Périphéries

Carnet
Octobre 2003

Au fil des jours,
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[09/10/03] Raffarin expulse la Tchétchénie du réel

Lorsque ses discours sont préparés, comme l’autre jour, et qu’on l’entend déclamer d’une voix vibrante et caverneuse, depuis Moscou, dans une atmosphère sonore de cathédrale, des phrases comme : « Faisons en sorte qu’une nouvelle lumière se jette sur les ténèbres du pessimisme » (c’est du Martin Luther King, pauvre Martin Luther King), tout ça parce qu’il n’est pas certain que les ventes de lave-linge et de bagnoles augmentent d’ici à l’année prochaine, difficile de faire autre chose que de tomber de sa chaise les quatre fers en l’air en hurlant de rire. Sans compter qu’on l’imagine en train de répéter devant la glace les amples gestes de la main et les coups de poing sur la table que lui ont prescrits ses conseillers en communication pour ponctuer chaque syllabe de ces âneries, et ainsi impressionner favorablement le péquenot qui, devant sa télé, serait trop demeuré pour comprendre les mots. On se demande comment les journalistes qui rapportent des sorties pareilles font pour garder leur sérieux en enchaînant derrière. On se prend toujours à espérer obscurément, d’ailleurs, que l’un d’eux va craquer, et nous avouer en se tapant sur les cuisses qu’on s’est bien fait avoir, que c’est une blague qui dure depuis un an et demi, et que, non ! bien sûr, évidemment, Jean-Pierre Raffarin n’est pas réellement Premier ministre de la France.

Sauf que ça n’arrive pas.

Lorsque ses discours sont improvisés, en revanche, il arrive que les raccords communicationnels fassent défaut ; l’idéologie qui les sous-tend se révèle alors avec une particulière crudité. Hier, à l’Assemblée nationale, pendant la séance des questions d’actualité au gouvernement, un député socialiste a qualifié le séjour du Premier ministre en Russie de « voyage de la honte pour nous tous ». En effet, tandis qu’une parodie de scrutin portait au pouvoir en Tchétchénie le chef de l’administration pro-russe, Akhmad Kadyrov, et alors que les horreurs perpétrées chaque jour par l’armée russe passent toute description, Jean-Pierre Raffarin jouait les maquignons devant une assemblée d’hommes d’affaires russes et français, leur assurant que « les Français sont courageux, pas paresseux, ils aiment le travail » (et leurs dents sont saines, et leur constitution robuste). « Etait-ce le voyage d’un Premier ministre de la France ou plutôt le déplacement d’un commis-voyageur ? » lui a lancé le député socialiste. Raffarin a commencé par lui assurer que, d’accord, devant les caméras, il n’avait peut-être pas été très offensif sur la Tchétchénie, mais que, quand il avait parlé en tête-à-tête avec Vladimir Poutine, « une heure durant », il lui avait passé un de ces savons, ouh là là ! (en clair, il a « évoqué les droits de l’homme » et recommandé une « solution politique » : on imagine que Poutine en a été fortement ébranlé). Puis il a eu cette réplique : « Je vous sais, monsieur le député, suffisamment attentif aux classes populaires pour ne point mépriser ni les commis ni les voyageurs, qui dans ce pays ont autant besoin de respect que les autres, monseigneur. Et quand je représente les intérêts de la France, pour les travailleurs de France [poing serré du tennisman après une balle victorieuse à chaque fois qu’on prononce le mot « Frrrraaaaaance », lui ont bien répété ses conseillers en communication], j’ai l’impression d’assumer mon devoir, et je m’y donne tant que je peux, et je ne me laisserai pas faire par ceux qui n’ont de vision internationale que mondaine ou lointaine des sujets de réalité qui concernent la France et les Français. »

On aura donc appris que fourguer des vins, des fromages et de la haute technologie française aux Russes, cela constitue des « sujets de réalité ». La Tchétchénie, en revanche, les « fagots humains » qu’on fait exploser pour empêcher l’identification des corps, les civils livrés à l’arbitraire, obligés de se terrer, les femmes et les hommes enlevés, torturés et violés, les disparus dont on retrouve les corps mutilés au bord des routes, les cadavres rançonnés, ce sont des sujets « mondains ». Peut-être que cela ferait du bien aux Tchétchènes d’apprendre qu’en fait, ils ne font pas partie de la « réalité » ; qui sait, c’est peut-être la dernière chose capable de soulager leurs souffrances ? On vous torture, on vous tue, on vous arrache vos proches en pleine nuit, mais ne vous en faites pas, ce n’est pas grave, vous n’êtes pas réels !... Enfin, bon. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que, réels ou pas, chers amis tchétchènes, vivez, mourez, les Français s’en foutent, leur Premier ministre vous l’annonce solennellement. A vrai dire, d’ailleurs, ces bourrins bas du front se foutent de tout en dehors de ce qui sert leurs intérêts directs, sonnants et trébuchants. S’il faut laisser étriper quelques Tchétchènes supplémentaires pour leur permettre de vendre un camembert ou un avion, ils n’auront pas d’états d’âme, Dieu merci, grâce à ce solide bon sens terrien qui les caractérise. L’oppression, la guerre, l’injustice, l’horreur, la douleur d’autres êtres humains comme eux, tout ça les dépasse... De quel côté se trouve le « mépris », un formidable et odieux mépris, dans cette histoire ?

Mona Chollet

Périphéries, 9 octobre 2003
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