Périphéries

Carnet
Décembre 2000

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[04/12/00] « A l’heure des écureuils »
La plus belle route du monde, de Bernard Faucon et Antonin Potoski

« Le soir, nous choisissons une pagode, une masse énorme vers laquelle nous marchons sur les chemins secs. Le grésillement des insectes dans les arbustes est tel qu’on pourrait les visualiser, en fermant les yeux, au son qui épouse exactement leur forme, en suspension dans l’air du soir. Des dizaines d’écureuils gris peuplent la brique des pagodes, courent sur les façades dès que la nuit approche ; leurs cris résonnent dans les couloirs. Les intérieurs sont obscurs. La lumière du couchant, toute rose, effleure les ouvertures de l’ouest et vient s’éteindre dans la démesure et le silence. Ce moment où la nuit naît dans l’intérieur des temples est si parfait qu’à lui seul il justifie l’étrangeté de leur architecture.

Aucun endroit au monde ne se prête à ce point à la magie d’un rendez-vous, à l’heure des écureuils, à l’heure où l’or s’éteint, dans le grand calme de la vallée, dans la tiédeur des briques. Parfois en avançant à tâtons on heurte un relief : c’est le genou d’un Bouddha de six mètres de haut qui sourit encore dans le noir. »

Le photographe Bernard Faucon et son assistant Antonin Potoski ont fait le tour du monde dans le cadre d’un projet intitulé Le plus beau jour de ma jeunesse (et qui fait l’objet, sous ce titre, d’un autre livre, aux éditions de l’Imprimeur) : dans vingt pays, ils ont organisé une journée de fête avec des adolescents, et leur ont demandé de prendre des photos avec les appareils jetables qu’ils leur avaient distribués. Dans une lettre envoyée peu de temps avant son arrivée, Bernard Faucon écrivait aux lycéens de Puli, une région du centre de l’île de Taïwan :

« Pourquoi photographie-t-on ?

On photographie pour l’avenir, pour les autres et pour soi-même dans le futur. Pour pouvoir leur dire, pour pouvoir se dire : cet être, ce visage, ce paysage, cette construction du réel, ils ont bien existé, ils ne sont pas un produit de mon imagination et de mon désir. Dessiner, peindre, chanter, c’est de l’ordre de l’imaginaire, de l’art. Photographier, c’est attester en plus que ce rêve a bien existé, au moins une fois, cette fois-là. »

C’est également avec un appareil jetable que Bernard Faucon a pris, au cours de ces voyages, les photos réunies dans ce petit livre, La plus belle route du monde. Chacune, à chaque page que l’on tourne, envoûte par sa beauté singulière, inattendue. On ne devine pas toujours avec précision dans quelle région du monde a été pris cet instantané, et aucune légende ne vient nous renseigner. Cela n’empêche pas qu’il donne envie de se projeter dans ce paysage, de s’y lover. Aux images s’intercalent des textes d’Antonin Potoski. Ils disent l’émerveillement, le trouble, les sensations physiques de moments grisants, intensément vécus, sans jamais verser dans l’observation ethnologique ou le lyrisme touristique. Dans une écriture simple, précise mais jamais maniaque, sensible et sans façons, excluant toute pose, ils rendent la saveur de l’instant : la contemplation, les sensations physiques, mais aussi la présence des amis rencontrés sur place, les souvenirs et les fantasmes d’enfance que ranime la situation.

Bernard Faucon, Antonin Potoski, La plus belle route du monde, P.O.L., 2000, 75 francs.


Périphéries, 4 décembre 2000
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