Périphéries

Carnet
Janvier 2003

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[02/01/03] Vaisseaux fantômes
Les vœux des éditions Verticales

Pour leurs vœux annuels, les éditions Verticales ont invité leurs auteurs à imaginer un texte court à partir d’une phrase entendue de la bouche de l’éditeur Pierre Marchand, disparu cette année : « Lorsque le bûcheron pénétra dans la forêt avec sa hache, les arbres se dirent : ne nous inquiétons pas, le manche est des nôtres. » Nous vous en proposons deux : ceux de Régis Jauffret et Lydie Salvayre.

Bonne année

Par Régis Jauffret

Cette matière chaude, glabre ou velue selon les âges, les zones, c’est le bois dont nous sommes faits comme des flûtes, des violons, des vaisseaux fantômes qui apparaissent, fugaces, le temps d’une vie.

Nous sommes solidaires, la race humaine est notre patrie, nous aimons même les assassins, les guerriers, et les charniers nous plaisent comme des piscines où nous pourrions nager au milieu de nos frères, nos sœurs, décomposés, pourris. Nous irions jusqu’à faire la planche au-dessus d’eux, nous laisser flotter le temps d’une sieste à la surface de notre avenir immédiat, de notre prochain ou très lointain sommeil, là-bas, au bout de notre imaginaire, petit îlot dissimulé par la déferlante d’un quotidien divertissant, sordide, appétissant comme une partouze.

Les bombes sont faites de notre matière grise, les stratèges souillent les guerres de leurs neurones comme des couches. Les bourreaux, les victimes sont sortis de la même manche de prestidigitatrice, la vulve génératrice, sacrée, qu’idolâtrent même les gens heureux qui parsèment la planète comme des nains de jardin ébahis au milieu des cris des mourants qu’ils prennent pour les pétards d’une fête à la gloire du cyclisme.

Bonne année ! Ne croyez pas que je me moque de vous, que je vous injurie. J’espère de tout mon cœur que l’année nouvelle ne vous transformera pas en figurant d’un événement historique déplaisant et que vous ferez preuve de votre cran coutumier pour supporter le spectacle des actualités dont seuls les enfants attardés persistent à s’amuser en croyant le sang des martyrs échappé d’une publicité pour la viande.

Proposition en faveur
de l’abattage impitoyable
des arbres, arbustes et arbrisseaux

Par Lydie Salvayre

1 - Regroupés en forêts, les arbres, arbustes et arbrisseaux servent d’ultime refuge aux animaux sauvages et aux hommes qui fuient leurs semblables. Une bonne déforestation permettrait de se débarrasser définitivement des uns comme des autres.

2 - Ramifiés en branches et branchettes, les arbres offrent aux désespérés un support idéal où attacher leur corde. La taille systématique des branchages (limitant les arbres à leur tronc) diminuerait sensiblement la vague des suicides qui affecte le pays.

3 - Traité par l’industrie, le cœur des arbres réduit en pâte, se transforme en papier sur lequel des hommes énervés écrivent des romans. Un déboisement radical (entraînant à court terme la chute des activités papetières) verrait la disparition progressive des livres susnommés, fort nocifs, semble-t-il, au calme des nations.

4 - Des expressions péjoratives telles que : maladroit comme un manche, con comme un balai, ennuyeux comme une scie (ou sciant), ainsi que les injurieuses comparaisons à un gland, à une bûche, à une branche, à un fagot ou à tout autre objet sylvestre mourraient de leur mort naturelle.

5 - Le poète exagérément célébré Federico Garcia Lorca, espagnol, pédéraste et auteur de Vert que je t’aime vert (éloge sirupeux de la fonction arboricole) serait dès lors remis à son juste échelon. C’est-à-dire le dernier.

6 - Enfin, nous n’aurions plus l’énervement d’ouïr, murmurées artistement à nos oreilles, des inepties du genre : La clarté déserte de ma lampe / Sur le vide papier que la blancheur défend, où le bon sens et la raison sont impudemment insultés.


Périphéries, 2 janvier 2003
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