Périphéries

Carnet
Octobre 2002

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[24/10/02] Pour Mamar Douani
Par Nancy Huston

22 septembre 2002. « Regarde ! T’as vu ces blocs de granit, chacun d’eux pèse des milliers de tonnes, tu te rends compte de la violence des flots d’eau qui ont défoncé le barrage et charrié ces blocs sur plusieurs kilomètres ? Et maintenant... tout est calme, le vent souffle dans les arbres, les oiseaux gazouillent, des canards pataugent dans des flaques d’eau... c’est incroyable. »

Je regarde Mamar, l’ami qui me parle ainsi. Depuis trois semaines il est en liberté conditionnelle et aujourd’hui, à la fin de sa journée de travail au restaurant à Saint-Raphaël, il m’a amenée ici avec Fatima sa femme pour visiter les impressionnantes ruines du barrage de Malpasset qui a cédé lors d’une violente tempête en 1959, dévastant la ville de Fréjus, faisant des centaines de victimes. Je le regarde, et je sais que lorsqu’il parle de violence déchaînée et de calme, c’est aussi de lui-même qu’il parle. Cette violence, il l’a connue de l’intérieur, et le calme, c’est ce à quoi il aspire. Il me montre, au long de notre chemin, les arbousiers, les rosiers, les poiriers sauvages, les mûriers, les chênes liège ; il se penche même pour cueillir de l’anis et m’en faire sentir le parfum. Mamar adore la nature, il voit tout, sent tout, il en raffole, même le plus léger dénivellement du chemin le met en joie parce qu’« en prison, le sol est plat ». Il cite Nietzsche : « J’aime beaucoup la vie parce que j’ai été souvent si près de la perdre. » Fatima nous attend un peu en amont, enceinte de six mois elle est fatiguée, elle s’est assise pour se reposer sur un des blocs de granite, elle est belle et souriante et je l’ai prise en photo car elle m’a fait penser à la Vierge Marie en route vers Bethléem...

23 octobre 2002. Fatima m’appelle, en larmes : « avis défavorable » de la Commission de Toulon devant laquelle Mamar vient de passer ; en clair cela veut dire que, sauf avis contraire du Préfet (chose rarissime), il sera expulsé de France. Expulsé, Mamar, en Algérie ? Mais non, c’est impossible. On lit ces histoires de « double peine » dans les journaux, on en entend parler, on va voir Wesh-wesh, on s’indigne comme ça en général, on se dit non mais ce n’est pas vrai, ça va s’arrêter, la France ne peut pas se permettre de commettre des injustices aussi flagrantes, et puis vlan ! ça tombe sur un ami à vous et c’est comme si vous veniez de recevoir sur la tête un bloc de granit.

Mamar Douani, je l’ai rencontré à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, la première fois. Je n’anime pas d’ateliers d’écriture dans les prisons, mais la bibliothécaire de Fleury m’avait demandé de venir discuter avec le club de lecture car certains de mes livres les avaient intéressés. J’y suis allée, l’expérience m’a bouleversée (de ma vie, dans aucune salle de classe, nulle part, je n’avais connu une telle intensité d’écoute, un tel respect pour la parole de l’autre). J’y suis retournée à plusieurs reprises, et à chaque fois Mamar me frappait par sa vivacité, son intensité, son sens de l’humour. Nous sommes restés en contact par courrier. Transféré au centre de détention de Draguignan à la fin 2001, sous un régime de semi-liberté, je l’ai retrouvé en mai à Saint-Raphaël et là, nous sommes devenus amis. Il m’a parlé de Baudelaire, de Verlaine, de Hermann Hesse, il m’a confié l’histoire de sa vie.

Ça commence où, une histoire ? Les parents de Mamar sont algériens. Son père est venu en France en 1948 et sa mère, en 1959. Son père a travaillé jusqu’à la retraite pour la voirie de Saint-Raphaël ; presque tous leurs enfants ont la nationalité française, soit par naturalisation, soit parce qu’ils sont nés après le 1er janvier 1963, date de la loi qui la confère automatiquement aux enfants de ressortissants algériens nés sur le sol français. Manque de chance, Mamar est né en octobre 1962, soit trois mois avant la promulgation de cette loi. Il a donc la nationalité algérienne, bien qu’il n’ait jamais appartenu qu’à la société française (naissance, fratrie, langue, scolarité... et de plus, la naissance imminente en France, fin décembre, d’un enfant).

A la fin de la guerre d’Algérie, la famille Douani est arrachée à son logement au centre de Saint-Raphaël et flanquée dans un bidonville en bordure de la ville ; jusqu’à l’âge de douze ans Mamar vit au milieu des cafards et des souris, sans eau courante ni électricité. Dès l’école primaire, cette misère est pour lui source de honte, de ressentiment et, pour finir, de révolte. Il glisse comme tant d’autres dans la délinquance, d’abord petite, ensuite grande, d’accord, oui, grande, il le dit lui-même, des « bêtises » énormes. Il explose, comme le barrage de Malpasset. A l’âge de 22 ans, il est condamné à une peine de vingt ans de réclusion criminelle, dont il purgera 17 ans et 9 mois. Il obtient une remise de peine en 2001, pour bonne conduite. Non, on peut dire les chiffres mais on ne peut pas se rendre compte de ce que cela veut dire, dix-huit ans derrière les barreaux. Mamar passe par plusieurs phases : rage, déprime, prostration... Mais pour finir il décide de se reprendre en main, de mettre à profit ces années de solitude pour se transformer intérieurement : il se met à lire avec voracité, et à réfléchir.... « J’ai appris à canaliser ma colère, dit-il. Maintenant je suis à même de comprendre. Il m’a fallu beaucoup d’années pour comprendre. La prison est un lieu de souffrance, bien sûr ce sont les détenus qui souffrent, mais vous vous apercevez que les surveillants sont souvent des gens miséreux aussi, au niveau intellectuel. C’est l’autre face de la même pièce. Socialement, ce sont les mêmes que les détenus. Et d’une manière générale, ce dont je m’aperçois maintenant, à quarante ans, c’est que c’est l’humanité entière qui souffre. On a tous une brûlure. Il y a le fer rouge que la vie nous met, tôt au tard... à tout le monde. »

Il obtient son équivalence du bac et un certificat de « cuisine gastronomique » ; pendant ses neuf mois de semi-liberté cette année il a travaillé à plein temps dans un restaurant à Saint-Raphaël ; depuis sa libération conditionnelle le 2 septembre il continue d’y travailler, avec un contrat à durée indéterminée.

Mamar vient d’avoir 40 ans. Life begins at forty, dit la chanson, et il voudrait tellement la croire. Il a du courage pour quatre. Son salaire mensuel est de 1200 euros, dont on lui prélève 10% pour le paiement des dommages et intérêts aux parties civiles, et encore presque autant, jusqu’à la fin de cette année, pour les frais de justice. Comme il ne lui reste pas grand-chose pour payer un loyer, il a emménagé avec Fatima dans un mobile home dans un camping près de la ville. Leur enfant doit naître à Noël. Il n’y a pas de place à l’auberge, vous comprenez...

Et là, on voudrait l’envoyer en Algérie. En Algérie, où il n’a jamais vécu ! En Algérie alors que toute sa famille, son passé, sa vie, ses espoirs, son histoire, sont en France. Les histoires ont des commencements obscurs, des rebondissements inattendus, des bifurcations étranges mais franchement, une fin comme celle-là à l’histoire de Mamar, je refuse de l’admettre. Il est temps que la France prenne la grande décision adulte de mettre fin à cette absurdité juridique qui n’a pour seul et unique résultat que de bafouer le but que l’on prétend dans le même temps viser : aider les enfants d’immigrés à s’intégrer dans la société française. Vraiment, vraiment, c’est tout ce que demande Mamar.

Un peu de calme, après la tempête.

N. H.

Périphéries, 24 octobre 2002
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