Périphéries

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Avril 2015

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[23/04/15] Alambics existentiels
« Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique », un essai de Mona Chollet

En librairies aujourd’hui : « Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique » (Zones/La Découverte, 320 pages, 17 euros ; e-book : 11,99 euros). En voici l’introduction et la table des matières. Le texte intégral sera bientôt disponible en libre accès sur le site de l’éditeur.

En 2006, Patrick Bouchain, invité à représenter la France à la Biennale d’architecture de Venise, avait pris tout le monde de court en décidant de transformer le pavillon d’exposition en lieu d’habitation durant les trois mois que durerait la manifestation. Pour cela, il avait donné carte blanche au jeune collectif EXYZT, qui avait réussi à nicher dans ce classique et intimidant temple à colonnade un fantastique caravansérail baptisé « Métavilla » : un dortoir dans une structure tubulaire, une vaste cuisine-salle à manger, un atelier, une plateforme sur le toit avec sauna et micropiscine afin de profiter de la vue sur les arbres environnants...

Les préparatifs avaient fourni à l’équipe l’occasion de chahuter copieusement les organisateurs. Par exemple, les participants pouvaient acheter sur le budget de l’exposition des ordinateurs et des rétroprojecteurs, mais pas de la vaisselle, des fourneaux, des draps et des oreillers : « Pourquoi est-il plus proche de l’architecture d’acheter un ordinateur qu’un matelas ? Pourquoi montrer des images est-il plus compréhensible que manger ensemble ? » Après l’ouverture, une émissaire du groupe allait chaque jour présenter au directeur de la Biennale une liste des invités qui pourraient entrer gratuitement : comme tout mécène bénéficiait de l’entrée libre, Bouchain et sa bande avaient inscrit tous leurs amis qui avaient versé un euro... Le malheureux homme finit par refuser de voir une seule liste de plus et se contenta de passer de temps en temps au pavillon pour souffler et boire un Martini.

Les occupants de la Métavilla s’approvisionnaient chez les commerçants vénitiens, à cent mètres des Giardini où se tenait la Biennale ; on leur livrait du pain tous les matins. Ils faisaient le ménage, la lessive. Ils n’avaient établi la programmation du lieu que pour une semaine sur deux, de façon à laisser toute sa place à l’inattendu. « C’était une vraie maison, se souvient l’architecte. Quand on entrait, cela sentait bon, Tiloch cuisinait, il y avait ceux qui se lèvent tard, qui étaient encore en train de prendre leur petit déjeuner. » De prime abord, pour les visiteurs, cela « ne paraissait pas sérieux » : « Le public était surpris d’entrer et de nous voir vivre. La réaction était souvent : “Ce n’est que ça ?” Puis : “Vous avez raison, il n’y a que cela (1).” »

De ce « que cela », j’ai eu envie de faire un livre – en m’attendant moi aussi à ce que cela ne paraisse pas sérieux. Parler du chez-soi, de ce que nos maisons représentent dans nos vies, de ce qu’elles rendent possible, de nos aspirations en matière d’habitat : quand ce sujet ne semble pas dénué du moindre intérêt, il suscite une certaine défiance, comme si le simple fait de s’en préoccuper nous menaçait d’un embourgeoisement fatal. Pour avoir chroniqué un livre de photographies qui rendait compte de l’histoire particulièrement riche des squats dans ma ville natale, Genève (2), je m’étais ainsi attiré le commentaire furieux, sur Twitter, d’un anarchiste suisse qui me disait qu’on n’avait pas besoin d’un « catalogue Ikea des squats ». On insiste – à raison, ô combien – sur la nécessité de se réapproprier l’espace public ; mais on l’oppose de façon simpliste à un univers domestique qui, dans l’esprit de beaucoup, ne fait naître que des images peu glorieuses de repli frileux, d’avachissement devant la télévision en pantoufles Mickey, d’accumulation compulsive d’appareils électroménagers et d’indifférence résolue au monde. Le logement se réduirait soit à une simple contingence, un problème pratique à régler, soit à un piège ouaté et castrateur.

Or, dans une époque aussi dure et désorientée, il me semble au contraire qu’il peut y avoir du sens à repartir de nos conditions concrètes d’existence ; à repartir de ces actions – à peine des actions, en réalité – et de ces plaisirs élémentaires qui nous maintiennent en contact avec notre énergie vitale : traîner, dormir, rêvasser, lire, réfléchir, créer, jouer, jouir de sa solitude ou de la compagnie de ses proches, jouir tout court, préparer et manger des plats que l’on aime. À l’écart d’un univers social saturé d’impuissance, de simulacre et d’animosité, parfois de violence, dans un monde à l’horizon bouché, la maison desserre l’étau. Elle permet de respirer, de se laisser exister, d’explorer ses désirs. Bien sûr, on pourra hurler à l’individualisme ; mais j’aime assez l’image à laquelle recourt l’architecte américain Christopher Alexander : si une personne ne dispose pas d’un territoire propre, attendre d’elle qu’elle apporte une contribution à la vie collective revient à « attendre d’un homme qui se noie qu’il en sauve un autre (3) ».

Au départ, il y avait mon envie de défendre ces plages de temps où on n’est plus là pour personne, dont j’ai pour ma part un besoin absolu, ce qui suscite l’incompréhension ou la désapprobation de mon entourage (cf. chapitre 1). J’ai aussi voulu consacrer quelques pages à amender ma description des bienfaits de la réclusion domestique en tenant compte des chamboulements qu’y provoquent Internet et les réseaux sociaux, territoires où je déploie, comme beaucoup d’autres, une activité tout à fait déraisonnable (chapitre 2).

Mais dans la maison se projettent aussi certains des problèmes les plus brûlants auxquels nous sommes confrontés. Avec la hausse des prix vertigineuse qui s’est produite au cours des quinze dernières années, la quête d’un logement est devenue une entreprise qui expose la majeure partie de la population à la violence des inégalités et des rapports de domination. La difficulté de se loger, ou de se loger correctement, que chacun tente de déjouer comme il peut, entrave, contraint et exténue des millions d’existences (chapitre 3). On reste rêveur en imaginant à quoi ressembleraient nos vies si l’espace était une denrée abondante et accessible, y compris dans les grandes villes.

De façon moins évidente, mais également cruciale, ce qui manque pour pouvoir s’ancrer dans le monde n’est pas seulement l’espace, mais aussi le temps. Pour se laisser dériver entre ses quatre murs, il faut disposer d’une quantité généreuse de temps, cesser de compter les heures et les minutes. Or nous subissons la rigueur d’une discipline horaire impitoyable. De surcroît, nous avons intégré l’idée que notre temps était une denrée inerte et uniforme qu’il s’agissait de remplir, de valoriser et de rentabiliser, ce qui nous maintient sur un qui-vive permanent, la culpabilité en embuscade (chapitre 4).

Impossible, par ailleurs, de ne pas voir dans une habitation le lieu d’un rapport de forces féroce : celui qu’engendre la simple nécessité de l’entretenir. Considérant le ménage comme une tâche indigne et ingrate, on le délègue aux catégories dominées, sans trop se soucier des conditions d’existence auxquelles cette spécialisation les condamne. Dans les pays où la domesticité a disparu – ou quasiment disparu –, ce travail incombe aux femmes de ménage, mais surtout aux femmes en général, depuis que le XIXe siècle a imposé du haut en bas de l’échelle sociale la figure de la « fée du logis » (chapitre 5). Plus largement, l’image d’une féminité vouée à l’animation de l’univers domestique, seul lieu possible de son plein épanouissement, conserve une prégnance et une capacité de renouvellement remarquables. Elle contribue à la perpétuation du modèle de la famille nucléaire comme seul type de ménage normal et souhaitable, alors même que les modes de vie évoluent et qu’un peu d’audace peut suffire à en forger de nouveaux (chapitre 6).

Nos rêves de maisons
portent l’affirmation,
envers et contre tout,
d’une confiance en l’avenir ;
ils affirment toujours la possibilité
d’une refondation du monde

Il restait cependant encore à parler du chez-soi dans sa dimension spatiale, matérielle. À tout âge, de nombreux êtres humains semblent éprouver le besoin de jouer avec des représentations d’habitations idéales, de se projeter dans des espaces imaginaires. Nos rêves de maisons portent l’affirmation, envers et contre tout, d’une confiance en l’avenir ; ils affirment toujours la possibilité d’une refondation du monde. « Nous sommes architectes et les architectes sont des optimistes », déclarent les responsables du Rural Studio, au sein duquel, depuis vingt ans, des étudiants construisent des maisons et des bâtiments publics en matériaux recyclés pour des habitants pauvres du fin fond de l’Alabama (4). (J’avoue que j’envie leur chance ; si on remplace « architectes » par « journalistes », la phrase fonctionne tout de suite beaucoup moins bien.)

Les livres que l’on offre aux enfants regorgent de constructions fabuleuses ; et il faut voir avec quelle fascination, avec quelle délectation, avec quel sentiment de toute-puissance eux-mêmes tracent inlassablement sur une feuille de papier des murs, une porte, des fenêtres, un toit, une cheminée qui fume. Une fois adulte, pour alimenter ses fantasmes, il faudra le plus souvent se contenter des magazines ou des émissions de décoration. De même, on rencontre peu d’occasions de débattre de la forme que pourrait prendre un habitat agréable, accessible et écologiquement viable, alors que les bâtiments où nous évoluons déterminent une large part de notre vie. J’ai donc tenté d’ébaucher ce qui pourrait représenter, à mes yeux du moins, une architecture idéale (chapitre 7).

« Le petit toit que forment les livres lorsqu’on les entrouvre, tranche tournée vers le ciel, est le plus sûr des abris », écrit Chantal Thomas (5) – une auteure vers qui ce travail m’a plus d’une fois ramenée. Je vis dans un appartement exigu, encombré et peu confortable. Je ne suis ni une grande bricoleuse ni une grande cuisinière (il va falloir inventer un mot plus fort qu’« euphémisme » pour qualifier ce que je viens de dire là). Mes capacités à exercer une hospitalité concrète sont des plus limitées. Mais je serais comblée si certains lecteurs pouvaient trouver dans les pages qui viennent un abri de cette sorte.

* *

Table des matières

Alambics existentiels
Introduction

1. La mauvaise réputation. « Sors donc un peu de cette chambre ! »

Les vertus surestimées du mouvement perpétuel
Routes de terre, routes de papier
Tours d’ivoire assiégées
Plaidoyer pour mon carton à chapeaux
Le recours à l’antre

2. Une foule dans mon salon. De l’inanité des portes à l’ère d’Internet

Un trou noir au pouvoir d’attraction irrésistible
Une « dilatation du moi »
De pauvres gens qui n’ont pas de vie ?

3. La grande expulsion. Pour habiter, il faut… de l’espace

Vies entravées
Comment hériter ?
L’ère des contorsionnistes
S’adapter, mais jusqu’où ?
Le graal de la propriété
Se sauver tous ensemble ou pas du tout

4. À la recherche des heures célestes. Pour habiter, il faut… du temps

L’éléphant au milieu du couloir : le travail
Le carcan des horaires
Derniers bastions
Un coup de force dans les têtes
Malades de l’efficacité
Aperçus de la délivrance
Un détour par le Sud
Pensées enchaînées

5. Métamorphoses de la boniche. La patate chaude du ménage

« Vous êtes comme des poubelles pour nous »
Moderniser l’exploitation
De la servante-compagne à la compagne-servante
« Les mains d’une femme dans la farine »
« Nous ne voulons rien concilier du tout »

6. L’hypnose du bonheur familial. Habiter, mais avec qui ?

Les sirènes du conformisme
Vendre la famille aux femmes
Combats avec l’ange
Éloigner les hommes et les femmes
Les explorateurs
Le couple autrement
Vivre seul, la terreur ultime ?
Des familles d’amis

7. Des palais plein la tête. Imaginer la maison idéale

Fantasmes et réalités
Bâtir ou briller
Abandon au tropisme japonais
Comment Terunobu Fujimori a sauvé mon regard
Une architecture pour tous ?
Construire, c’est se construire
Inventer la hutte mitoyenne

(1) Patrick BOUCHAIN et EXYZT, Construire en habitant, Actes Sud, « L’Impensé », Arles, 2011.

(2) Julien GREGORIO, Squats. Genève 2002-2012, Labor et Fides, Genève, 2012.

(3) Christopher ALEXANDER (avec Sara ISHIKAWA, Murray SILVERSTEIN, Max JACOBSON, Ingrid FIKSDAHL-KING et Shlomo ANGEL), A Pattern Language. Towns, Buildings, Construction, Oxford University Press, Center for Environmental Structure Series, New York, 1977.

(4) Andrew FREEAR, Elena BARTHEL, Andrea OPPENHEIMER DEAN et Timothy HURSLEY, Rural Studio at Twenty. Designing and Building in Hale County, Alabama, Princeton Architectural Press, New York, 2014.

(5) Chantal THOMAS, Souffrir, Payot, Paris, 2004.


Périphéries, 23 avril 2015
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