Au fil des jours,
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La Galice, c’est ce vieil homme trachéotomisé, en arrière de la côte nord, avec ses yeux inquiets. Il nous indique la direction à suivre, d’un feulement. La Galice, c’est une pluie torrentielle qui fait disparaître le bas de nos jantes dans le torrent de boue qui annonce les faubourgs incertains de Santiago. C’est la litanie des pèlerins aux ronflements enthousiastes. C’est le bruit des chiens. Il est ici une monstrueuse mousson atlantique qui n’arrive pas à les faire taire. C’est une joie enfantine sous les eucalyptus, l’eau du monde qui fait de nous des éponges vivantes, à peine gâchée par le formatage du chemin de Compostelle aux frais de l’Union Européenne. La Galice, c’est le vent avec des gens dedans et qui accèdent à la propriété dans des maisons en ciment gris. Ici, la pluie sans le vent n’est pas vraiment la pluie et le vent couvre de ses cris le ronflement des éoliennes du Finistère occidental et accidentel de l’Europe. La Galice, c’est ce petit bout de franquisme qui surnage au vingt et unième siècle. C’est Manuel Fraga Iribarne, ancien ministre de l’information et du tourisme de Franco, président d’une région périphérique, pauvre et bizarre, président d’un gisement de main d’œuvre et d’une clientèle électorale, actuel président de la commission « Arc Atlantique » regroupant 29 régions de l’Union. La Galice, c’est ce petit bar perdu en pleine campagne avec son potager. Il est tenu par une mère et son grand fils. Les fermes autour sont actives. Nous campons dans le champ à côté, après quelques bières bien méritées. La Galice, c’est une de ces petites cités industrielles sorties de nulle part et qui font comme un décor de roman noir, pollué et grisâtre. C’est un bout du monde ancien, du monde des Celtes, où l’agriculture et la cueillette, pêche côtière et ramassage, font un sort à l’économie locale. La Galice, c’est une deuxième Bretagne, un château d’eau, qui accède aujourd’hui au confort moderne, aux routes droites et pentues, aux subsides du développement structurel, aux voitures asiatiques, aux stratégies élaborées, aux audits, au tourisme de qualité, celui qui a des ronds. La Galice, c’est le port de Camelle, noyé par la mousson, après des heures passées sur des routes en terre dominant la mer et les rivages déserts. La Galice, c’est un désert dans le brouillard, à une heure d’avion de Paris, un désert peuplé en vérité, peuplé d’hommes et de femmes discrets. De travailleurs pauvres. D’agriculteurs modernisés avec silos, grand-mère et cochonnets en batterie. D’émigrants enrichis qui reviennent au pays et parlent aux voyageurs français avec l’accent genevois ou belge. La Galice, c’est les « Suaves » reprenant dans la nuit venteuse - incroyable ! - « Antisocial » sur la grande plage de la Corogne.
La Galice, c’est tout cela dans ma tête. Made in Bretagne-Galice, 1999-2002. Une économie de la mer, officielle et souterraine. Des coquillages dont nous n’avons pas idée en France, des rivages exceptionnels tant par leur variété morphologique, leur richesse biologique, leur beauté simple que leur exceptionnelle préservation, loin des grands centres industriels et de l’immobilier touristique de masse. La Galice, c’est la côte des Morts qui se protégeait d’elle-même et des autres par la violence de ses tempêtes. Une mythologie atlantique.
Et une marée noire, c’est un gros caca de l’économie supérieure dans la mythologie, l’écosystème et l’économie d’un monde inférieur, d’un monde mouvant sans être mobile, Bretagne ou Galice, peu importe, d’un monde qui n’a pas le pouvoir économique, d’un monde sans commandement. Ce gros caca, mélange d’hydrocarbures dangereux et de billets de banques, s’étale sur nos mains, nos peaux et leurs extensions terrestres, marines. Nous devons le ramasser, car la mer le reprend à chaque marée et le promène alors de rivage en rivage. Il est peu volatile et très toxique et si nous n’en mourons pas immédiatement, d’autres, du monde biologique, le font et le feront pour nous. Par centaines de milliers, les oiseaux de mer sont morts et mourront encore.
« Marea negra, arma de destruccion masiva del capitalismo. »
Manuel Fraga Iribarne n’a pas été ministre de l’information de Franco pour rien. L’expression même de « marée noire » a été interdite d’antenne à la télévision publique espagnole et c’est contre la « blague noire », la « burla negra », que les Galiciens ont manifesté à Muxia, la Corogne et Santiago - 200 000 manifestants le premier décembre.
« Nous ne pouvions pas le prévoir, c’est le hasard », avait-on entendu dans les hautes sphères françaises à propos de l’Erika en décembre 1999. « Fraga, Aznar, c’est vous qui êtes monocoques ! » répondent les manifestants galiciens de décembre 2002. Les points presse pathétiques des bouffons verts ne changent rien aux données de l’inventaire, à l’irrésolution et à l’impéritie des politiques, au fatalisme de l’impuissance. « Madame Roselyne Bachelot-Narquin survolera, en compagnie de Jaume Matas, Ministre de l’environnement espagnol, les zones polluées à 11 heures 15. Point presse à midi. Merci de bien vouloir vous accréditer auprès du service de presse pour entrer sur la base aérienne. Un bus est à votre disposition, au départ du Ministère, 20, avenue de Ségur 75007 Paris à 17 h 30 précises. »
La longue liste des naufrages noirs couvre maintenant la mémoire des côtes atlantiques, les sculptures de l’Allemand fou à l’entrée du port de Camelle ont été souillées par les plus toxiques des hydrocarbures et, partout, sur quatre cents kilomètres de rivages nourriciers, les femmes, celles qui ne toucheront jamais un centime des indemnités de l’économie légale, ont ramassé les coquillages dans les rias et sur les plages. Dans la tristesse, la précipitation et la confusion. Avant le désastre annoncé. Le temps planétaire et le nettoyage des hommes viendront à bout de cette catastrophe. Un jour, il y aura un temps pour le repos et la résilience. La « burla negra » du Prestige montre à l’évidence que la langue, l’écriture, la fiction, l’humour et la poésie sont les premières briques de la résilience. La langue sera ici plus rapide que la biologie pour combattre et réparer la violence du monde social, du monde de la technique et du calcul économique. C’est cet éternel retour de la « marraine noire » sur nos côtes que j’ai voulu (d)écrire en poète. Pour les enfants de nos écoles. C’est aussi bête que cela. Une récitation, à l’ancienne, pour le retour de la « marraine noire ». Mais les instituteurs ont-ils le droit d’apprendre de tels textes, et si violents, à leurs élèves ? C’est, au bout du compte, la question philosophique que pose la « burla negra » galicienne. Quelle réalité prenons-nous en compte et quelle politique faisons-nous ? Et si vous allez en Galice, soyez indulgent pour leur mauvais vin. Car le reste est bon.
La marraine noire
pétrole anne blues
ma sœur t’as les mains noires
c’est la vieille peau
le roi dollar qui fait de l’or
le crabe aux pinces qui dort noir
et sur ces galères j’allume mes phares
et comme au temps des naufrageurs
j’attends la marraine noire
sur la plage où je venais te voir
pétrole anne blues
anne ma sœur noire
dans la salle des machines
dans l’obscurité des journaux du soir
j’écris je suis un jet d’encre noire
un poulpe qui fuit des phrases passoire
je mets la mer en grève perlée
et je t’écris en jetant l’encre noire
sur la plage où tu venais me voir
pétrole anne blues
anne ma sœur noire
la chose sortait comme d’un arrosoir
soir après soir nous ne dormions plus
anne ma sœur noire
la chose retrouvait le feu
et comme au temps des naufrageurs
sur les avis de tempête
avançait la marraine noire
pétrole anne blues
anne ma sœur noire
sur les rochers où l’on pouvait nous voir
le vent du monde s’écrit demain en lettres d’or noires
Frédéric Barbe, « Made in Bretagne-Galice et autres lieux, pour les oiseaux, les poissons, les gens, les roches et les herbes, et le ciel qui voit tout, 1999-2002 »
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