulu. »
Annie Leclerc, Parole de femme

« Elle poursuivait hommes et femmes, effervescente, bouillonnante, ne se présentant à l’autre que partiellement. Elle suçait son propre corps devant lui, se parait de manière obscène et paraissait toujours sur le qui-vive. Elle donnait un rendez-vous à Mus’ab, un autre à M. Rami, son proche parent, un troisième à Chaker son cousin, et un quatrième à son riche voisin marchand de tapis. Elle arrangeait les chaises et plongeait dans les coussins moelleux du vaste sous-sol, lorsque sa tante partait pour la ville d’Al-Emara... Elle échangeait avec elle-même des regards en coin, indolents, tout en attendant. Et si l’un d’entre eux tardait, elle finissait par se lasser du sous-sol et montait à la terrasse. Là, elle s’étendait sur le sol nu, posait ses mains sur sa taille et se tortillait. C’était une femme de caractère hivernal, aimant la pluie et les ouragans, les vents et les tempêtes. Elle prenait la terre entre ses deux mains et embrassait l’eau. Et lorsque venait l’hiver, elle restait là des heures durant et commençait à ôter ses vêtements et à les jeter devant elle. Elle dénouait le ruban qui retenait ses cheveux et les laissait retomber sur son visage, sa nuque et ses joues. Et elle bondissait, courait et chantait tout en caressant l’eau et en se retournant entre ses molécules, en se frappant le corps, en riant aux larmes et en criant : “Rien n’est suffisant. Ni ma beauté, ni le chant, ni la voix, ni l’enrouement aguichant. Ni mon corps dont le bruit frappe mes oreilles... Et moi, je monte, puis je descends jusqu’ici. Je commence au sous-sol et finis à la terrasse. Je me gifle dans le lit et la salle de bains... Dans les chambres et entre les chemises de nuit... Cela ne suffit pas. Rien ne suffit. Ni les cours de couture et de dessin, ni la représentation de fin de semaine au théâtre universitaire. Pas plus que ne suffisent les cours où j’apprends à me tenir sur une seule jambe pour voir ce qui se passe dans les chambres secrètes entre hommes et femmes, femmes et femmes, les femmes et leur corps, hommes et hommes... J’élève la voix, je remonte mes jupes, ainsi que mes cheveux, tout en criant. Jusqu’où va aller ma beauté, alors que je ronfle en dormant ? Chaker ne suffit pas, et quant à Mus’ab, ah ! Hoda, il m’a tellement désirée. C’est lui qui meurt littéralement lorsque j’enlève mes vêtements ou que je fais monter ma voix. Hoda, ne crois pas en l’amour. Regarde-le, regarde-moi, nous ne distinguons pas l’amour, c’est une chose floue. Ne le recherche pas dans le cœur de Mus’ab et n’évoque jamais cela avec lui... La seule chose réelle et solide, c’est cela. Regarde-le, c’est mon seul lien en ce monde. Et je ne me contente même pas de lui. Il ne suffira pas, mon corps va me détruire sans me suffire...” »
Alia Mamdouh, La passion

« La cuisine est un état de délire propre à l’ensemble des choses, et c’est la main de l’homme qui essaie de décupler la jouissance de la vie. »
Alia Mamdouh, La passion

« D’abord la brasse.
Plus facile à explorer que le crawl. A cause de la composition en deux mouvements nettement distincts. C’est encore un peu comme sur terre. L’un après l’autre. Le jour et la nuit. Tu travailles puis tu te reposes. Le corps à corps puis la jouissance. D’abord l’affrontement, ensuite l’abandon. L’eau se trouve dans un premier temps repoussée - brassée -, autorisant le temps second de détente consentie. La besogne conjuguée des bras, des jambes, de la poitrine aspirant sa pleine bolée d’air, reçoit son immédiate récompense en ce déplacement lisse et sans effort au fil de l’eau. D’abord il y a l’instant où tu affrontes l’eau autre, ensuite l’instant où tu approuves l’eau même. L’intime plaisir de nager n’est accordé - en pointillés donc - qu’en résolution de l’effort. Si le premier instant, par la vigueur du quant-à-soi, la fermeté du face à face, te remet en jeunesse, le second, trop vite achevé, t’initie à un autre temps, un temps de tous les temps, pourvu que dure autant que possible la bonne extension vivante, corps, visage, souffle abandonné, emportée en son simple essor en matière liquide et consentie. »
Annie Leclerc, Eloge de la nage

« L’eau.
Si on se glisse en elle sans la déranger, elle approuve, elle aime, elle s’enroule au corps, l’emporte et sourit avec lui.
Pour peu qu’on la frappe, qu’on la force, elle réplique immédiatement avec une énergie incroyable.
Au jeu de la violence, c’est elle qui l’emporte.
L’eau surenchérit.
Elle ne cède qu’à l’effusion onctueuse.

Et d’ailleurs, son nom le disait déjà, mais c’était de façon si discrète qu’on n’entendait pas.

Je dis bien, je répète : Eau. A-t-on jamais vu, lu, manipulé un mot semblable ? un mot juste fait de son eau. Un mot d’eau imprenable, impossible à mordre, à cogner contre les dents, inodore et sans saveur, glissant entre les doigts.
J’écris eau. E. A. U.
Oh, ça alors...

Nulle consonne où agripper le mot, pas plus que la chose.

(...)
Eau sans prise aucune.
Eau qui ne connaît que la déprise. De soi en elle, au travers d’elle.
Eau qui ne commence ni ne finit, me révélant mon indéfinité accordée à la sienne. »
Annie Leclerc, Eloge de la nage

« A huit cents mètres au-dessus de la mer, le mont Epomeo domine, du haut de l’île d’Ischia, un orgueilleux point de vue. Son flanc sud est couvert de genêts, son flanc nord de châtaigniers, le sommet est une crête de tuf. A l’intérieur de celle-ci, des moines ont creusé leur demeure, dont un aubergiste a hérité. Sa pénombre était un tombeau étrusque, mais dégageait une bonne odeur de cuisine. J’y montais pour dîner face au soleil couchant, et l’aubergiste me faisait choisir une bouteille, parmi les plus poussiéreuses et couvertes d’araignées. Il tirait du fond du tas un vin d’un rouge sombre et épais, à contre-jour, le verre montrait un spectre violet : c’était le Per’e Palummo, le “Pied de pigeon”, nom donné à un vignoble des lacets, implanté sur les terrasses de Forio. C’était le vin d’un seul cépage, il imposait silence à la bouche, faisait regarder au loin. Il n’était pas adapté à un jeune de vingt ans, mais son âpreté me convenait. Dans la cuisine aux pierres disjointes, l’aubergiste faisait sauter dans une poêle, avec du vin blanc et des petites tomates séchées, de la viande de lapin aromatisée aux herbes cueillies sur les sommets de l’île. Avec un peu de cette sauce, il oignait une poignée de bucatini. Il cuisinait avec des gestes lents, mâchait longuement, imposant à mes mouvements son propre rythme.
Il m’avait attendu. En me voyant déboucher du sentier, il criait en guise de salut : “Erri, mannaggia ‘o core tuio” (“Erri, que soit maudit ton cœur”), une insulte affectueuse. Il était borgne de l’œil droit, une cartouche qui avait explosé l’avait privé de l’œil qui sert à viser. Il lui restait celui de l’amitié. Rien n’a jamais été aussi bon avec moi que ces nourritures qui descendaient dans mon gosier, face au soleil qui descendait dans la mer. »
Erri De Luca, « Ile », « Fragments », dans La Pensée de Midi numéro 5-6 (octobre 2001)

« La nuit est un temps de mortelle monotonie sous un toit ; en plein air, par contre, elle s’écoule, légère, parmi les astres et la rosée et les parfums. Les heures y sont marquées par les changements sur le visage de la nature. Ce qui ressemble à une mort momentanée aux gens qu’étouffent murs et rideaux n’est qu’un sommeil sans pesanteur et vivant pour qui dort en plein champ. La nuit entière il peut entendre la nature respirer à souffles profonds et libres. Même, lorsqu’elle se repose, elle remue et sourit et il y a une heure émouvante ignorée par ceux qui habitent les maisons : lorsqu’une impression de réveil passe au large sur l’hémisphère endormi et qu’au-dehors tout le reste du monde se lève. C’est alors que le coq chante pour la première fois. Il n’annonce point l’aurore en ce moment, mais comme un guetteur vigilant, il accélère le cours de la nuit. Le bétail s’éveille dans les prés ; les moutons déjeunent dans la rosée au versant des collines et se meuvent parmi les fougères, vers un nouveau pâturage. Et les chemineaux qui se sont couchés avec les poules ouvrent leurs yeux embrumés et contemplent la magnificence de la nuit.
Par quelle suggestion informulée, par quel délicat contact de la nature, tous ces dormeurs sont-ils rappelés, vers la même heure, à la vie ? Est-ce que les étoiles versent sur eux une influence ? Ou participons-nous d’un frisson de la terre maternelle sous nos corps au repos ? Même les bergers ou les vieilles gens de la campagne qui sont les plus profondément initiés à ces mystères n’essayent pas de conjecturer la signification ou le dessein de cette résurrection nocturne. Vers deux heures du matin, déclarent-ils, les êtres bougent de place. Et ils n’en savent pas plus et ne cherchent pas plus avant. Du moins est-ce un agréable hasard. Nous ne sommes troublés dans notre sommeil, comme le voluptueux Montaigne, “qu’afin de le pouvoir mieux savourer et plus à fond”. »
Robert Louis Stevenson, « Une nuit dans la pineraie », Voyages avec un âne dans les Cévennes

« Toute une petite mythologie tend à nous faire croire que le plaisir est une idée de droite. A droite, on expédie d’un même mouvement vers la gauche tout ce qui est abstrait, ennuyeux, politique et l’on garde le plaisir pour soi (...). Et à gauche, par morale (oubliant les cigares de Marx et de Brecht), on suspecte, on dédaigne “tout résidu d’hédonisme”. A droite, le plaisir est revendiqué contre l’intellectualité, la cléricature : c’est le vieux mythe réactionnaire du cœur contre la tête, de la sensation contre le raisonnement, de la “vie” (chaude) contre “l’abstraction” (froide) : l’artiste ne doit-il pas, selon le précepte sinistre de Debussy, “chercher humblement à faire plaisir” ? A gauche, on oppose la connaissance, la méthode, l’engagement, le combat, à la “simple délectation” (et pourtant : si la connaissance elle-même était délicieuse ?). Des deux côtés, cette idée bizarre que le plaisir est chose simple, ce pour quoi on le revendique ou on le méprise. »
Roland Barthes, Le plaisir du texte

« En ce moment le feu dans la salamandre rougeoie derrière le mica, et les arbres sans feuilles font un dessin rigide à travers le ramage des rideaux transparents. Plus tard cette même chambre s’assombrira des verts de jungle de l’été, les fenêtres s’ouvriront sur les vibrations tendues des cigales... Ce matin il pleut. Il pleut depuis hier. Il pleut comme il pleut dans le Midi, régulièrement, lourdement. Il n’avait pas plu depuis des mois et nous n’avions plus d’eau. Revenus aux temps anciens quand il fallait toujours penser à économiser. Tout à l’heure nous allons enfin pouvoir prendre un merveilleux bain tous les deux dans la salle de bains bien chaude ! Ce matin j’avais la flemme d’écrire mais je me disais que si je ne m’y mets pas un peu chaque jour je n’y croirai jamais assez pour continuer. Déjà hier je m’étais donné l’excuse de faire des gâteaux pour le thé ; la maison est encore tout embaumée de parfum de cannelle et de gingembre. Aujourd’hui je suis tentée de trouver qu’il pleut trop, que c’est sinistre... on n’y voit plus rien par la fenêtre... bien qu’au contraire la chambre n’en paraisse que plus intime, plus chaude avec la lumière des petites cloches en pâte de verre orangée. La chatte dort en boule sur la couverture de fourrure, poil contre poil, petite touffe blonde sur l’immensité fauve. Le feu est rouge à travers le mica de la salamandre et les fleurs du tapis sont douces sous mes pieds... »
Danièle Rezvani, citée par Rezvani dans Le roman d’une maison

« Parmi les peupliers à tronc blanc, en longs sentiers, suivant les premières ondulations de la dune, avec des parfums retrouvés de sève et de résine, j’ai l’illusion de me perdre en forêt. C’est une sensation très douce et très pure que teinte par moments de sensualité l’haleine plus lointaine d’un bouquet d’acacias en fleur. - Que j’aime la verdure exubérante et les troncs vivants, plissés d’une peau d’éléphant, de ces figuiers gonflés d’un lait amer, autour desquels bourdonnent des essaims de mouches dorées !
Dans ce jardin surpris en pleine aridité j’ai passé des heures longues, couchée à la renverse, me grisant d’immobilité sous la caresse tiède des brises, à regarder les branches, à peine agitées, aller et venir sur le fond éblouissant du ciel, comme les agrès d’un navire balancé doucement. »
Isabelle Eberhardt, « Eloignement », Dans l’ombre chaude de l’islam

« Le soleil s’élève lentement. Il nage en un océan de lueurs carminées qui se fondent insensiblement dans l’or vert du zénith. Je pense à des toiles de Noiré, le seul peintre qui ait compris toute la délicatesse des matins du Sud. Tout ici chante en couleur, s’anime graduellement d’émotion solaire. Le sable se dore et les pierres s’irisent. Des reflets verts, des reflets orangés ou rouges mettent une floraison de lumière sur l’aridité de cette colline. J’y vois vivre la lumière. Elle devient ma palette de rêve.
Et puis, derrière cet écran merveilleux, il y a encore tant de choses. C’est d’abord une vallée étroite comme un ravin. Je m’y suis promenée, j’en ai remué du pied les écailles de pierre noire avec le frisson de marcher sur une peau de serpent. Après, viennent les sebkhas salées, coupées de palmeraies sombres ; puis des dunes s’enchevêtrent ; et c’est la route de l’oued Guir...
Quand je monte sur ma petite montagne de lumière, je vois à mes pieds toute la douce vie colorée. Le ksar me semble bâti pour mes yeux, j’en aime la teinte d’ensemble chaude et foncée, tenant du violet sombre et du rouge brun, avec quelques murailles plus neuves, où la terre a encore des teintes d’or mat ou de chamois argenté, comme le sable des dunes. »
Isabelle Eberhardt, « Montagne de lumière », Dans l’ombre chaude de l’islam

« Quel soulagement, quelle joie toute physique, cette arrivée à l’ombre, où la brise est un peu fraîche, où nos yeux douloureux se reposent sur le vert profond des beaux palmiers, sur les grenadiers aux fleurs de sang et sur les lauriers roses en touffes.
Après l’eau de mensonge [le mirage], le goût de la vérité.
Nous nous étendons à terre, pour n’entrer à Béchar que vers le soir, après la sieste.
Djilali s’endort, et moi je regarde ce décor nouveau qui ressemble à d’autres que j’ai aimés, qui m’ont révélé le charme mystérieux des oasis. J’y retrouve aussi cette légère odeur de salpêtre, si spéciale aux palmeraies humides, cette odeur de fruit coupé qui pimente tous les autres parfums de la vie à l’ombre.
Dans la quiétude profonde de cette clairière isolée, d’innombrables lézards d’émeraude et des caméléons changeants se délectent dans les taches de soleil, étalés sur les pierres.
Pas un chant d’oiseau, pas un cri d’insecte. Quel beau silence ! Tout dort d’un lourd sommeil, et les rayons épars glissent entre les hauts troncs des dattiers comme des chevelures de rêve... »
Isabelle Eberhardt, « Montagne de lumière », Dans l’ombre chaude de l’islam

« J’étais pour la propreté mais contre l’hygiène.
L’ambiance familiale m’y avait préparé aussi.
Ainsi ma belle tante Adma, la sœur de ma mère, réputée pour sa très bonne cuisine, ses descriptions désespérantes de détails et ses bains interminables.
Une scène me revient en mémoire.
Nous sommes réunis dans le salon de ma tante. Délimitée à ses deux extrémités par deux rangs d’arcades reposant sur de fines colonnes de marbre, la pièce donne sur la rue d’un côté, la Méditerranée, de l’autre. Il fait frais et un vent léger remue les rideaux. Adma raconte sa toilette du matin à ma mère : “Aaaah, ma sœur. Ce matin, après mon café, je suis entrée dans la salle de bains, je me suis dit profites-en ma fille avant que les hommes ne se réveillent et qu’ils ne commencent à crier : Mon café, Ya Adma ! Ma chemise repassée, Ya Adma ! Je suis entrée dans la salle de bains, j’ai fait couler l’eau, et lave que tu laves, sept fois, sept fois je me suis lavé les cheveux, et sept fois je me suis savonnée, et sept fois devant le miroir, j’ai aspergé d’eau fraîche mon visage, khayyy, ça rafraîchit le cœur ma sœur, cette eau, intarissable, quoi de plus beau que la propreté, et vous qu’est-ce que vous croyez, je vous amuse ? Riez, riez mes chéris, c’est le meilleur de la vie. Il a crevé, Semaan pour m’épouser, il était amoureux de moi, mais moi j’ai aimé votre oncle, lui aussi il n’en croyait pas ses yeux, et comment ! Une jeune femme si belle et de bonne famille, ah oui j’étais si belle, même aujourd’hui. Regardez ces cuisses, des cuisses de cette qualité ça ne se trouve plus. Ça, des cuisses ? De l’albâtre, oui.” »
Elias Sanbar, Le Bien des absents

« Quand m’embrasseras-tu ?
Quand je croirai qu’il m’est donné de croire que ces deux lèvres sont ouvertes pour moi.
Pour qui, sinon ?
Pour une voix surgie d’une constellation lointaine. Sais-tu que tes yeux peuvent donner à la nuit les couleurs que tu veux ?
Embrasse-moi !
La pluie derrière la vitre, une braise de l’autre côté. Pourquoi faut-il qu’il pleuve autant ?
Pour que tu restes en moi...
Le plaisir naît du plaisir. La pluie qui ne cesse, un feu qui ne s’éteint, un corps qui ne finit. Un désir qui disperse les ombres et les membres. Nous ne dormons que pour être éveillés par le sel assoiffé de miel, par l’odeur du café à peine brûlé par les embrasements du marbre. Glaciale et torride est cette nuit, glaciale et torride est cette plainte. Me brûle une soie que rien ne peut froisser, qui se tend davantage chaque fois qu’elle rencontre ma peau et crisse. L’air est une pelote d’aiguilles, caresse humide et tiède entre mes orteils, sur mes épaules comme une vipère qui se dresse et siffle sur les braises. Une bouche qui dévore les présents du corps. Ne reste de la langue que le cri de la chambre close où s’ébattent des animaux familiers.
Mort que nous nous donnons l’un l’autre, de l’autre côté de la fenêtre. »
Mahmoud Darwich, Une mémoire pour l’oubli

« Ce n’est que par le vécu qu’on est soi-même. Un vécu réel, pas reproduit ni singé, mais ressenti. Il est là, l’intérêt majeur du goût, qui vous rappelle que vous ne pouvez parler d’une sensation que ressentie. On finira par se rendre compte un jour que, si on ne se construit pas par cette voie sensorielle, si on n’associe pas son corps à sa propre évolution, il reste sur la touche. Il se déplace, il avale, il regarde la télé, mais il est dépourvu de perceptions et de références personnelles, exclu de la vraie vie. L’écoute des aliments est le premier apprentissage du goût. A force de manger des produits muets, un homme devient muet à son tour, il n’a rien à raconter. Consommant des produits faux et déguisés, il parle faux et déguise sa pensée. (...) La culture américaine est une culture (...) du passif, qui donne satisfaction à une société physique cherchant à se remplir la panse, à obtenir la satiété sans connaître d’émotion. C’est pourquoi l’obésité fait de tels dégâts outre-Atlantique et commence d’en faire chez nous. Tentez cette expérience, prenez un fromage sans caractère sensoriel précis : vous allez en manger la moitié sans pain et sans plaisir, jusqu’à vous être rempli la panse ; mais s’il s’agit d’un munster, avec son passé et son caractère, vous en mangerez moins, vous y associerez le pain, peut-être le vin, et vous éprouverez une telle densité émotionnelle que vous vous arrêterez de manger à temps. »
Jacques Puisais, entretien à Télérama, 27 décembre 2000

« Je ne suis éveillé qu’en ce que j’aime et désire jusqu’à la terreur - tout le reste n’est que linceul, anesthésie quotidienne, cervelle fécale, ennui sous-reptilien des régimes totalitaires, censure banale et douleur inutile. »
Hakim Bey, L’art du chaos

« On se connaît peu soi-même si l’on n’a jamais senti une excitation sur la peau en entrant dans la mer, puis le lent accord avec l’eau, si l’on ne sait pas ce que c’est qu’accepter de lui appartenir, et se laisser aller, en flottant. Notre corps découvre un monde quand il accepte de se confier sans peur au mouvement du ressac, quand nous contemplons le ciel étendu sur la mer et plongeons nos oreilles dans son ventre sonore, en acceptant de nous donner à elle avec une confiance filiale. Dans cet exercice, dans cette familiarité avec la grammaire de l’eau réside une sagesse ancienne, qui suggère la possibilité d’un temps autre. Sans l’infini de la mer, nous coulons à pic, entraînés dans le tourbillon de notre anthropomorphisme. »
Franco Cassano, La pensée méridienne

« - L’image que je fais n’est pas plus belle qu’une autre.
- Mais si !
- Non, je ne crois pas ; mes images sont tout simplement plus charnelles, moins spirituelles ; car ma conviction est que l’acte cinématographique doit se résoudre en un processus d’incarnation. Je dis souvent à mes collaborateurs : “Ne pensez pas qu’un verre soit simplement un verre, il a un visage, une face, un dos.” C’est ce que Godard disait à sa manière provocatrice quand il affirmait qu’un arbre devait être filmé de face. Alors, quand je veux filmer des patates, je demande à l’accessoiriste de réfléchir, de m’apporter des patates susceptibles d’avoir un visage. Ensuite, je veille à ce que le chef opérateur éclaire de manière à le faire apparaître. Dans mon cinéma, tous les objets doivent prendre forme humaine. »
Tran Anh Hung à Elle, à l’occasion de la sortie de son film A la verticale de l’été

« Sure I must perish by your charms
Unless you save me in your arms. »
Henry Purcell, If music be the food of love

« Il n’est pas perdu, le pain perdu, puisqu’on le mange. Il n’est pas perdu, le temps perdu, puisqu’on y touche à la fin des temps et qu’on y mange sa mort, à chaque seconde, à chaque bouchée. Le temps perdu est le temps abondant, nourricier. »
Christian Bobin, in Petits plaisirs de la paresse

« La vie devint dure et cruelle. Si cruelle que les hommes, et plus encore les femmes, n’arrivaient pas à souhaiter la vie. Mieux valait ne pas naître, et mieux encore, disaient-ils, ne pas donner naissance, ce qui fut décidé. Alors, Dieu dut inventer les gestes qui promettent du plaisir sexuel. L’un après l’autre, il les inventa. Depuis ce temps-là, quand ils font l’amour, les femmes et les hommes pardonnent à cette vie et en entrevoient d’autres... »
John Berger, « Deux chats dans un panier », Photocopies

« Il faut pardonner à la beauté
comme à un chien
qui mord en pleurant. »
Denis Vanier, Le baptême de Judas - Les herbes rouges

« Mon expérience avec les curés fut monstrueuse, mais elle ne m’a guère affecté. Il est plus original de faire un film autour des religieuses qui ne soit pas anticlérical. Je suppose que pour moi, la religion ne doit pas être un problème. Je ne la considère pas comme une ennemie contre laquelle il me faille lutter. Je ne me sens pas entamé par toutes les balivernes proférées par Jean-Paul II. S’il essayait de mettre le péché à la mode, je n’en deviendrais pas pour autant un pécheur : le péché a totalement disparu de ma vie. (...) ça ne m’intéresse pas de faire un film revanchard. Il faut beaucoup de mémoire et de rancœur pour prendre sa revanche après que les années se sont écoulées. Je n’ai ni l’une ni l’autre. C’est dommage, parce que la mémoire et la haine ont une puissance créatrice énorme. Je le répète, je n’ai ni l’une ni l’autre. Je vis le présent et le présent doit être absolument nouveau - du moins pour moi. »
Pedro Almodovar, « Auto-interview », 1984, in Patty Diphusa, la Vénus des lavabos

« Les pratiques sexuelles sont banales, pauvres, vouées à la répétition, et cette pauvreté est disproportionnée à l’émerveillement du plaisir qu’elles procurent. »
Roland Barthes, préface aux Tricks de Camus

« L’érotisme est un élément clef de cette vision comme de tout l’univers romanesque de Saikaku, dont l’aventure littéraire est ancrée dans l’exploration du monde des plaisirs et des valeurs du kôshoku. Ce terme, composé de deux caractères : kô, bien ou aimer, et shoku, couleur ou forme au sens bouddhique de réalité phénoménale, désigne donc le goût et la culture du beau, de l’élégance et de ce qui suscite le désir amoureux, en somme l’amour dans toute la diversité de ses expressions, depuis le plaisir sexuel le plus brut et le rire suscité par la plaisanterie grivoise jusqu’aux formes les plus raffinées élaborées au cours de la grande période classique de la cour de Heian, du IXe au XIe siècle. Dans ces “mauvais lieux” que sont les quartiers de courtisanes et les quartiers de théâtres, le kôshoku constitue le système de valeurs dominant. Véritable idéologie parallèle s’appuyant sur les traditions artistiques des courtisanes, mais aussi sur la grande tradition de la littérature amoureuse classique et ses chefs-d’œuvre comme les Contes d’Ise ou Le Dit du Genji, le kôshoku concurrence les codes sérieux imprégnés de confucianisme que sont l’éthique du guerrier ou la morale marchande, alors en voie d’élaboration. Dans ses manifestations les plus abouties, il prend la forme d’une véritable science du cœur humain et débouche sur une vision à la fois joyeuse et lucide de la vie, professant à la suite des Heures oisives d’Urabe Kenkô que “c’est son impermanence qui fait le prix de ce monde”. »
Daniel Struve, introduction à Arashi, vie et mort d’un acteur, de Saikaku

« Merveilleuse est la poignée de neige dans la bouche
des hommes qui souffrent de la chaleur d’été
Merveilleux les vents de printemps
pour les marins qui ont soif de hisser les voiles
Et plus merveilleux encore le simple drap
sur deux amants dans un lit. »
John Berger, Qui va là ?

« On ne mange jamais à la cantoche, c’est trop la mort. Des trucs comme ça, on n’en parle jamais dans les manifs. Mais ils se foutent de nous, c’est imbouffable. Après ça, y a un tas de cons pour expliquer dans les médias que les jeunes ne pensent qu’à aller au MacDo, qu’ils perdent le goût, tout ça. On les collerait devant cette bouffe pendant une semaine, et ils prieraient pour se taper un Cheese. »
Julie, du lycée Mounier à Grenoble, reportage de Michel Holtz, Libération, 7 novembre 1998

« L’érotisme, c’est une veine importante en littérature. Je ne vois pas pourquoi, dans le cinéma, le cul est toujours sous-jacent. Des pornos, j’en ai vu beaucoup, je ne m’en lassais pas. On dit que quand on en a vu un, on les a tous vus. Moi, j’avais cette impression avec le cinéma normal. Alors que le porno, j’étais toujours émerveillé. Ça m’a passé, ça m’ennuie maintenant. J’allais dans tous les clubs de la rue Saint-Denis. Avec mon frère, on s’échangeait les cassettes, on n’y allait pas ensemble, quelle horreur, mais il m’a raconté qu’il dealait des cartes d’abonnement contre des places à mes spectacles. »
Philippe Caubère à Libération, 17-18 mai 1997

« Pourquoi personne n’imprime dans les journaux
Que la vie est bonne ! Je te salue, Marie :
Que c’est bon de pisser sur des accords de piano
Que c’est divin de baiser dans les roseaux affolés par le vent. »
Bertolt Brecht, De la séduction des anges

« Eros, dieu moniste, mêle soma et psyché. Il les entrelace, les combine, opère leur fusion, et laisse paisible après l’orage l’organisme inondé d’hormones et de tendresse. »
Jean-Marc Pradier, « La Chair du péché », in Le corps tabou, Internationale de l’imaginaire, Babel

« Le plateau de repas semble un tableau des plus délicats : c’est un cadre qui contient sur fond sombre des objets variés (bols, boîtes, soucoupes, baguettes, menus tas d’aliments, un peu de gingembre gris, quelques brins de légumes orange, un fond de sauce brune), et comme ces récipients et ces morceaux de nourriture sont exigus et ténus, mais nombreux, on dirait que ces plateaux accomplissent la définition de la peinture, qui, selon Piero della Francesca, “n’est qu’une démonstration de surfaces et de corps devenant toujours plus petits ou plus grands suivant leur terme”. Cependant, un tel ordre, délicieux lorsqu’il apparaît, est destiné à être défait, refait selon le rythme même de l’alimentation ; ce qui était tableau figé au départ, devient établi ou échiquier, espace, non d’une vue, mais d’un faire ou d’un jeu ; la peinture n’était au fond qu’une palette (une surface de travail), dont vous allez jouer au fur et à mesure que vous mangerez, puisant ici une pincée de légumes, là de riz, là de condiment, là une gorgée de soupe, selon une alternance libre, à la façon d’un graphiste (précisément japonais), installé devant un jeu de godets et qui, tout à la fois, sait et hésite ; de la sorte, sans être niée ou diminuée (...), l’alimentation reste empreinte d’une sorte de travail ou de jeu, qui porte moins sur la transformation de la matière première (objet propre de la “cuisine” ; mais la nourriture japonaise est peu cuisinée, les aliments arrivent naturels sur la table ; la seule opération qu’ils aient subie, c’est d’être découpés), que sur l’assemblage mouvant et comme inspiré d’éléments dont l’ordre de prélèvement n’est fixé par aucun protocole (vous pouvez alterner une gorgée de soupe, une bouchée de riz, une pincée de légumes) ; tout le fait de la nourriture étant dans la composition, en composant vos prises, vous faites vous-même ce que vous mangez ; le mets n’est plus un produit réifié, dont la préparation est, chez nous, pudiquement éloignée dans le temps et dans l’espace (repas élaboré à l’avance derrière la cloison d’une cuisine, pièce secrète où “tout est permis”, pourvu que le produit n’en sorte que composé, orné, embaumé, fardé). D’où le caractère vivant (...) de cette nourriture, qui semble en toutes saisons accomplir le voeu du poète : “Oh ! célébrer le printemps par des cuisines exquises...” »
Roland Barthes parlant de la cuisine japonaise, L’Empire des signes

« A l’endroit où le Nil pénètre en Egypte, les gens accoutumés à cette besogne jettent le soir leurs filets déployés dans le fleuve ; et quand le matin arrive, ils y trouvent les denrées précieuses qu’on apporte dans le pays, gingembre, rhubarbe, bois d’aloès et cannelle. On dit que ces épices viennent du paradis terrestre, tombent sous le vent des arbres du paradis, comme le bois sec que le vent abat dans la forêt... »
Joinville cité par Jacques Le Goff

« Elles montaient dans ces escaliers délabrés, étroits, rayés, par endroits, d’ébauches de madones endormies au milieu de champs de fleurs. Au cours de la remontée, Zaïd, la fantaisiste, rappelait à ses compagnes l’odeur du couscous, des viandes rôties, des dattes, des poules cuites dans des sauces aux herbes, et, avec une malice enfantine, elle parlait des garçons, blancs, et noirs, et chinois, qui les attendaient à la sortie du volcan, avec des grenades à la main et des vêtements d’or. Les autres riaient : “Raconte, raconte encore, Zaïd. Ainsi la remontée nous paraît plus facile”. »
Bonaviri, Silvinia ou le voyage des égarés

« L’amour, c’est le temps et l’espace rendus sensibles au cœur. »
Marcel Proust

« Dire Daoua est tout près. On devine, droit devant, les lumières de la ville. Quand le train repart dans l’épaisseur de la nuit, nous sentons accourir vers nous quelques odeurs identifiables : le beurre fondu, l’Eucalyptus un peu sucré, l’injera aigrelette, le gingembre poivré et le café qu’on grille sur le seuil des maisons.
Vois, Raymond, même dans le noir nous reconnaissons l’Ethiopie... »
Jean-Claude Guillebaud, La Porte des Larmes, retour en Abyssinie, avec Raymond Depardon

« L’appartement du cinquième étage a de hauts plafonds, de grandes fenêtres et les pieds des meubles y sont fins. Un appartement fait pour les longues conversations. »
Ninon chez sa mère Zdena, John Berger, Qui va là ?

« J’évitais les occasions qui pouvaient m’arracher à mon obsession, lectures, sorties et toute activité dont j’avais le goût avant. J’aspirais au désoeuvrement complet. J’ai refusé avec violence une charge supplémentaire de travail que mon directeur me réclamait, l’insultant presque au téléphone. Il me semblait que j’étais dans mon bon droit en m’opposant à ce qui m’empêchait de m’adonner sans limites aux sensations et aux récits imaginaires de ma passion.
Dans le RER, le métro, les salles d’attente, tous les lieux où il est autorisé de ne se livrer à aucune occupation, sitôt assise, j’entrais dans une rêverie de A. A la seconde juste où je tombais dans cet état, il se produisait dans ma tête un spasme de bonheur. J’avais l’impression de m’abandonner à un plaisir physique, comme si le cerveau, sous l’afflux répété des mêmes images, des mêmes souvenirs, pouvait jouir, qu’il soit un organe sexuel pareil aux autres. »
Annie Ernaux, Passion simple

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Périphéries, juillet 2007
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