Périphéries

Visite à la Trocante, la librairie de seconde main de l’Ilot 13 à Genève

La littérature à la source

Chez lui, n’espérez pas vous débarrasser du stock de Guy Des Cars retrouvé dans le grenier de votre grand-tante : Nicolas Barone a l’œil sûr et impitoyable. Il trie à toute vitesse les livres que vous déposez sur son comptoir : « Ça oui... ça non... ça non... ça non... » En tant que petite-nièce ou petit-neveu d’une aficionada de Guy Des Cars, évidemment, vous serez un peu frustré. En tant que visiteur de la Trocante, en revanche, vous serez subjugué. Ses rayons pleins à craquer sont un alignement ininterrompu de merveilles inattendues à prix cadeau, impeccablement classées par genre et par ordre alphabétique.

En parcourant les travées, en embrassant du regard ou en enjambant les piles qui s’élèvent un peu partout, on se rend soudain compte que les librairies de première main, même nos préférées, mentent toujours un peu, ne serait-ce que par omission. Elles n’offrent qu’un échantillon très réduit de l’offre existante, et une image tronquée de l’histoire du livre : essentiellement les nouveautés, et puis un maigre fond d’œuvres moins récentes et de classiques, certes, mais le plus souvent en poche, dans des éditions sans âme. Ici, les livres racontent une histoire. Pas seulement celle imprimée au fil de leurs pages, mais aussi celle contenue dans leur forme, leur typographie, leurs couleurs, leur texture, leur odeur, qui font surgir comme un monde englouti. Ce n’est pas seulement un siècle d’histoire du livre qui se déploie ici : c’est un siècle d’histoire tout court. Certains se souviennent d’y avoir vu l’édition originale en français du Capital...

Tous les genres sont représentés : littérature française, suisse et de tous les pays du monde, poésie, théâtre, histoire, science politique, sociologie, économie, musique, art, architecture, bande dessinée... Sur la mezzanine s’entassent des montagnes de polars. C’est simple : il y a tout, de tout le monde. Les œuvres complètes de romanciers qui, pour être oubliés de l’actualité, n’en ont pas pour autant perdu leur talent, et qui ne demandent qu’à être redécouverts au gré de votre humeur, au hasard de vos flâneries.

Peut-être est-ce l’odeur du vieux papier qui a des vertus euphorisantes, mais la magie du lieu a de quoi transformer le lecteur le plus terre-à-terre en bibliophile fanatique. Comment nier que l’objet est indissociable du texte, et qu’il participe pleinement de l’impression que vous laisse un livre ? Cela tombe bien, car il y a même un rayon bibliophilie, où l’on peut dénicher des trésors, comme cette édition originale - 1949 - de La Banlieue de Paris de Blaise Cendrars, publié à la Guilde de Lausanne (Cendrars était suisse) et illustré par 130 magnifiques clichés d’un jeune photographe inconnu - son nom ne figure même pas sur la couverture -, dont c’était le premier livre : Robert Doisneau... Là, le prix est un peu moins dérisoire, mais il est trop tard : on a déjà complètement perdu la tête.

Il y a quelques années, la Trocante, déjà installée à l’Ilot 13, nichait dans une sorte de cagibi qui donnait sur la rue. Et pourtant, si, si !, il y avait déjà tout. Vous demandiez timidement au maître des lieux un titre improbable, et lui, imperturbable, dépliait ses membres engourdis de l’espèce de trou, entouré de remparts de livres, qui lui servait de comptoir, se dirigeait droit vers un rayon, et vous tendait le volume recherché. Les travées étaient si étroites qu’il ne fallait même pas songer à y croiser quelqu’un. Cela nécessitait d’engager des manœuvres compliquées dès qu’un autre visiteur pointait son nez au détour d’un rayon, et créait de sérieuses pagailles lorsque l’affluence atteignait un seuil critique (trois-quatre personnes). Le moindre geste un peu trop brusque pouvait déclencher une catastrophe majeure. Puis Nicolas Barone a déménagé au cœur même de l’Ilot 13, dans un rez-de-chaussée relativement spacieux donnant sur le jardin. Ses fidèles l’ont suivi, mais il faut désormais savoir qu’il est là : on se refile son adresse comme un laissez-passer pour la caverne d’Ali Baba - un magasin, mais bien plus qu’un magasin. C’est dans les marges de leur commerce que se découvre le vrai visage des livres.

Mona Chollet

« Quand on s’investit dans un lieu, il devient vivant » : visite à l’Ilot 13.

Périphéries, juin 2001
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