Périphéries

Dans l’atelier de Ne Pas Plier, à Ivry-sur-Seine

Des images plein les mains

Des images partout, étalées par terre, disposées les unes à côté des autres, posées en petits tas soignés, rangées sur des présentoirs à cartes postales, affichées sur les murs, assorties et conditionnées dans des pochettes individuelles transparentes, ou emballées sous plastique dans leurs paquets pas encore défaits de l’imprimerie, gros paquets massifs posés les uns à côté des autres sur les immenses tables d’atelier blanches... Aussitôt entré, aimanté, on s’approche pour les regarder, les détailler, se laisser surprendre par celles qu’on ne connaît pas encore ; on a envie d’en prendre méthodiquement une de chaque, d’y puiser à pleines mains, de les emporter pour les accrocher sur les murs, les envoyer aux amis, les coller un peu partout autour de soi comme des manifestes.

« Epicerie d’art frais » : Ne Pas Plier ne pouvait pas se donner de définition plus juste. Ici, les images sont littéralement des produits de première nécessité. D’où vient qu’on se jette dessus comme des affamés, avec une telle sensation de combler un manque dont on n’avait même pas conscience ? Gérard Paris-Clavel n’a pas tort quand il parle des graphistes qui ont « trahi » en mettant leur talent, et avec lui la force du signe, au service des publicitaires, des multinationales, d’un travestissement de la réalité. Cette trahison généralisée, omniprésente sur les murs des villes, dans les couloirs du métro, dans les pages des magazines, nous a obligés à divorcer des images. On peut les aimer, aimer vivre au milieu d’elles, avoir besoin de les glaner ici et là, de les conserver, de les collectionner, de s’en entourer, de les dédier sur carte postale aux gens qu’on aime. On peut en trouver de très belles, de très originales : reproductions d’œuvres d’art, affiches de spectacles, tracts ou flyers ramassés ici ou là et sauvés de la poubelle... Mais on s’est fait une fois pour toutes à l’idée que ces images n’entreraient jamais, ou très rarement, en correspondance avec les convictions politiques que l’on peut avoir par ailleurs. D’un côté, la beauté, la magie, la poésie ; de l’autre, l’imagerie à vau-l’eau, grise, triste, misérabiliste, sans fantaisie, des causes que l’on défend. Peu à peu, on s’est même fait à l’idée que, dans un monde envahi de leurres séduisants, cette pauvreté était un gage d’authenticité. Que ce qui était beau était forcément suspect, forcément mensonger : beau = léché = faux. Que la puissance visuelle était un corollaire de la puissance de l’idéologie marchande, du marketing triomphant. A force de se faire intoxiquer, de se faire shampooiner le cerveau à longueur de journée, on a choisi de se méfier de l’image, de toutes les images ; dans le doute, on a préféré s’en tenir à distance. On s’est rendu à l’idée que, dans ce monde, tout ce qui était visuellement soigné travaillait contre nous.

Les images de Ne Pas Plier nous disent qu’on a eu tort, que cette défiance était une démission. En refusant toute représentation à nos combats et à nos idéaux, on les a livrés en pâture à la société du spectacle, qui les a happés, qui leur a taillé des costards selon son idée et nous les restitue ainsi affublés, au point de les dévaluer - de nous dévaluer - même à nos propres yeux. On a laissé les sans-papiers, les chômeurs, les militants anti-mondialisation, se vitrifier dans le cliché médiatique. On a oublié un peu vite que l’image et le signe pouvaient servir à autre chose qu’à travestir ; qu’ils pouvaient même servir à l’exact contraire : à rendre visible, à corriger nos représentations, à rétablir l’équilibre. A faire resurgir tout ce qu’on s’acharne à ne pas voir, tout ce que le cirque médiatique escamote sous le tapis de son Meilleur des mondes, sous ses sourires crispés et ses voix enjôleuses. A faire voler en éclat tout ce qui nous sépare, nous segmente, nous empêche de nous voir les uns les autres. On a été bien naïf de croire que la vérité des choses tombait du ciel toute cuite, et ne nécessitait pas un peu de boulot pour la faire émerger - au moins autant de boulot pour la faire émerger que pour la travestir ! -, puis pour la maintenir vivante, active, dans nos consciences.

En disputant à l’ennemi la légitimité de ses armes, Ne Pas Plier met la force du signe de notre côté, nous rend la fierté de nos convictions. Il nous offre une multitude de petits et grands supports qui nous permettent de les porter haut. Devant les piles d’autocollants, d’images cartonnées, on se rend compte qu’on avait oublié que cette chose extraordinaire pouvait même encore exister : une image qui n’a rien à nous vendre ! Une image qui nous aime pour nous-mêmes, qui ne lorgne pas à travers nous sur notre compte en banque ! On hésite, cependant, intimidé, pas tout à fait sûr qu’on peut, comme si c’était trop beau et qu’on s’attendait à se casser le nez sur la barrière d’un interdit qui aurait été simplement déplacé. Mais les occupants des lieux s’amusent des éternels scrupules des visiteurs : « Allez-y, servez-vous, prenez-en plein si vous voulez ! » Et en plus, c’est gratuit... Où est-ce qu’on a atterri ? Dans l’atelier du Père Noël, ou quoi ?

De fait, en entrant, on comprend tout de suite qu’ici, on fait les choses en grand. On est au septième et dernier étage d’une tour, à Ivry-sur-Seine ; les locaux de l’association l’occupent entièrement. En sortant de l’ascenseur, on pousse la porte à gauche, et tout de suite tout est plus grand, plus vaste, plus beau, plus lumineux. Tout de suite on sent qu’ici les règles du dehors sont caduques, qu’on entre dans une logique, dans une atmosphère particulières, différentes. Une logique qui veut qu’on fasse les choses avant de se demander si elles sont possibles. Dans l’un des petits livrets édités par l’association, Renée Gailhoustet, l’architecte de la tour - construite au début des années soixante-dix -, raconte l’histoire étonnante de ce lieu : « La salle qu’occupe aujourd’hui Ne Pas Plier devait être une grande salle de réception destinée à la mairie. L’idée était séduisante, ce n’était pas une salle ordinaire, on dominait toute la ville, le paysage était magnifique. Mais elle s’est révélée difficile à utiliser, les services de sécurité ont estimé qu’un usage collectif de cette ampleur était impossible. Elle a donc servi autrement, par exemple aux répétitions d’Antoine Vitez quand il a travaillé à Ivry, mais dans ses mises en scène, on se jetait beaucoup par terre - ça faisait partie de ses manies de metteur en scène -, et les gens du dessous râlaient ! Je crois que le musée de la Résistance (ou ses prémices) y a également eu des bureaux ou stocké du matériel, avant qu’il aille s’installer à Champigny. »

Et à gauche en sortant de l’ascenseur, qu’y a-t-il ? Une porte vitrée, et une terrasse. Une grande terrasse d’où l’on découvre, sur trois côtés, une vue à couper le souffle sur toute la ville d’Ivry, les immeubles, la mairie, les voies de chemin de fer, le ciel, et au loin le périphérique, la tour Eiffel... Sur cette terrasse, Ne Pas Plier a installé l’Observatoire de la ville. Isabel, permanente de l’association, raconte qu’à son arrivée, bien que n’étant pas graphiste, elle a eu envie de faire quelque chose, elle aussi ; elle a eu l’idée de l’Observatoire pour partager avec d’autres ce point de vue qu’elle aimait tellement. Chaque semaine, les écoliers d’Ivry - ils sont des milliers à y être déjà venus -, accompagnés par un intervenant doté de compétences particulières sur la ville, grimpent donc sur la terrasse pour prendre de la hauteur, changer de point de vue, embrasser différemment du regard leur lieu de vie, s’interroger sur son agencement, ses entrelacs, rêver. « Regarder c’est choisir », avertit d’entrée une plaque apposée sur le mur, quand on arrive sur la terrasse. Les enfants grimpent sur des bancs d’observation installés à distance des rambardes, par mesure de sécurité. Les petits Algériens, Marocains, Yougoslaves, demandent dans quelle direction est leur pays, et s’aident de la rose des vents.

Nadine Viguier, factrice, intervenante régulière à l’Observatoire, raconte dans un autre livret maison qu’elle invite les enfants à fermer les yeux : « “Maintenant, on regarde avec les oreilles.” Alors ils disent : “Là, il y a un chantier : on entend la grue ; là, on entend l’ambulance, on entend ci ou ça...”, des tas de choses qu’avec les yeux ils ne voient pas parce que c’est en angle mort ou c’est caché par une maison ou ils n’y prêtent pas attention. » L’observation reste rarement au stade de l’anecdote - on peut faire confiance aux enfants pour ça. Nadine Viguier : « Un jour, un enfant me demande ce qu’est un des bâtiments ; je lui réponds que c’est un foyer de jeunes travailleurs ; il me dit : “Alors s’ils sont travailleurs, ils ont le droit d’aller dans un foyer, alors que ceux qui ne travaillent pas dorment dehors !” »

A propos de cette terrasse, l’architecte raconte : « Je tenais beaucoup à cette idée de terrasse plantée, collective, pour les gens de l’immeuble. Après coup, j’ai un peu déchanté. Ces jardins en haut des tours posaient manifestement quelques problèmes ; des enfants montaient tout seuls là-haut, il arrivait qu’ils jettent des choses sur les gens... c’était très ennuyeux ! Et puis les locataires n’ont pas ces terrasses sous les yeux, ils les font visiter une fois ou deux mais n’en font pas un usage permanent. Ça m’a beaucoup fait rêver mais je ne l’ai pas tellement vu vivre. Quand Ne Pas Plier a lancé l’Observatoire de la Ville, je me suis dit qu’il faut quelquefois savoir attendre. Ces terrasses n’ont pas eu l’effet que je souhaitais - l’utilisation collective par les locataires -, mais tout à coup une structure, à caractère collectif, leur trouve un usage. Il ne faut donc pas regretter trop vite si les choses ne sont pas tout à fait comme on les avait rêvées, parce que parfois, un jour, ça se débloque. Des choses que beaucoup considéraient comme inutiles prennent un sens. Ça prend parfois du temps, mais peut-être cela valait le coup d’attendre. »

Texte et photos
Mona Chollet et Thomas Lemahieu

Toujours dans Périphéries  :
* Des mots plein les yeux, petite collection portative de bribes, de broc, de trucs, de tracts, de paroles, glanés çà-et-là dans les mouvements de chômeurs et, en particulier, à l’APEIS.
* Une rencontre avec Philippe Villechalane, président de l’association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et des précaires (APEIS) et Gérard Paris-Clavel, membre fondateur du collectif de graphistes, photographes et autres gens de l’expression Ne Pas Plier : témoignages, existence, résistance.

Et encore :

* Par hasard ou par nécessité, Gérard Paris-Clavel, de Ne Pas Plier, ne manque jamais de citer John Berger, l’écrivain, le critique d’art marxiste, auteur, dans les années 70, de Voir le voir. Nous l’avions rencontré en octobre 1999 : on peut lire, sur Périphéries, un entretien ainsi qu’un texte inédit : L’Exil.

Enfin, pour ceux qui veulent aller au-delà, voici les coordonnées de l’association Ne Pas Plier : 76, avenue Georges Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine, France - e-mail : nepasplier@wanadoo.fr

Périphéries, mars 2001
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