Périphéries

Amazigh Kateb, chanteur algérien

« Beur, c’est une étiquette pour expulser à l’intérieur »

Amazigh Kateb est le chanteur du groupe grenoblois Gnawa Diffusion. Ce soir-là, son visage, monté sur un dreadlock solitaire pendouillant dans son dos, irradie le Cabaret sauvage de la Villette, où l’association Bled Connexion commémore les événements algérois d’octobre 1988. Sur le conseil de Yamina Benguigui et sur la foi de sa filiation - Amazigh est le fils de Kateb Yacine, le fondateur de la littérature algérienne moderne -, nous sommes allés le voir pour l’écouter. Bien sûr, il n’est arrivé en France que depuis dix ans ; bien sûr, sa présence ici n’a fait qu’accentuer ses coups d’œil là-bas et plus au Sud encore, vers l’Afrique. Qu’à cela ne tienne ! C’est licite, mon bon Monsieur. Et puis, de sa langue bien pendue, il bouscule quelques idées mal reçues sur l’immigration.

« J’ai vu Mémoires d’immigrés et j’ai trouvé ça vachement bien. Surtout pour les pères et les enfants. Cet homme [Abdellah Samate] qui montre sa main et qui raconte comment, quand il est arrivé, on la lui a serrée pour savoir s’il avait les mains calleuses, s’il était un travailleur, ça évoque des choses. Moi, je suis immigré aussi. Je suis un vrai immigré. Je suis arrivé en 88 en France et je suis encore algérien. Je suis arrivé comme étudiant et maintenant je suis travailleur immigré. Musicien.

- Oui, c’est drôle mais ce n’est pas la même immigration...

Amazigh Kateb : C’est moi, la première génération d’immigrés. Je me dis immigré, et puis, en même temps, je sais très bien que depuis 1970, il n’y a pas d’immigration en France. Je sais que la France est fermée à l’immigration depuis la fin des années 60. Moi, c’est une vraie immigration ; ce n’est pas comme ceux qu’on appelle les Beurs, ce n’est pas comme les gosses de la deuxième génération, qui ne sont pas des immigrés. Ce sont des Français, qu’on a du mal à appeler Français parce qu’ils sont trop frisés. Je sais pas, ils puent peut-être, j’en sais rien. Ils sentent le gaz, alors, on les appelle Beurs.

Tout ça, pour moi, c’est un peu des façons de nous exclure, et de les exclure. Parce qu’on invente des identités hybrides, des trucs qui ne correspondent à rien. Pour moi, Beur, c’est une race mutante. C’est dire, voilà, vous avez les papiers, vous n’êtes pas expulsables, donc il va falloir qu’on vous expulse à l’intérieur. On vous donne un nom, une étiquette, quelque chose qui vous caractérise et comme ça, vous ne serez jamais des Français comme les autres. Ce sera toujours la deuxième, la troisième génération. Est-ce qu’on demande aux Français s’ils sont de la cinquième ou de la huitième génération d’Italiens ? Pour nous, ça fonctionne encore comme ça, alors qu’on est presque à la quatrième génération. C’est absurde de traiter quelqu’un qui est né là, qui a grandi là, qui a vécu là, qui a fait l’école française, laïque et républicaine, de l’exclure comme ça et lui faire sentir qu’il n’est pas chez lui. Alors que le gars est carrément plus chez lui ici que là-bas.

« Il faut arrêter de leur faire croire
que leur identité,
elle coule dans leurs veines »

En même temps, c’est une façon de brouiller les pistes, parce que comme ça, les Beurs partent dans un faux combat identitaire, fait de chauvinisme, de bribes de culture, de morceaux de racines, de bribes d’Islam et de morceaux d’arabité. Et tout ça les éloigne du vrai combat qu’ils ont à mener ici en France, celui de la citoyenneté. Ils doivent être considérés comme des citoyens français. Ils sont nés là.

- Ils sont citoyens français...

A. K. : Oui, bien sûr qu’ils sont citoyens français. Après, celui qui se sent le véhicule de sa culture d’origine, qui se sent vraiment porteur, qui se sent attiré, il n’a qu’à y aller. Ce n’est pas génétique, l’algérianité. L’identité n’est pas génétique ; l’identité, c’est le contexte dans lequel on baigne qui la forge. Si les gens ne cherchent pas eux-mêmes leur identité, il faut arrêter de leur faire croire que leur identité, elle coule dans leurs veines. C’est n’importe quoi ! Il y a plein de gens, notamment des enfants de Maghrébins qui essaient, malgré eux, de raisonner comme des Maghrébins. C’est-à-dire qu’ils retranscrivent les mêmes tabous que nous, on essayait de casser là-bas, tous les tabous qui nous faisaient souffrir. Eux, au même âge, malgré le besoin de liberté qu’on a lorsqu’on est jeune, ils font exactement le contraire. Pourquoi ? Parce qu’il y a une carence identitaire. Donc ils se mettent à ne pas laisser sortir leur sœur, alors que leur frangine, elle est ici, elle est à l’école ici, elle est avec ses copines et ses copains, et elle sort, quoi.

« Je suis un petit chanteur,
qui fait de la musique.
Les Arabes qui chantent, ils sont gentils.
C’est pas comme les Arabes qui chantent pas »

Pourquoi je dis que je suis un vrai immigré ? C’est vrai que je ne fais pas partie des gens qu’on fait chier. Moi, pour les autorités, pour le Français moyen, je suis quelqu’un qui s’est intégré, je suis un petit chanteur, qui fait de la musique. Les Arabes qui chantent, ils sont gentils. C’est pas comme les Arabes qui chantent pas. Ceux qui ont le plus de problèmes aujourd’hui, ce ne sont pas ceux qui arrivent d’Algérie. Parce qu’ils ont des bases identitaires de là-bas, ou alors parce qu’ils sont venus avec une telle trouille au ventre, que finalement ils démerdent. Ils se démerdent toujours. Par contre, ceux qui sont là depuis longtemps, c’est une autre paire de manches parce qu’ils ont une aigreur. Ils ont un vécu ici et il y a un anachronisme dans l’attitude xénophobe envers ces gens-là. Putain, le gars, il est né à la Pitié-Salpêtrière ! Pour moi, c’est vraiment un gros problème identitaire. C’est rien d’autre.

Si les gens avaient été un peu plus instruits, un peu plus aiguillés sur leur passé et leur avenir, il y aurait beaucoup moins de clivages, de castes comme ça, et en même temps, je pense qu’il y a aussi des gens qui se démerdent très bien dans les Beurs J’ai un pote qui est policier. Monsieur Farid, il est policier, et heureusement qu’il y a des policiers qui s’appellent Farid. La première réaction d’un Arabe qui passe sa vie à se faire contrôler, c’est « nique la police », mais n’empêche que la réaction la plus intelligente, c’est d’infiltrer la police et d’essayer de faire en sorte qu’il n’y ait pas que des connards dans cette institution. Donc c’est bien qu’il y ait des gens qui bougent autrement. Dans l’aïkido, on dit qu’il faut jamais aller de front, taper directement, sans réfléchir. Il faut toujours essayer de prendre la force de l’autre pour accompagner sa chute. On fait comme ça.

- Dans les concerts de raï, on voit des jeunes de la troisième ou quatrième génération brandir le drapeau algérien. Aux yeux de leurs parents et à vos yeux, qu’est-ce que cela peut signifier ?

A. K. : Pour moi, c’est un peu normal que, quand tu es hors de ton pays, hors de ton pays d’origine ou que plus simplement tu ne te sens pas chez toi, ton identité d’origine, ou première, ressorte plus. Moi, j’ai fait un disque qui s’appelle Algeria. J’ai grandi à Alger ; en 1988, je suis arrivé en France ; moi, si j’avais été en Algérie, j’aurais jamais fait un disque qui s’appelle Algeria. Parce que c’est absurde. Je l’aurais appelé Australia. Je l’ai appelé Algeria parce que je suis en France, je suis dans l’adversité, je suis dans quelque chose qui m’est contraire et différent. Donc forcément, je m’affirme et j’essaie d’être encore plus moi-même. Mais la différence, c’est que moi, je viens de là-bas. Et c’est déjà dur là-bas d’avoir une identité algérienne. Parce que là-bas, évidemment, on nous bride. Grave. C’est dur pour moi de vivre mon identité avec sérénité, parce que c’est une identité qui, déjà en Algérie, se crache et se beugle. C’est pas quelque chose qui se dit, c’est quelque chose qui se crée. A l’extérieur, ça se libère, ça y est, je ne suis plus là-bas, je ne suis plus sous la contrainte de quoi que ce soit. Je suis l’Algérien que j’ai envie d’être. Mais les Beurs et les gens de la troisième génération, ils ont ce même réflexe, sauf qu’ils ont pas la base. La base culturelle, on appelle ça comme on veut, le vécu. Ce qui fait que tu es comme ça sans forcer.

« Si j’avais été en Algérie,
j’aurais jamais fait un disque
qui s’appelle Algeria.
Je l’aurais appelé Australia »

Les mecs, ils se forcent à être dans un moule qu’ils croient être le moule algérien. Comme nous, on nous force en Algérie à rentrer dans ce qui peut être le moule algérien : si t’es pas musulman, t’es pas algérien ; si t’es pas arabophone, t’es pas algérien ; si t’es pédé, t’es pas algérien... Des deux côtés, il y a des carences, et c’est ces carences-là qui remplissent les mosquées et plus spécifiquement les rangs de l’intégrisme. Ce sont tous ces trous-là qui font que, quand les intégristes racolent dans les cités, par exemple, ils ont presque autant d’audience en France que dans les quartiers pauvres d’Alger.

- Pourquoi ?

A. K. : Parce que les mecs, ils connaissent pas leur histoire. Quand tu es fils d’ouvrier, ton père ne te raconte pas son histoire. Ton père, il dit : « va chier, moi, je sors de l’usine. Me prends pas la tête. » Comme il y a eu un déficit au niveau de ça, la France n’a jamais essayé d’enseigner à ces gens-là qui ils étaient, d’où ils venaient et pourquoi ils étaient là. On a toujours voulu les entasser, on s’est dit : « ils se démerdent, ils vont retourner ou ils vont faire leur vie. » On se rend compte que ça fait de la misère, ça fait un ghetto. C’est dangereux. Exactement comme le FLN a manipulé les intégristes, ici, ils manipulent les intégristes dans une sorte de gestion de crise permanente. On ne règle rien, on gère. On met des assistantes sociales, on met des éducateurs, etc. Plein de choses qui finalement assistent les gens et ne les poussent pas à se responsabiliser. C’est du faux social et ça empire. Avec la petite couche de marmelade Vigipirate par-dessus.

- Autour du film de Yamina Benguigui, la parole semble s’être un peu libérée de ses carcans. L’échange peut-il transformer, d’après vous, les images aujourd’hui tronquées ?

A. K. : Bien sûr que ça peut changer des choses. On sort d’un siècle de discours politiques, on sort d’un siècle de tendances, on sort d’un siècle où il y a eu de la droite, de la gauche, de l’extrême droite, de l’extrême gauche, du fascisme, des génocides. C’est une merde, ce siècle. C’est, je crois, un des siècles les plus merdiques de notre histoire, à tous. On est tous responsables. Je pense que les gens en ont marre du discours, je pense que les gens ont besoin de comprendre par eux-mêmes, avec des choses qui sont peut-être plus fines que le discours.

« Il n’y a que l’art qui puisse
éveiller les sens des gens
d’une manière personnalisée »

Je pense que c’est important d’éveiller les sens des gens, parce que les sens des gens sont complètement rabougris, endormis en ce moment. C’est la standardisation de tout. Tout se ressemble : les distributeurs de billets se ressemblent, les villes, en Europe et ailleurs, se ressemblent. Londres, Amsterdam, Paris, Tokyo, c’est les mêmes buildings, c’est le même business. Il n’y a que l’art qui puisse éveiller les sens des gens d’une manière personnalisée. C’est la différence quand toi, tu écoutes une musique, elle te plaît et tu dis à tes potes : « ça c’est bien, prenez ça » ou ils sont chez toi pour l’apéro : « Je vais vous faire écouter un truc. Ça c’est mortel. » Et tu leur mets ça et les gens, ils sont soufflés. Pourquoi ? Parce que c’est un ami qui conseille. C’est pas une pub à la télé, c’est pas le tarabustage. Le tarabustage, ça fait vendre plus de disques. Mais d’une manière bête et méchante comme un consommateur à la con. Alors que la petite promo du lascar qui offre un pot ou un pétard à ses potes et qui veut faire écouter la musique, c’est autre chose. C’est un truc qui reste . C’est de cette nature-là. Mémoires d’immigrés est ce genre de film où tu dis quelque chose. Mais il faut aussi voir que quand tu dis quelque chose, c’est pas forcément compris. ça peut prendre du temps pour que tout le monde, ou au moins une grande partie, comprenne.

- Ce film paraît justement assez limpide. Vous pensez qu’il peut ne pas être compris ?

A. K. : C’est une entreprise très dure parce qu’on a trop endoctriné les gens. Ils en ont marre du discours. Aujourd’hui, même quand le discours est vrai, il ne passe plus. C’est ça, la démoctature. La démocratie de merde. C’est quand tout le monde a le droit de parler et quand ce sont les connards qui ont le pouvoir de la parole. Quand il y en a un qui dit quelque chose d’intelligent, personne ne l’entend parce qu’il y a un brouhaha débile autour. C’est bien beau, ça, mais ça, pour moi, c’est une dictature démocratique. Pour moi, c’est la dictature du bruit, de l’opinion et de l’opinion vaine qui ne veut rien dire. Quand t’entends des BHL ou des espèces de philosophes de mes deux faire des analyses d’une heure pour à la fin te dire « c’est bien, mais en fait, c’est pas bien, mais en fait, c’est bien, mais en fait, c’est pas bien, mais en fait... ». On a envie de dire : « Mais toi, va niquer ta mère ! T’as pas un avis sur les choses ? Tu peux pas dire ça c’est de la merde ou bien ça... Ben quoi ? T’as le droit d’avoir un avis. C’est pas fasciste d’avoir un avis. » Non, aujourd’hui, maintenant c’est fasciste d’avoir un avis, maintenant c’est intolérant d’avoir une opinion. Merde ! Nous, on a une opinion, on a une position, on se positionne, on est là, je suis contre certains et pour d’autres. C’est comme ça. Comme ça qu’on avance. Ce n’est pas en faisant les canards. On n’est pas dans une mare. Pas moi, en tout cas. Moi, je nage à la mer. Voilà. Mais je crois que je me suis écarté de la question...

Propos recueillis
par Thomas Lemahieu

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Périphéries, novembre 1998
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