Périphéries

L’Empire des signes, de Roland Barthes

La terre est une orange

D’un voyage au Japon, en 1970, Roland Barthes a rapporté un livre somptueux, à l’écriture ciselée et aux illustrations précieuses : L’Empire des signes. Un livre sur le Japon ? Barthes n’a pas cette prétention, trop sceptique quant à la capacité de l’Occidental à appréhender la réalité asiatique sans toujours « acclimater notre inconnaissance par des langages connus ». Ce qui l’intéresse, à partir de traits observés dans la rue, dans le théâtre, le graphisme, la nourriture, sur les visages, c’est de « flatter l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre. » L’Empire des signes procure un dépaysement mental enthousiasmant.

Pour qui aime la cuisine japonaise, lire L’Empire des signes s’il ne se trouve pas un sushi-bar dans un rayon de dix kilomètres relève de la torture. C’est même dangereux : on risque tout simplement la noyade par hypersalivation.

Dans le Robert, il est dit que Roland Barthes « récuse la tentation de “scientificité” pour exalter la jouissance que le texte fait éprouver au lecteur, l’effet de “co-existence” qui en résulte et la “saveur” humaine, plus précieuse que le “savoir” même ».

N’exagérons rien, cependant : L’Empire des signes ne se lit pas comme un numéro de Cuisine gourmande. Loin de là. Mais cela en vaut la peine. Même quand on a l’impression de ne rien capter, il reste toujours cette part de l’écriture de Barthes qui - comme celle de Jacques Berque, peut-être - parle directement aux sens, à un sixième sens qui serait une intelligence obscure, proche de l’inconscient. Ce livre est une merveille, illustré de documents précieux, photos et dessins (dont certains rapportés par l’écrivain-voyageur suisse Nicolas Bouvier, grand arpenteur de l’Asie, mort au début de l’année 1998), notes manuscrites, calligraphie...

Barthes prévient d’entrée : ceci n’est pas un livre sur le Japon. Il se méfie trop, il n’est pas assez dupe : « Il faudrait faire un jour l’histoire de notre propre obscurité, manifester la compacité de notre narcissisme, recenser le long des siècles les quelques appels de différence que nous avons pu parfois entendre, les récupérations idéologiques qui ont immanquablement suivi et qui consistent à toujours acclimater notre inconnaissance de l’Asie grâce à des langages connus (l’Orient de Voltaire, de la Revue Asiatique, de Loti ou d’Air France). »

Leur aspiration au dépaysement a souvent conduit les voyageurs occidentaux à faire violence aux pays visités, en plaquant leurs fantasmes sur la réalité locale. Leur quête, affirme Barthes, n’en reste pas moins légitime. Et si la solution consistait simplement à la dissocier d’un compte-rendu de la réalité ? De ne pas prétendre décrire les pays visités, mais simplement l’alchimie qui s’opère dans l’esprit du voyageur ? « L’auteur n’a jamais, en aucun sens, photographié le Japon. Ce serait plutôt le contraire : le Japon l’a étoilé d’éclairs multiples, ou mieux encore : le Japon l’a mis en situation d’écriture. »

Barthes poursuit, lucide et honnête : « L’Orient et l’Occident ne peuvent donc être pris ici comme des “réalités”, que l’on essaierait d’approcher et d’opposer historiquement, philosophiquement, culturellement, politiquement. Je ne regarde pas amoureusement vers une essence orientale, l’Orient m’est indifférent, il me fournit seulement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de “flatter” l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre. »

Quête de sens

Ces traits, il les prend dans les faits les plus banals, les plus quotidiens : la langue, la nourriture, l’agencement de la ville -Tokyo-, le graphisme, le théâtre, les usages, les caractéristiques et l’expression des visages... Il en extrait un sens aussi riche que le jus d’une orange bien mûre. De la cuisine, il célèbre l’esthétique, le raffinement, la vitalité aérienne, la part belle laissée au choix et à la créativité de chacun. Un chapitre s’intitule « La nourriture décentrée ». Extrait :

« Entièrement visuelle (pensée, concertée, maniée pour la vue, et même pour une vue de peintre, de graphiste), la nourriture dit par là qu’elle n’est pas profonde : la substance comestible est sans cœur précieux, sans force enfouie, sans secret vital : aucun plat japonais n’est pourvu d’un centre (centre alimentaire impliqué chez nous par le rite qui consiste à ordonner le repas, à entourer ou à napper les mets) ; tout y est ornement d’un autre ornement : d’abord parce que sur la table, sur le plateau, la nourriture n’est jamais qu’une collection de fragments, dont aucun n’apparaît privilégié par un ordre d’ingestion : manger n’est pas respecter un menu (un itinéraire de plats), mais prélever, d’une touche légère de la baguette, tantôt une couleur, tantôt une autre, au gré d’une sorte d’inspiration qui apparaît dans sa lenteur comme l’accompagnement détaché, indirect, de la conversation (...). »

La périphérie dépayse. On vous l’avait dit.

Mona Chollet
Périphéries, mai 1998
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