Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...
On peut aussi - et pourquoi pas ? - commencer Putain d’usine de Jean-Pierre Levaray par la fin, les annexes, par ce tract retrouvé dans les archives de l’auteur :
Tu « acceptes » de perdre un tiers de ton temps en travaillant et de gâcher les deux tiers restant à t’en remettre. Tous les jours, jusqu’à la retraite, il faudra te lever à la même heure, faire le même trajet, les mêmes gestes, voir la même gueule du contremaître gueulard, la même gueule de l’ingénieur qui joue le copain... Et le soir, il te faudra courir, abêti, pour rattraper ces huit heures perdues. En fait, tu le sais, ces huit heures répétées, tu ne peux plus les rattraper. Elles ont enrichi « ton » patron, mais toi, elles t’ont bousillé le corps et l’esprit. Ce à quoi tu as renoncé ne t’est jamais rendu.
Ce temps perdu, tes désirs non réalisés te sont échangés contre un salaire. Cette carotte qu’on te refile pour ta participation à produire des marchandises ne te permet que d’être un consommateur : pas de rendre ta vie passionnante. Que ton turbin signifie peine, effort, harassement, cadences infernales, c’est vrai. Il est aussi ennui, inutilité, inefficacité, dissimulation. Que tu sois derrière un guichet, sur une chaîne, à sourire et à répondre sur commande, à monter la garde devant des usines, des manomètres, des pelouses, des enfants, des psychiatrisés, c’est toujours « plus tard », « après » que tu pourras VIVRE, AIMER, FAIRE L’AMOUR, RIRE, CRÉER, JOUER, TE BALADER...Au bout du compte, tu t’aperçois bien que « ça ne vient pas », que ta vie c’est la survie.
On t’a dressé à produire car il n’y a que ce qui est produit qui est appropriable par tes maîtres. Ton plaisir ne les intéresse pas. Ne les intéressent que les semblants de plaisir, c’est ce qu’ils appellent ton temps de loisir : décervelages télévisés, week-ends, vacances Trigano, jeux patriolympiques, tiercé, loto, consommation de spectacles, etc.
Chômeur(se) ou toi qui n’as jamais bossé et qui cherches de quoi assurer ta survie, tu n’as pas à culpabiliser : le travail n’ennoblit pas ! Il est maintenant considéré à sa juste valeur : dans les usines et les bureaux, le ras-le-bol s’amplifie. La CGT s’en est elle-même aperçue (pour préparer son 40e congrès, les militants posaient des autocollants : « Travailler en liberté surveillée, ne te laisse pas faire » et « Toute ta vie le même geste, ne te laisse pas faire », proposant comme solution d’adhérer à la CGT, ah récupération quand tu nous tiens !!!). Les patrons aussi s’en sont aperçus, comme le prouve leur publicité : « On ne peut pas exiger des gens qu’ils aiment leur travail, mais on peut rendre agréable leur lieu de travail. »
L’absentéisme gagne du terrain, les vols de matériel, les sabotages de pointeuse ou de la production sont de plus en plus fréquents. L’outil de travail (ou plutôt d’exploitation) n’est plus préservé dans les conflits durs : en 1976, à Fos, les grévistes arrêtaient les machines en laissant solidifier l’aluminium dans les cuves ; chez Renault, des presses ont été mises hors d’état de nuire lors d’une grève ; chez Evian, les bouteilles plastiques pleines ont été crevées sur leurs chaînes. De la General Motors aux USA à la Fiat de Turin, le sabotage devient une pratique qui monte.
Les mouvements de résistance au travail, qu’ils soient individuels ou collectifs, se multiplient, en particulier chez les jeunes, et ça n’ira qu’en s’aggravant... Aujourd’hui, rien ne justifie que notre activité reste enfermée dans le travail. La solution n’est pas dans le retour à la vie primitive, mais dans l’utilisation maximum du machinisme, de l’automatisation liée à une réduction massive du temps de travail.
DEUX HEURES PAR JOUR AUJOURD’HUI
C’EST POSSIBLE !
TANT VA LE PROLO AU BOULOT
QU’À LA FIN IL SE LASSE !
TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS
UNISSONS-NOUS
ET ARRÊTONS DE TRAVAILLER !
Groupe Contre le Génocide par le Travail
et Contre la Fatigue et la Détresse dues au Travail
Emanant du noyau dur de l’éphémère GCGTCFDT, ce tract a été rédigé par Jean-Pierre Levaray et « un copain, Bernard ». « Il avait été très remarqué, même par la presse locale », se félicite-t-il. C’était quand déjà ? Vers 1977-1978. « Comme quoi déjà le travail me préoccupait », ajoute-t-il. Remarque étrangement pudique de la part de l’auteur, responsable syndical et militant libertaire, ouvrier depuis trente ans bientôt dans une usine à Grand-Quevilly (AZF, ça vous rappelle quelque chose ?) classée « Seveso 2 » fabriquant dangereusement des produits dangereux - des engrais, de l’ammoniac, des nitrates, des produits pour l’armée : non, le travail ne le « préoccupe » pas, comme dirait un ministre, vaguement affligé, vraiment affligeant, à propos de, je ne sais pas moi, la pauvreté par exemple ; le travail l’épuise, le ronge, élime sa vie, le tue lui, et les autres, les copains, à petit feu (cancer, dépression, alcool, stress, toutes ces maladies « professionnelles »...) ou dans une grande explosion (suicide, accident...).
« Tous les jours pareils, témoigne Jean-Pierre Levaray au début de son livre. J’arrive au boulot (même pas le travail, le boulot) et ça me tombe dessus, comme une vague de désespoir, comme un suicide, comme une petite mort, comme la brûlure de la balle sur la tempe. Un travail trop connu, une salle de contrôle écrasée sous les néons - et des collègues que, certains jours, on n’a pas envie de retrouver. Même pas le courage de chercher un autre emploi. Trop tard. J’ai tenté jadis, j’aurais pu faire infirmier à l’HP, prof de lycée technique, et puis non, manque de courage pour changer de vie. Ce travail ne m’a jamais satisfait, pourtant je ne me vois plus apprendre à faire autre chose, d’autres gestes. On fait avec, mais on ne s’habitue pas. Je dis “on” et pas “je” parce que je ne suis pas seul à avoir cet état d’esprit : on en est tous là. On en arrive à souhaiter que la boîte ferme. Oui, qu’elle délocalise, qu’elle restructure, qu’elle augmente sa productivité, qu’elle baisse ses coûts fixes. Arrêter, quoi. Qu’il n’y ait plus ce travail, qu’on soit libres. Libres, mais avec d’autres soucis. On sait que ça va arriver, on s’y attend. Comme pour le textile, les fonderies... Un jour, l’industrie chimique lourde n’aura plus droit de cité en Europe. Personne ne parle de ce malaise qui touche les ouvriers qui ont dépassé la quarantaine et qui ne sont plus motivés par un travail trop longtemps fait, trop longtemps subi. Qu’il a fallu garder parce qu’il y avait la crise, le chômage et qu’il fallait se satisfaire d’avoir ce fameux emploi, garantie pour pouvoir continuer à consommer à défaut de vivre. Personne n’en parle. Pas porteur. Les syndicats le cachent, les patrons en profitent, les sociologues d’entreprise ne s’y intéressent pas : les prolos ne sont pas vendeurs. On a remplacé l’équipe de l’après-midi, bien heureuse de quitter l’atelier. C’est notre tour maintenant pour huit heures. On est installés, dans le réfectoire, autour des tasses de café. Les cuillères tournent mollement, on a tous le même état d’esprit et aussi, déjà, la fatigue devant cette nuit qui va être longue. Qui parlera de l’enfer salarial ? Non pas obligatoirement pour la pénibilité, mais pour toute cette vie bouffée, une vie déjà trop petite que le salariat grignote encore davantage. »
Avec Putain d’usine, Jean-Pierre Levaray décrit de façon clinique le quotidien ouvrier - la fatigue, le réveil, la répétition, l’ennui, l’apéro, l’arrêt maladie, et puis la mort encore... -, son désespoir, les éclats raréfiés des liesses grévistes au lendemain desquelles l’immanquable reprise noie les désirs de changement pour soi, pour le monde. Il gratte les plaies de la résignation, la sienne au premier chef : « Mes collègues et moi, on est tous à se demander ce qu’on a bien pu faire dans une vie antérieure pour mériter de vivre cet enfer. Pourtant on reste tous, mes collègues comme moi-même, lâchement. Nos victoires, c’est lorsqu’un jeune embauché (quand il y en a) quitte l’usine parce qu’il a trouvé une place ailleurs, une meilleure situation, évidemment. Une victoire par procuration. » On sent bien que ce texte remué, saccadé, répétitif, duraille, coup de poing dans le ventre, doit servir aux petites victoires par défaut, par procuration, à retirer l’intimité des crocs de l’usine machin, à piquer des morceaux de vie au salariat. « Et moi là-dedans ? Quand vais-je quitter cette usine ? Ma lettre est prête. Elle est prête depuis longtemps. Une lettre de démission parce que ça ne peut plus durer. Trop de vie perdue. La lettre est écrite, mais je ne l’ai pas encore envoyée. Manque de courage, peur devant l’avenir et le vide. Je me suis donné une limite, un laps de temps à ne pas dépasser. Sinon, autant attendre la retraite. D’ailleurs la boîte fermera peut-être avant la fin de ce temps que je me suis donné, sait-on jamais ? Une lettre, pour partir, comme une petite vengeance face à toutes ces heures gâchées, perdues. Pour reprendre ma vie en main. Voilà, c’est l’état d’esprit dans lequel je suis aujourd’hui. L’aspiration est de plus en plus forte. Reste à faire la pas... »
Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, L’insomniaque, 63, rue de Saint-Mandé, 93100 Montreuil.
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