Périphéries

Guillemets
Sommaire des citations
Géographie

« Le soir il y a foule devant la mer, toutes les familles s’installent en bas de la plage, plus haut des milliers de lampes à gaz éclairent des étalages de bibelots en coquillages, sur toute la longueur des kilomètres de plage. Le grondement des vagues paraît moins violent, il est émaillé par le son des centaines de cornes de brume en coquillage qui sont vendues comme souvenirs, l’océan est devenu une présence obscure, de grandes langues d’eau noire glissent sur le sable presque horizontal, forment de gigantesques miroirs qui ne reflètent que la nuit, du noir le plus parfait, bordé par un fin liseré d’écume blanc qu’éclairent les lampes à gaz, les centaines de mèches des cuisines ambulantes qui passent d’un groupe à l’autre et plus haut les néons du front de mer. Des couples de bourgeois marchent en tenue de ville sur les miroirs noirs, les reflets de leurs habits, la robe rose d’une femme brillent sur l’eau lisse comme des apparitions dans un rêve. Un enfant riche pleure parce que ses parents ne lui ont pas acheté le souvenir qu’il voulait, j’ai envie de le secouer pour lui dire comme le monde est beau. »
Antonin Potoski, Hôtel de l’Amitié (en Inde)

« Je devais aller chercher mon père à Roissy très tôt le matin, avec ma mère et sa 2CV. Déjà, c’est un sport particulier que de conduire une 2CV. Au retour, le jour se lève, Paris est vide, je prends la rue du Faubourg-Saint-Martin. C’est une rue légèrement courbée qui, tout à coup, débouche sur la porte Saint-Martin. Et là, au soleil levant, comme une idiote, j’ai connu une expérience spirituelle : j’ai enfin vu une ville. Oui, c’est ça, c’est Paris, c’est serré, mais il y a toujours de la lumière au bout. Et je me suis dit, moi qui n’étais plus d’ailleurs, je serai d’ici, je suis de cette ville. Faire du cinéma, c’est s’en foutre plein la gueule de ce genre de sentiment, c’est fixer un peu plus longtemps qu’une persistance rétinienne ces instants furtifs où tout vacille, ces petits moments où l’heure et le lieu remettent les choses à leur place. Je tiens ça de Koltès qui commence souvent ses pièces par : “En ce lieu, à cette heure.” Deux propositions qui ne sont pas forcément liées, mais qui créent une rencontre à l’endroit exact de la virgule les séparant. Peu importe le quartier, une ville commence à une heure et dans un lieu précis quand quelque chose de la vie d’ici-bas se dégage. »
Claire Denis, « Et je me suis dit : je serai d’ici », Libération, 2 août 2003

« Nous avons vu, en Grèce, dans le massif du Pélion, des sentiers muletiers en marbre blanc. Ces dallages de la largeur d’un pas de mule s’entrecroisent à travers les forêts de châtaigniers, longent la mer par les oliveraies, remontent de colline en colline, deviennent des marches puis de nouveau des sentiers, traversent des torrents pour aboutir finalement aux villages, couvrant ainsi des centaines de kilomètres d’un réseau compliqué et apparemment capricieux.
Ces pavages de marbre blanc sont polis par les sabots des bêtes. Ils semblent vieux comme la Thessalie. Aujourd’hui encore ils servent à la circulation des villageois montés sur leurs mules. Le soir ces chemins de marbre se couvrent de troupeaux ; des montures sur lesquelles somnolent des vieillards précèdent ces petites migrations quotidiennes, et ainsi on peut voir des populations entières se déplacer du bord de la mer vers les villages accrochés sur les hauteurs. Ce va-et-vient paisible me paraît aussi nécessaire à l’homme que la circulation de son sang au fond de sa chair. La beauté de ces cheminements, leur tracé antique parlent. Un cavalier parcourant ces sentiers de marbre blanc - qui chaque soir le mènent de la mer au bourg fortifié et chaque matin le ramènent à l’oliveraie ou à l’orangeraie de la plage - est un homme de lignage. Cette circulation est une écriture, et chaque aller et retour est une ligne du livre de sa vie. L’usure du chemin de marbre, son poli si doux parle, atteste son lignage. Cet homme du Pélion n’est pas homme de nulle part puisqu’il peut lire sur ce chemin, écrite, la circulation de sa race entière. Ces sentiers de marbre usé sont intimes, secrets, ils vont d’un lopin à l’autre, ils déterminent des Lieux, contournent, évitent, invitent, se détournent... A chaque pas ils disent l’histoire de ces communautés rassemblées sur la montagne des Centaures. Ces chemins sont un blason, ils paraissent indestructibles...
Et pourtant d’un coup de pelle de bulldozer nous avons vu ces étroits sentiers blancs soulevés, brisés. Une détestable coïncidence a voulu qu’au moment précis de notre séjour dans le massif du Pélion de larges pistes soient ouvertes sous nos yeux. En quelques semaines nous avons vu les sentiers de marbre se vider de leurs processions.
Maintenant, les cavaliers et les troupeaux cheminent dans la poussière de nouvelles pistes hideuses comme des plaies. L’année prochaine ils suivront une route. Le goudron aura remplacé le marbre. Alors les paysans vendront leurs bêtes et au besoin leurs terres pour avoir le moyen d’utiliser ces routes nouvelles. Un concessionnaire Toyota jetait déjà des prospectus sous les platanes des places antiques au moment de notre départ.
J’ai choisi ce petit souvenir du Pélion. Le marbre blanc donne à cet exemple une force d’art qu’un simple sentier de terre battue n’aurait pas eu. Cependant nous connaissons ici, en France, dans les Maures, les restes d’une écriture du cheminement d’une complexité, d’un style aussi purs que ceux des pavages de cette Grèce agricole. Il suffit de s’égarer dans le maquis pour lire une histoire tout aussi paisible et intime.
La circulation est un langage - le premier assurément. De la sente invisible, marquée par une succession de brindilles cassées, à l’autoroute, on peut lire à sa façon de se déplacer les différents degrés d’évolution mentale de l’homme. Du sentier chuchoté du forestier au ruban de bitume du camionneur-prolétaire, on mesure le chemin parcouru."
(...)
Non, la nostalgie ne me tire pas en arrière mais vers autre chose. On souhaiterait une évolution moins grossière. Plus de tact. Moins de violence et de disproportion dans les moyens mis en œuvre. Plutôt que nostalgie appelons ça regrets. »
Rezvani, Divagation sentimentale dans les Maures

« Le récit revint et le timbre si particulier de la voix de mon père, avec ses cadences et ses pauses.
Le récit revint, musique rassurante à l’aube, qui berçait mes yeux ensommeillés, musique qui, ce matin, accompagnait le paysage défilant de part et d’autre de la route, haie d’honneur pour l’enfant qui rentre, vues magnifiques et simples, surgissant et s’estompant comme si elles coulissaient sous la poussée d’autres encore plus belles. Mon pays se bousculait pour me voir. »
Elias Sanbar, Le Bien des absents

« Un lieu, je veux un lieu ! Je veux un lieu à la place du lieu pour revenir à moi-même, pour poser mon papier sur un bois plus dur, pour écrire une plus longue lettre, pour accrocher au mur un tableau, pour ranger mes vêtements, pour te donner mon adresse, pour faire pousser de la menthe, pour attendre la pluie. Celui qui n’a pas de lieu n’a pas non plus de saisons. Pourras-tu me transmettre l’odeur de notre automne dans tes lettres ? Emmène-moi là-bas, s’il reste encore une place pour moi dans le mirage figé. Emmène moi vers les effluves de senteurs que je respire sur les écrans, sur le papier, au téléphone... »
Mahmoud Darwich, Les deux moitiés de l’orange, lettre écrite pendant son exil parisien à Samih al-Kassem, son ami resté en Palestine

« Le théâtre existe dans la mesure où l’Un vole en éclats (...). Le théâtre commence avec l’Un démembré. Et où le logos, la parole, essaye, péniblement, de mettre en relation ces différents, ces distincts - c’est la métaphore de l’archipel. Mais dans cette relation qui est celle des îles de l’archipel, et non pas en constituant une terre ferme, un seul et même agglomérat. Le théâtre voit les morceaux et essaye d’en faire un archipel. C’est cela le théâtre. Quand tu es sur la terre ferme - et c’est pour cela que l’Asie n’a jamais produit un grand théâtre tragique semblable à celui des Grecs - quand il n’y a que la terre ferme à perte de vue, il ne peut y avoir de théâtre. Mais il ne peut y avoir de théâtre non plus si tu te contentes de regarder les morceaux - parce que le travail de la parole, le labeur de la parole - qui est lié au labeur du concept - Platon dramaturge ! - doit s’accomplir ensuite, pour mettre en relation les morceaux, pour mesurer les distances entre les éléments. Pour établir les routes entre les éléments. Voilà le théâtre.
Sarajevo était peut-être la dernière ville-archipel. Elles étaient nombreuses alors dans la Méditerranée. Quand je parle de ville-archipel, je parle d’une ville dans laquelle il y a tragédie. Cela n’a rien à voir avec l’idée d’une ville où tout le monde s’embrasse et s’aime. Mais les grandes villes du Maghreb étaient des villes-archipels, Constantinople-Byzance-Istambul, Smyrne, Thessalonique, étaient des villes-archipels qui étaient aussi le lieu de tragédies... Qu’on me comprenne bien, je ne suis pas en train de pleurer sur un passé idyllique perdu (...). Ces villes étaient faites de morceaux en conflit, qui luttaient les uns avec les autres et se reconnaissaient à travers cette lutte. Des villes pleines de violence, d’hybris [passion, démesure]... très exactement l’espace tragique du théâtre... Et ces villes ont disparu, cela ne fait pas de doute. Elles n’existent plus. Il n’y a plus de juifs dans les villes du Maghreb, il n’y a plus de chrétiens à Istambul... La dernière ville-archipel était Sarajevo... Et l’Europe l’a laissée mourir. Parce que l’Europe ne prête plus aucune attention, n’a plus soin de l’Archipel. L’Europe, qu’on le veuille ou non, est en train de devenir toujours plus une Europe franco-carolingienne, détachée de Rome, détachée de mare nostrum. »
Massimo Cacciari, philosophe et ex-maire de Venise, entretien avec Yan Ciret, in Chroniques de la scène monde

« On pense toujours que le problème est en Afrique et la solution ailleurs. C’est l’inverse qui est vrai. »
Aminata Traoré, ancienne ministre malienne, à Porto Alegre, 29 janvier 2001

« La pensée méridienne existe aujourd’hui sous des formes fragmentées et parfois malades et il faut apprendre à la chercher : on peut la trouver dans nos Suds intérieurs, dans une folie, dans un silence, dans une halte, dans une prière de remerciement, dans l’inaptitude des vieux et des enfants, dans une fraternité qui sait éviter la complicité et la loi du silence, dans une économie qui n’a pas répudié les liens sociaux. On peut la trouver dans les sentiments où cohabitent plusieurs patries, où les nombreux voiles de la vérité remplacent la simplicité du oui et du non, où la beauté redevient une récompense pour ceux qui l’ont cherchée longtemps, et non pas un droit généralisé pour lequel il suffit de payer, où la difficulté de combler les distances et le tissu des interdictions ne sont pas que d’absurdes répressions mais aussi des obstacles contre le fanatisme de la possession et de la consommation, le début des histoires et des fantaisies qui balisent le parcours. »
Franco Cassano, La pensée méridienne

« - (...) Ce n’est pas le monde réel, pas du tout.
- Oh, non ? répliqua Babilbouche. C’est le problème avec vous, les types des villes tristes : un endroit a besoin d’être misérable, sinistre comme un égout pour que vous le trouviez réel. »
Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires

« C’est si beau Alger ! Vous savez d’où elle vient, la lumière du ciel au-dessus de la ville ? De la mer. De la surface de l’eau qui fait exploser le soleil jusqu’au sommet des collines. Et tant pis pour le couvre-feu. Cette lumière est imprenable. Elle donne du courage. Etre victime, ce serait oublier ce miracle de la nature : la lumière d’Alger. »
Philippe Faure, C’est beau Alger

« La ville des morts. Tous les gens qui y vivent sont des morts vivants, ils ne réagissent pas, mais ils ont plein de magasins branchés. Les maisons sont faites en forme de tombes. Dans leurs écoles, les profs apprennent aux enfants la science et l’art de tuer et comment découper les membres pour décorer leurs maisons. »
Amal, La ville inventée, atelier d’écriture de François Bon avec des collégiens de Bobigny

« Je suis méditerranéen. Je me demande parfois dans quelle mesure le lyrisme, ou une certaine existence surévaluée du verbe, ne me vient pas de mes origines. Car dans ce que je vois il n’y a pas seulement le moment dans lequel je vis mais il y a toute l’histoire derrière. Et l’histoire a un poids, une vérité. Je retrouve le monde entier au rendez-vous de cette histoire. Même dans ce lieu, la Méditerranée, qui s’est pris comme nom, à la manière des Chinois, le cinquième point cardinal : celui du milieu, celui de la mer intérieure. La mer au bord de laquelle je suis né, j’ai évolué. La mer dont je vis la mort actuellement. »
Armand Gatti à Jean Royer, Ces rendez-vous pris dans l’enfance, 1985

« Est du sud, tout pays qui bruisse d’espoirs clandestins. »
Frédéric Jacques Temple

« Et demain à nouveau un jour d’espoir, car il y a toujours quelque part ce grand pays de l’ombre du Sud où l’âme est nue, qui m’attend inlassablement. »
Isabelle Autissier, Libération, 3 décembre 1996

« Les gens du Nord assimilent souvent le Sud et la Méditerranée : quelque chose les attire vers elle, même lorsqu’ils restent attachés à leur pays natal. Plus que le simple besoin d’un soleil chaud et d’une lumière plus vive. Je ne sais s’il est permis de qualifier cela de “foi dans le Sud”. Il est possible, indépendamment du lieu où l’on est né et où l’on vit, de devenir méditerranéen. La Méditerranéité ne s’hérite pas, elle s’acquiert. C’est une distinction, non un avantage. Il n’est pas question seulement d’histoire ou de traditions, de géographie ou de racines, de mémoire ou de croyances : la Méditerranée est aussi un destin. »
Predrag Madvejevitch, Bréviaire méditerranéen

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Périphéries, août 2003
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