Périphéries

Carnet
Décembre 1999

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[05/12/99] Régression
Spécial Salon du livre de jeunesse

Des graphismes aussi variés qu’envoûtants, un foisonnement visuel et imaginaire délicieux, des histoires ludiques et poétiques qui touchent à l’essentiel... En arpentant les rayons chaleureux et colorés d’une librairie pour enfants, on ne peut qu’éprouver un bizarre sentiment d’injustice, d’exil, même. Les livres qui sont notre lot d’adultes paraissent tout à coup austères, ingrats, écrits par des barbons desséchés qui, en grandissant, ont tout oublié de la vraie vie. En retombant sur des albums qui nous ont accompagnés dans l’enfance, même si on les avait complètement oubliés, on retrouve miraculeusement intacte l’alchimie des lectures d’alors, et l’impression intense, profonde, qu’a gravée en nous chaque page, chaque dessin, chaque mot.

Le temps de cette perception violente et un peu exténuante est révolu, mais rien n’interdit de s’offrir de temps en temps un furtif retour aux sources, et de revisiter quelques vérités qu’on a apprises au fil des ans, parfois au prix d’expériences laborieuses, et dont un auteur tente de montrer le chemin à ses jeunes lecteurs. C’est aussi un moyen de communiquer avec un écrivain sur un autre niveau, plus intime : un auteur qui écrit des livres pour enfants et des livres pour adultes ne fera pas appel aux mêmes registres de son vécu pour ses deux sortes de production, sans pour autant que l’une soit supérieure à l’autre en qualité ou en intérêt. Lire ce qu’il adresse aux enfants a même parfois un côté un peu indiscret très agréable. « Ces œuvres proposent les suppléments de temps et d’espace nécessaires à l’existence », écrit l’éditeur Christian Bruel : c’est exactement ça.

Loin des productions standardisées et des impératifs éducatifs utilitaristes et bornés, sélection opérée au petit bonheur la chance dans les travées du Salon du livre de jeunesse de Montreuil, qui se déroule du 1er au 6 décembre.

Les éditions du Rouergue publient de petits albums colorés qui découpent en séquences quelques situations de la vie humaine, quelques découvertes de ses possibilités. Ça va pas, de Charlotte Légaut, raconte l’histoire d’Ida, qui sent au-dedans d’elle un terrifiant ramdam de choses à exprimer, sans savoir par quel bout les attraper, et qui se met dans tous ses états, jusqu’à ce que, à force de contorsions, un exutoire se présente à elle : « On se fait un sang d’encre et avec une tache d’encre, l’imagination se met en route... Et ça va. » Dans Records, Olivier Douzou et Lynda Corraza tordent le cou à l’obsession de la performance. Dans Les Petits bonshommes sur le carreau, la mise en scène pudique et impressionnante d’Isabelle Simon et Olivier Douzou montre un personnage tracé du doigt sur un carreau embué, puis fait le point sur d’autres silhouettes, plus vagues, de l’autre côté de la vitre, du côté où il fait froid : les ombres muettes, prostrées, statufiées, d’autres gens qui sont eux aussi « sur le carreau », sur la paille et dans la misère.

Autre collection, tous publics celle-là : « Touzazimute », carte blanche offerte aux illustrateurs, qui réinterprètent à leur manière des thèmes de notre environnement quotidien. Dans les villes, de Frédérique Bertrand et Frédéric Rey, est une variation fantaisiste sur l’espace urbain réalisée avec des techniques hétéroclites (collage, peinture, écriture, dessin, photo). Pour les adultes, le Rouergue publie aussi L’Enfance de l’Art, un épais volume qui renferme l’autobiographie illustrée et foisonnante d’Elzbieta, auteure depuis vingt ans de livres pour enfants. Une somme intemporelle, une leçon de regard, inspirée par l’expérience d’une vie, que l’on pourrait débiter dans son intégralité pour les guillemets, rubriques « Enfance » et « Création »... On en reparlera.

Christian Bruel a fondé autrefois Le Sourire qui mord, maison d’édition audacieuse et exigeante dont chaque album était un véritable trésor, et qui, logiquement, a fait faillite. Il poursuit ses activités avec les éditions de l’Etre. Quelques ouvrages de ses anciennes collections ont été réédités, comme Quel genre de bisous ?, de Nicole Claveloux, où deux bébés teigneux dissertent brillamment, avec force coups de pied au cul, effusions intempestives et retournements de situation, sur l’offre et la demande affective. D’autres sont heureusement encore en circulation, comme le très beau Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, de Christian Bruel et Anne Bozellec, album de résistance aux stéréotypes dans lesquels on enferme les deux sexes, obligeant les filles à se comporter selon l’image que l’on se fait d’une fille, et les garçons selon l’image que l’on se fait d’un garçon. Julie n’aime pas être bien peignée, Julie garde ses patins à roulettes pour lire sur son lit... « Un vrai garçon manqué », lui répètent ses parents. En fuyant les regards qui l’enferment, elle tombe sur un garçon à qui on reproche de « pleurer comme les filles ». Extrait de leur fructueux dialogue : « Tiens, c’est comme si on était chacun dans son bocal !... - Comme pour les cornichons ? - Oui, comme pour les cornichons... Les cornifilles dans un bocal, les cornigarçons dans un autre, et les garfilles, on ne sait pas où les mettre !... Moi, je crois qu’on peut être fille et garçon, les deux à la fois si on veut... Tant pis pour les étiquettes ! »

Voir le site des éditions du Rouergue.


Périphéries, 5 décembre 1999
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