Périphéries

Le Livre des Plaisirs, de Raoul Vaneigem

Oublier la danse du carnassier

Critique virulent de la société marchande, Raoul Vaneigem sait concilier la radicalité de son propos avec un refus net de distribuer les bons et les mauvais points. Il s’oppose aux « gens du refus », ces « gardiens du manque à vivre », militants et libertaires qui dénoncent les dysfonctionnements du monde sans se rendre compte qu’ils ne sortent pas de sa logique négative et mortifère, qu’ils en reproduisent l’agressivité, le flicage. Lui se situe résolument du côté de la vie. Sa révolte ne provient pas que d’un sentiment d’injustice face à l’organisation du monde ; il lui suffit de constater, écrit-il, les limites imposées à ses propres désirs.

C’est ce qui rend si éblouissant son Livre des Plaisirs, écrit en 1979. Son écriture élégante, charnelle, fulgurante, fait éprouver directement cette beauté inouïe qu’il pressent, dans un monde libéré de la dictature de l’échange. Il décrit subtilement la castration des désirs par l’insinuation du modèle économique jusque dans les moindres recoins de l’être, jusque dans tous les domaines de la vie. Mais surtout, en balayant toutes les scories qui encombrent l’existence, il donne envie d’autre chose, loin de toute illusion de lendemains qui chantent ou nostalgie d’un improbable âge d’or. Eloge du quant-à-soi, de la désertion, des plaisirs gratuits, des plaisirs volés :

« Toute tentation de vivre est une tentative. Momentanément sauvé de l’emprise marchande, je perçois mieux comment la briser. Dans mon abri pénètrent exclusivement mes plaisirs, j’y échappe aux mains de la contrainte, je n’y suis que pour moi, au gré de mes affinités. Je ne m’inquiète pas du résultat. » (...) « Si je ne construis pas dans l’amour de ce qui me plaît une zone de vie aussi peu exposée que possible à la pollution marchande, comment aurais-je la force de détruire le vieux monde ? »

Ça se lit à grandes lampées, comme on vide un verre d’eau fraîche après avoir crevé de soif, un jour de grande chaleur. Vaneigem parle du sexe, de l’intellect, du langage, de l’amour, de l’enfance, des classes, du travail et de la créativité, et ses analyses sont toujours stimulantes. Son exigence envers la vie galvanise le lecteur. Chaque formule fait mouche ; chaque paragraphe, chaque phrase répond si précisément à une interrogation, à une sensation ou à une préoccupation qui nous habite, consciente ou obscure, que l’on voudrait tout citer. On voudrait mettre sous le nez de tout le monde autour de soi ce manuel subversif de conscientisation, d’affranchissement, ce concentré d’intelligence sensible (1).

Mona Chollet

(1) Un peu comme on souhaiterait glisser dans tous les cartables, dans toutes les serviettes de prof et les attachés-cases de ministre de l’éducation un autre opuscule enthousiasmant de Vaneigem, Avertissement aux écoliers et lycéens (Mille et une nuits).

Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs , 1993 [1979], éditions Labor. A signaler, du même auteur : Nous qui désirons sans fin, le Cherche-Midi éditeur (1996), ou en poche, Folio Gallimard, 1997.

Périphéries, juin 1999
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