Périphéries

Carnet
Août 2003

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[30/08/03] A la poubelle

Dans Paris-Match, cette semaine, sous le titre « Canicule : ces morts dont nous sommes tous coupables » (certains peut-être un peu plus que d’autres, quand même, non ?...), on découvre sur une double page le spectacle qui s’est offert à la vue d’une jeune fille venue rendre visite à sa grand-mère, à Paris : morte depuis plusieurs jours, la vieille femme avait été laissée « emballée » dans son appartement. Non pas allongée sur son lit, mais par terre, en gros tas informe, dans un sac-poubelle. Dans sa violence insoutenable, l’image a au moins le mérite de la franchise quant à la façon dont on considère et dont on traite les vieux dans cette société. Face à cette situation, le gouvernement propose aux Français de travailler gratuitement un jour supplémentaire par an, afin de financer la « solidarité » avec le troisième âge (précisons que les entreprises ou la Bourse ne sont cependant pas appelées à contribuer à ce bel élan de « solidarité »). Autrement dit, pour réparer les dégâts causés par un utilitarisme barbare qui dévore toujours davantage les êtres et ronge peu à peu l’idée même de communauté, faisons-le monter encore en puissance ! A ce propos, Annie Leclerc, dans Parole de femme, un indispensable petit livre récemment réédité par Actes Sud, et dont on aura sûrement l’occasion de reparler, écrivait en 1974 :

« Certaines bonnes âmes, rongées de sourds remords dans l’exercice, le consentement unanime à de si mauvais traitements, ou saisies d’insupportables angoisses à l’image de leur sort futur, poussent de belles clameurs, font de louables efforts pour qu’on dore l’exil irréversible des vieillards : il faut leur donner plus d’argent, leur faire de belles maisons, les mieux soigner, les distraire, les distraire surtout. Mais ni la pitié ni la généreuse solidarité envers le vieillard ne portent atteinte à la racine de tous les malheurs dont nous l’accablons, et qui n’est autre que la répulsion qu’il nous inspire.

Et si les vieillards, revenus des valeurs trompeuses de leur maturité qui les ont perpétuellement distraits de l’essentiel, entrevoyaient soudain la jouissance nue, entière de vivre ?

Vous condamnez impérieusement le vieillard au malheur. Ne savez-vous pas que rien n’est plus facile à donner que de la joie à un vieillard, que nul n’est plus apte, si ce n’est peut-être l’enfant, à accueillir la jouissance que le vieillard ? Donnez-leur des baisers, donnez-leur des enfants, donnez-leur des histoires, confiez-leur de petites tâches, demandez leur parole, mettez une main dans la leur, proposez-leur le rire, et vous verrez comme ils sont généreux à vivre, empressés à donner en retour, à aimer, à faire rire, à susciter la fête...

J’aime délicieusement les vieillards, revenus de la vanité du désir, les vieillards offerts à la vie.

Ils ne demandent plus grand chose, les vieillards ; ils demandent le meilleur.

Ils demandent le pain, le lit, le soleil et les arbres, et ils demandent d’être parmi les autres, les adultes et les adolescents, les femmes et les hommes, les enfants et les bébés ; tous les autres. Ils ne demandent qu’à vivre, à vivre ensemble, à vivre avec. Ils ne demandent que la jouissance nue du vivre.

(...)

Le vieillard est bon à la communauté vivante. Il est bon à faire lentement ce qui ne peut se faire vite. Il est bon à aimer mieux que tout autre les enfants, à les faire rire, à les faire jouer, à les enchanter de rumeurs de vie passée et de temps lointains. Il est bon à transmettre la sève profonde de ce qui demeure, le poids des choses qui durent, le cycle des saisons, la chair intime des vies nouées à d’autres vies, le goût de la terre et des tâches quotidiennes, l’odeur proche du bonheur.

Qui pense à dire qu’une société d’où les vieillards sont bannis n’est plus une société, une communauté vivante, mais une caserne, une usine, une prison, un enfer ?

Je crois savoir à quel point nous manquons aux vieillards, mais je suis certaine que c’est à vous, à moi, et surtout aux enfants qu’ils manquent le plus.

(...)

Alors je me tourne du côté de ces petites communautés, rompant avec le mode de vie hideux du plus grand nombre, qui se sont créées et se créent toujours à travers le monde, et je demande : laquelle d’entre elles a accueilli, voulu, cherché les adultes déclinants autant que les verts jouvenceaux ? Les vieillards autant que la pâte fraîche et modelable au gré de chacun des enfants ?

Ça, des communautés ? Mais où sont les vieux ? Rejetés, exclus, vomis, comme ailleurs. Et pour l’enfant, une société mensongère sans vieillesse et sans mort. »


Périphéries, 30 août 2003
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