Périphéries

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Septembre 2002

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[06/09/02] « Un détenu politique flambant neuf »
Lettre à Paolo Persichetti, par Erri De Luca

Dimanche 25 août, la France a extradé Paolo Persichetti, ancien militant de l’Union des communistes combattants, les enfants plus ou moins naturels des Brigades rouges décapitées dans la première moitié des années 80. Accusé de « concours moral » dans l’assassinat d’un général, Persichetti a été acquitté en première instance en 1989, puis condamné en appel en février 1991 à 22 ans et 6 mois d’emprisonnement, sur la foi du seul témoignage d’un repenti (qui s’est depuis lors rétracté). Laissé en liberté, il s’est exilé en France à la fin 1991. En 1994, Edouard Balladur, Premier ministre de l’époque, signe le décret d’extradition du réfugié, arrêté quelques mois plus tôt dans un commissariat lors d’une demande de renouvellement de ses papiers. Et puis ? Et puis, plus rien, ou presque, avant le 25 août dernier. Paolo Persichetti reste en France, vit au grand jour, reprend des études - maîtrise, DEA, doctorat en cours... - et est même recruté comme attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) au département de sciences politiques de l’Université de Paris VIII, avec l’approbation du recteur de Créteil représentant le ministre de l’Education nationale. C’est cet homme-là que le gouvernement Raffarin vient de livrer à l’Italie. Le ministère français de l’Intérieur a bien tenté l’opération de communication sur le démantèlement d’un réseau terroriste - « plusieurs services français ont mené l’enquête ayant abouti à l’arrestation en banlieue parisienne de Persichetti ; il y vivait dans la clandestinité depuis sept ans » -, mais sans grand succès. Alors, pourquoi maintenant, pourquoi si longtemps après ? Dans une lettre publiée par Il manifesto le 5 septembre, l’écrivain Erri De Luca avance, en une poignée de fulgurances, de sérieux motifs d’inquiétude.

« Tu vois, Paolo, ces pouvoirs ont besoin de toi. Les détenus politiques, les antiques vaincus de la lutte contre le terrorisme ont vieilli. D’eux, du fait d’être leurs vainqueurs, on n’arrive plus à tirer aucune gratification. Pour l’année deux mille trois prochaine, environ quatre films sur l’enlèvement d’Aldo Moro sont programmés à l’occasion du quart de siècle, c’est vrai, mais ce ne sont que des films justement et, pendant ce temps, le déluge des années de prison pour les responsables est passé. A leur propos et à propos de tous les actes de lutte armé, on sait tout, mais on feint de ne pas savoir encore jusqu’au fond, histoire de maintenir la fascination pour une œuvre au noir qui serait encore en train de bouillir.

Maintenant ils ont un besoin pressant de chair fraîche à faire faisander dans leurs cellules pour les ennemis. Toi, le quadragénaire, tu es ce qu’il y a de mieux sur le marché. Tu es le gibier élevé dans la semi-captivité de l’exil français, ce gibier sans défense qu’à la saison de la chasse, on crible de balles dans les réserves. Qu’est-ce que ça peut faire qu’il s’agisse d’actes éloignés, les derniers de la saison ultime de la lutte armée ? Qu’est-ce que ça peut faire que toi, aujourd’hui, tu sois un étranger par rapport à ce sol ? Tu es la proie toute neuve de la gratifiante lutte contre le terrorisme qui, chez nous, alimente les succès personnels. En Israël, les généraux font des carrières politiques, et chez nous, ce sont les magistrats chargés de cette spécialité qui ont fait et qui continuent à faire carrière.

Aujourd’hui l’Italie et l’Occident ont un besoin insatiable de justification. Quel droit avons-nous de creuser l’écart de notre richesse, de la domination sur les provisions d’air, d’eau, de terre de la planète, quel droit d’ériger des barrières et des barricades contre la pauvreté ? Nous avons le droit parce que nous sommes une société en danger, menacée de destruction par le terrorisme, et qui, du coup, en guise de défense, peut jouer ses pires cartes pour unir le front intérieur. Des gens comme Oriana Fallaci et André Glucksmann font bien de s’inscrire dans la nouvelle espèce protégée de la civilisation en danger. Ils parlent depuis le ground zero de Manhattan, et moi, depuis l’abyssal en dessous de zéro de la majeure partie de la terre.

Mais quelle indulgence, mais quelle amnistie ? Il faut ici renouveler le personnel prisonnier. Ceux qui sont enfermés depuis plus de vingt ans sont désormais périmés. La France a tenu au frais pour nous une belle brochette de recalés à punir aujourd’hui comme s’ils étaient neufs. Aujourd’hui, ils peuvent entamer des peines de prison à perpétuité pour des délits politiques d’il y a trente ans, quelle aubaine, quelle victoire, combien de crânes blanchis à empailler ! Chez nous, après des décennies, la rancœur est intacte, comme fraîche du jour. (...)

Tu vois, Paolo, tu n’es pas l’arrière-garde d’une troupe de vaincus complètement écrasés, mais le trait d’union avec les futurs perdants à embaumer vivants dans les prisons habitées désormais seulement par des étrangers. Parce que les Italiens sont toujours innocents. Tu représentes les prémices des nouvelles carrières fondées sur la déportation des autres oiseaux destinés aux cages. Quelle importance que vous ne soyez pas des canaris, que vous ne chantiez pas parce que vous ne connaissez rien aux petits airs d’aujourd’hui ? Ce qui compte, c’est que vous soyez là, mis aux fers, exposés au pilori érigé contre le terrorisme.

Récemment, ils m’ont demandé avec une stupeur sincère pourquoi j’avais écrit la préface de ton livre avec Oreste Scalzone, La Révolution et l’Etat (éditions Dagorno, 2000). Aujourd’hui les mots, les livres reviennent lestés du respectable poids du soupçon, et une préface peut très bien fournir le frisson de l’association de malfaiteurs. Aujourd’hui je me sens associé aux résidus pénaux des années soixante-dix et quatre-vingts, beaucoup plus qu’avant et bien plus que par une préface. J’aurais l’ambition d’en écrire la conclusion.

Tu vois, Paolo, je n’ai pas de consolations pour toi, je ne peux pas te souhaiter la bienvenue dans ta ville secouée par le retard du championnat de foot et les moustiques géants. Je t’envoie ces quelques lignes par l’intermédiaire de l’un des deux ou trois journaux qui, en Italie, acceptent ces arguments. Je te souhaite la plus profonde anesthésie. »

E. D. L.
Traduit par Thomas Lemahieu

Voir aussi l’un des collectifs de soutien à Paolo Persichetti.

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* Aiguillage : Spasme sur Gênes - 10 septembre 2001
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* « Ainsi que les opérations d’ordre public » - Trallalero genovese - Polyphonies génoises (1/12) - août 2001
* « L’Italie que j’ai en tête » - Voyage à Rome, pendant la campagne électorale - mars 2001
* Marseille-Naples, la chienlit, c’est elles - A la recherche de l’autre cap - novembre 2000
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* Sortir du « harem de la taille 38 » - Le harem et l’Occident, de Fatema Mernissi
The Good Body, d’Eve Ensler - octobre 2005
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* L’Occident et les autres en poche - 10 octobre 2002
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* Guerre à l’Occident ? - 12 septembre 2001
* La confiscation de l’universel - L’Occident et les autres, de Sophie Bessis - août 2001
* L’outsider - Edward W. Saïd, intellectuel palestinien - mai 1998
* Le fil à couper le réel - Un manque dans la perception occidentale - mars 1998
* Repossession du monde - Jacques Berque, islamologue - janvier 1998
Périphéries, 6 septembre 2002
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