Périphéries

Carnet
Novembre 2003

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[21/11/03] La pyramide posée sur sa pointe
Après le Forum social européen de Saint-Denis

Est-ce que je vais avoir assez de mains pour distribuer tous les gnons que j’ai envie de distribuer, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement, à la sortie du Forum social européen (FSE) de Saint-Denis, Paris, Ivry et Bobigny, qui s’est déroulé la semaine dernière ? Bon... Essayons toujours. Commençons par l’extérieur, et que ceux qui en ont marre des râleries contre les médias sautent trois paragraphes.

Ça fait quand même un effet étrange, ce 14 novembre, de se réveiller le matin pour aller au FSE, et d’entendre la voix compassée du présentateur, à la radio, annoncer que l’événement du jour, au rendez-vous altermondialiste, ça va être « la venue de Tariq Ramadan, un intellectuel musulman proche d’Al-Qaeda » (je résume à peine), avant de conclure en signalant : « Enfin, hier, de premières échauffourées ont éclaté à la Villette. » Ah ! ces « premières » échauffourées...! Et hop, voilà réglée en deux coups de cuillère à pot la question des gens qui trouvent à redire à l’ordre du monde. Vous n’allez quand même pas vous joindre à cette bande d’excités et de terroristes en puissance, n’est-ce pas, braves couillons d’auditeurs ? Bon, et maintenant, passons au rugby et à la colère des buralistes... Dommage qu’il n’y ait pas plus souvent des intermittents du spectacle pour venir bousculer, même brièvement, la sinistre mascarade de l’information audiovisuelle, et remplacer par des êtres humains ces robots serviles et bien-pensants qu’on prétend nous faire prendre pour des journalistes.

Quand la polémique autour de Tariq Ramadan n’est pas utilisée pour oblitérer totalement les enjeux du mouvement altermondialiste, ces derniers sont résumés à une imagerie creuse de subversion branchée - ce qui ne mange pas de pain. Et puis il y a ces procès, tous plus imbéciles et frileux les uns que les autres, que les éditorialistes ne cessent d’intenter au mouvement. « Quel est votre rapport à la violence ? » glapissent-ils tous face à José Bové, avec l’air de craindre pour leur téléphone portable ou leur chevalière en or. « Vous récusez le processus électoral, vous n’êtes pas démocratiques ! » entend-on aussi. Ce qui est vraiment à hurler de rire quand on se penche, comme ça a été le cas lors d’une des plénières du FSE, sur le projet de Constitution européenne concocté par la Convention de Valéry Giscard d’Estaing, par exemple, qui se propose purement et simplement de verrouiller l’avenir des peuples dans leur dos et de lier les mains aux gouvernements nationaux élus, en les condamnant ad vitam aeternam à l’ultralibéralisme (il faudrait l’unanimité des 25 Etats-membres pour modifier la Constitution). Giscard a poussé le sens de l’humour jusqu’à faire figurer en exergue de son projet cette phrase de Périclès : « Notre constitution est appelée démocratique car le pouvoir est aux mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre. » Dans son compte rendu des débats, le journaliste de Libération use et abuse des guillemets méprisants ou dédaigneux, de ces guillemets qui donnent l’impression que celui qui les utilise a peur de se salir les doigts au contact de discours qui ne peuvent qu’arracher un sourire de dédain pincé à un être supérieurement intelligent comme lui. Les altermondialistes, écrit-il, « ne sont pas contre l’Europe. Mais ils en veulent “une autre”, capable de faire rendre gorge à "la globalisation libérale". (...) Quant à la féministe suédoise Gudrun Schyman, elle considère que ce projet de Constitution “fait par les hommes et pour les hommes” renforcera “le patriarcat” européen". » On sent bien que tout cela est à ses yeux follement exotique.

Il assène aussi que, si ces altermondialistes infantiles rivalisent d’ardeur pour fustiger les méchants libéraux, ils ne sont même cap’ de proposer une alternative - et revoilà un autre reproche imbécile et récurrent : vous ne faites rien qu’à critiquer, vous vous complaisez dans le négatif, mais vous n’avez rien à proposer ! On a le sentiment que, sous un régime dictatorial ou totalitaire, ces gens-là trouveraient encore le moyen de lancer à ceux qui organiseraient la résistance : « Oui, d’accord, mais qu’est-ce que vous avez à proposer à la place ?... » Pourquoi une telle insistance, en l’occurrence, sur l’« absence de propositions » des altermondialistes ? Pour se ménager une future occasion de souligner l’extraordinaire pertinence des propositions socialistes ? S’il nous vient ce méchant soupçon, ce n’est pas seulement parce que Libé a soutenu avec constance la tentative d’OPA du Parti socialiste sur le FSE (le quotidien a relayé complaisamment les déclarations fracassantes des socialistes exigeant que Tariq Ramadan soit exclu du rassemblement, seul moyen qu’ils aient trouvé de s’inclure dans un mouvement altermondialiste qui leur manifeste régulièrement son hostilité). C’est aussi parce que ce journaliste s’est déjà signalé à notre attention : après la fête de l’Huma, en septembre, il avait publié un papier qui affirmait, sous la photo de Jack Lang serrant la main de José Bové, que l’ancien ministre socialiste avait été la vedette de la fête. Un point de vue pour le moins surprenant, qui s’explique un peu mieux quand on apprend - dans l’Huma - qu’il était arrivé dans sa voiture...

Mais venons-en aux débats internes au mouvement altermondialiste. Au cours de ces quelques jours, il s’est passé quelque chose de très inquiétant : les organisateurs du FSE, à leur corps défendant ou délibérément, ont entériné la religion comme mode d’accès à la citoyenneté. Le leitmotiv de Tariq Ramadan (dans l’atterrante émission de Daniel Mermet, Là-bas si j’y suis, en direct du FSE à la Villette, le 14 novembre sur France-Inter, par exemple), c’est que « la population d’origine immigrée et de confession musulmane » est désormais actrice à part entière du débat public. Ce que devient, dans un tel raccourci, la « population d’origine immigrée » qui n’aurait pas envie de se définir - pas du tout, ou pas prioritairement - comme étant « de confession musulmane », ça, mystère... Lors du débat sur « Théologie de la libération et islam de résistance » à Ivry-sur-Seine, vendredi matin, Ramadan s’indignait de ce que les débats sur la religion servent à occulter la question de la discrimination, des ghettos, du chômage, etc. Le problème, c’est que lui-même contribue activement à cette occultation ! C’est d’ailleurs à elle seule qu’il doit son succès médiatique. Sa démarche abonde dans le sens de ceux qui font de la religion la source de tout. Chez lui, c’est une source positive, alors que chez ses ennemis, c’est une source négative ; mais enfin, on ne sort pas du primat de la religion.

Chez Mermet, José Bové protestait qu’au sein du mouvement altermondialiste, ce n’était pas parce qu’on était « d’origines différentes, de cultures ou de pratiques religieuses différentes, ou dépourvu de pratique religieuse », qu’on ne pouvait pas s’entendre et militer ensemble. Eh bien oui, évidemment ; mais intégrer des musulmans, des juifs, des chrétiens, des hindous, des athées, ce n’est pas la même chose que de les intégrer en tant que musulmans, juifs, chrétiens, hindous ou athées - ce qui revient en quelque sorte à poser la pyramide sur sa pointe. Daniel Bensaïd, toujours chez Mermet, rappelait que le Parti des travailleurs brésilien n’avait jamais pris position en faveur du droit à l’avortement à cause de ses liens avec l’héritage catholique, et que pourtant personne n’était choqué de son rôle prépondérant au sein du Forum social mondial. L’argument est particulièrement vicieux : faut-il en déduire que l’exigence de la défense du droit à l’avortement doit être abandonnée partout ?... En outre, le Parti des travailleurs s’appelle Parti des travailleurs ; il ne s’appelle pas « Parti catholique des travailleurs »... Et quand bien même certains mouvements intègrent des dénominations religieuses dans leur appellation, ce n’est pas forcément problématique tant que la religion ne devient pas en elle-même l’objet des forums sociaux. Proposer des séminaires sur la « théologie de la libération » au sein du FSE, en revanche, et inviter des gens qui se définissent uniquement par leur rapport à la religion (ce qui est le cas de Ramadan : même s’il manifeste son intérêt pour l’altermondialisation, il ne milite pas dans un mouvement à vocation sociale ou politique), cela revient forcément à faire de la retape pour les religions. Et il n’est pas certain que ce soit le rôle du mouvement altermondialiste.

Ne faudrait-il pas lutter avec la même ardeur pour que chacun puisse vivre pleinement sa culture, sa religion, et pour que cette culture, cette religion, ne deviennent pas l’alpha et l’oméga de son identité ? C’est pourtant bien cette dernière tendance qu’on a vu se dessiner au FSE. L’historienne Esther Benbassa, qui participait au débat d’Ivry avec Tariq Ramadan, écrit en toute bonne foi dans Le Monde (20 novembre) qu’elle y avait vu l’occasion « de nouer un contact libre de tout préjugé avec le public musulman ». On reste quand même un peu perplexe en constatant que le public du FSE peut ainsi se définir par sa confession : n’est-ce pas là le symptôme d’une formidable régression ? Chez Mermet encore, Daniel Bensaïd attirait l’attention sur la nécessité d’éviter que le conflit israélo-palestinien se transforme en conflit racial, communautaire ou religieux, alors qu’il s’agit fondamentalement d’un conflit politique ; le FSE pouvait être, estimait-il, le lieu pour cela. On veut bien, mais ce n’est certainement pas en triant le public selon sa religion d’origine qu’on va y arriver ! Or, le chèque en blanc donné à un Tariq Ramadan induit forcément cette logique d’ethnicisation. Accepter l’organisation de conférences sur le thème religieux, dans un contexte aussi explosif, relève de la part des organisateurs du FSE d’une totale irresponsabilité.

Après la polémique suscitée par son texte, Ramadan a écrit dans sa réplique aux attaques : « A l’instar des partisans de “l’autre voix juive” qui réaffirment leur identité pour mieux pouvoir la dépasser, les acteurs musulmans expriment la réalité de leur appartenance religieuse (au sens de la “communauté de foi”) pour accéder, sans se renier, à une citoyenneté fondée sur les valeurs communes (contre le communautarisme). » Le problème, c’est que les signataires de l’appel « Une autre voix juive », en avril dernier, écrivaient eux-mêmes qu’ils avaient décidé de s’exprimer collectivement en raison du conflit au Proche-Orient et « parce que quelques institutions et quelques hommes publics monopolisent abusivement l’expression des Français juifs ». Ils s’exprimaient « en tant que juifs » de manière incidente, circonstancielle, à contrecœur, pour dissiper l’illusion d’une homogénéité d’opinion. Ils précisaient que leurs rapports à la religion étaient divers ; pour eux, la revendication de l’identité religieuse se faisait en dernière extrémité, pour en disputer l’apanage à ceux qui l’avaient confisquée - notamment Roger Cukierman, le très controversé président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Chez Ramadan, au contraire, la religion est un fait massif, fondateur : il étudie la lettre du texte religieux, et ensuite il considère les aménagements qu’on peut lui apporter, les concessions qu’on peut autoriser. On voit bien dans sa démarche la « réaffirmation » de l’identité musulmane, mais pas trop son « dépassement ». Ou, plus exactement, on ne voit pas en quoi la « réaffirmation » est le préalable nécessaire au « dépassement ». Parce que l’islam a mauvaise presse ? Alors, c’est faire le jeu de l’ennemi ; c’est s’enfermer dans sa logique, accepter l’identité réductrice qu’il nous impose. Ramadan semble ne même pas envisager qu’un musulman puisse intervenir dans l’espace public si ce n’est d’abord en tant que musulman. Que deviennent, avec le crédit qu’on lui accorde, les innombrables musulmans pour qui la religion n’est qu’une composante parmi d’autres de leur identité, et pas forcément celle qu’ils mettent d’abord en avant lorsqu’ils interviennent dans l’espace public ?

Quand le FSE cautionne l’illusion
d’identités monolithiques

Son texte qui a été taxé d’antisémitisme et qui a déclenché la polémique est révélateur d’une vision du monde : il y a les musulmans, il y a les juifs, il y a les chrétiens... Il s’est d’ailleurs attiré la réponse du berger à la bergère : dans une interview audio donnée au site Proche-Orient.info, Alexandre Adler, qu’il avait mis en cause, a eu cette déclaration, qui a le mérite de la franchise : « Je suis effectivement dominé par un point de vue juif, et le point de vue juif, aujourd’hui, passe par le sionisme. Tariq Ramadan, lui, est habité par l’islam. Il y a chez lui une part de fidélité aux siens et de fanatisme [sic] que je partage. Ce ne sont pas [ses attaques] qui me choquent le plus : je suis bien plus choqué par des traîtres juifs comme les [Rony] Brauman et autres. » C’est forcément une logique tribale qui se met en place quand on commence à raisonner ainsi. Ne devrait-on pas la récuser, d’où qu’elle vienne ? Que le FSE cautionne cela, c’est tragique. On est musulman, on est juif, on est chrétien, mais on est aussi mille autres choses ; c’est cette diversité qui est aujourd’hui portée disparue. Au printemps dernier, dans une enquête de Télérama intitulée « Antisémitisme : le désarroi des juifs de France » (21 mai 2003), Antoine Perraud estimait que « jadis, le juif était stigmatisé comme errant, apatride, plurilingue, jouant à saute-nation : pas d’attache. Aujourd’hui, trop d’attaches encombrantes au contraire [sous-entendu : à Israël], à l’heure où chacun se bricole des identités interchangeables dans un monde brassé ». Et il citait le sociologue Daniel Dayan : « A entendre certains discours, l’identité d’un être humain devrait être semblable à un portefeuille empli de cartes de crédit qu’on utiliserait à loisir en fonction des circonstances. » Ah, bon ? De quoi faut-il faire l’éloge, alors ? Du repli identitaire, de la tradition, du chacun-chez-soi ? De la purification ethnique ?... La comparaison avec le portefeuille induit une connotation négative ; et pourtant, seule cette pluralité décrit avec justesse la réalité des identités humaines. Elle seule est saine, porteuse de progrès, d’émancipation, de pacification.

Il est au moins aussi important d’éviter d’enfermer les gens dans une seule appartenance que de faire en sorte qu’ils puissent la vivre librement. Rappelons les mots très forts d’Edward W. Saïd (dans une interview au Nouvel Observateur, 16 janvier 1997) lorsqu’il militait pour un Etat binational israélo-palestinien : « Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté. Pas quelque chose donné par la nature ou par l’histoire. Qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Etre arabe, libanais, palestinien, juif, c’est possible. Quand j’étais jeune, c’était mon monde. On voyageait sans frontière entre l’Egypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l’école des Italiens, des juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens, c’était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d’homogénéité nationale. » Le mouvement altermondialiste ne devrait-il pas rappeler et revendiquer la complexité et la pluralité des identités, à la fois comme une réalité et comme un droit, plutôt que de perpétuer, sous prétexte d’ouverture à l’autre et de défense de l’islam, ces images fallacieuses d’identités monolithiques ?

« Si on n’a même pas le droit d’être sexiste
parce qu’on est musulman...
 »

Commentant la polémique qu’il avait suscitée, Ramadan a aussi écrit que la revendication de l’appartenance musulmane « choque (alors qu’elle ne choque pas pour les chrétiens) ». Le problème, c’est qu’on ne peut pas ignorer que la mauvaise conscience de certains militants altermondialistes occidentaux les rend particulièrement vulnérables à une certaine forme de chantage : si vous émettez la moindre critique contre Ramadan, si vous osez lui poser une question, c’est que vous êtes raciste, colonialiste, que vous infantilisez les populations d’origine immigrée, que vous leur déniez le droit à la différence... Au cours de l’émission de Mermet, parce que Michèle Dessenne, secrétaire générale d’Attac-France, avait eu l’outrecuidance de ne pas lui manifester un soutien total et de lui demander (très gentiment !) ses positions « sur l’égalité entre hommes et femmes, sur le droit à la contraception et à l’avortement », Ramadan s’est ainsi désespéré de ce que, « même au sein du mouvement altermondialiste, on continue à soupçonner les citoyens de confession musulmane de ne pas être totalement en accord avec la défense des droits fondamentaux parce qu’ils sont musulmans ». Bové, prenant sa défense, a décrété qu’on érigeait un « tribunal populaire » pour juger un homme, et qu’il trouvait ça « insupportable » - Mermet approuvait. Décidément, elle faisait chier tout le monde, la féministe, avec ses broutilles... Denis Sieffert, de l’hebdomadaire Politis, a abondé dans le même sens en mettant en garde contre la tentation « colonialiste » de n’accepter « que des interlocuteurs qui nous ressemblent », un peu comme le gouvernement israélien le fait en rejetant Yasser Arafat. (Ça a dû faire plaisir à Michèle Dessenne de se voir comparée à Ariel Sharon...) Le risque, disait-il, était de ne parler finalement qu’avec des gens qui ne sont « pas réellement l’émanation d’autres populations et d’autres cultures ». Mais qu’est-ce qui lui permet d’affirmer que Tariq Ramadan est « réellement l’émanation d’autres populations et d’autres cultures » ? Il ne s’agit pas seulement de Ramadan, faisait-il valoir, « mais de millions de gens dont il n’est pas le seul représentant, évidemment » : la précaution oratoire semble plus de forme que de fond. D’autant qu’en début d’émission, il s’était déjà félicité de ce que la tentative d’exclure « le représentant... enfin, un représentant de la communauté musulmane », ait échoué...

Et pourtant... L’émission elle-même a fourni un superbe exemple du genre de dérapage auquel peut donner lieu cette culpabilisation à tout crin. La Libanaise Nahla Chahal, présidente de l’Association des chercheurs arabes en France, a eu en effet cette sortie effarante : « Tariq Ramadan n’a jamais prétendu qu’il était communiste ou libertaire, ni qu’il voulait entrer à la CNT ou à la LCR : il dit qu’il est musulman ! Alors, on ne peut pas lui appliquer les critères qui sont valables pour les communistes ou les libertaires. En tant que musulman, il part d’une plateforme d’idées et de positions, et on veut, pour lui permettre de se faire accepter, lui retirer sa peau, et lui en coller une autre. C’est une attitude raciste et de supériorité inadmissible. (...) La mouvance musulmane, en Europe ou dans le monde arabo-musulman, représente un milliard d’habitants : est-ce qu’on les rejette tous à la poubelle, en leur disant “transformez-vous, sinon ne venez pas” ? N’oubliez pas que le néolibéralisme dans sa version guerrière s’applique surtout dans ce monde arabo-musulman : c’est la Palestine, c’est l’Irak... Alors qu’est-ce que vous en faites, de tous ces gens qui habitent là-bas et qui, eux, ne sont pas pour l’avortement ? On leur dit : “devenez pour l’avortement, devenez pour l’homosexualité, sinon crevez” ? Je trouve que ça, c’est une position qui est inadmissible ! » A ce stade, la mâchoire du malheureux auditeur lui en tombe. Pourtant, bien peu de réactions sur le plateau. Seule Michèle Dessenne monte tout de suite au créneau : « Ces propos sont complètement scandaleux, c’est un raccourci absolument extraordinaire. Il existe des musulmans qui sont trotskistes ou libertaires ! Il faut sortir de cette pensée-là ; moi je veux bien débattre, mais pas à partir de l’idée qu’il y aurait deux mondes : d’une part le monde des musulmans, et, en face... Quoi, alors ? Le monde des chrétiens ?... » En fin d’émission, la syndicaliste Annick Coupé estime elle aussi que « c’est à l’ensemble du mouvement altermondialiste que nous devons imposer la défense des revendications féministes ». Ouf, on a eu chaud...

Parmi les invités de sexe masculin, en revanche, personne n’a semblé dérangé par ces propos. Ce qui expliquait peut-être cette réaction d’une auditrice laissée par la suite sur le répondeur de Daniel Mermet et diffusé à l’antenne : elle disait qu’après avoir fait partie de ceux qui s’étaient fait des cloques aux mains, l’été dernier, sur les grilles de Villeneuve-lès-Maguelonne - la prison où était incarcéré José Bové -, elle attendait des prises de position claires sur les droits des femmes. C’est peu dire qu’on partage son inquiétude. D’autant plus qu’Omeyya Seddik, le représentant du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), a enfoncé le clou en matière de confusion et de chantage. Le MIB, explique-t-il, dénonce le fait qu’il existe « deux systèmes de lois pour des populations différentes » ; il s’est notamment battu contre la double peine. Du coup, il s’insurge contre le fait que, « sous prétexte qu’ils ont tel culte, on en demande à certains plus qu’à autres : sous prétexte qu’ils sont musulmans, il faudrait qu’ils soient tous des anges, ils doivent être hyper révolutionnaires, communistes, antisexistes, etc., alors que le sexisme traverse toute la société française ; mais, quand on est musulman, cela devient un casus belli, et c’est inacceptable ». Ce n’est pas moi qu’on pourra soupçonner de partager l’illusion raciste, prégnante dans toute la société française aujourd’hui, selon laquelle le sexisme serait inhérent à l’islam ou à l’arabité ; et pourtant... Faut-il vraiment que je me fatigue à commenter ces propos et à détailler les raisons pour lesquelles ils me débectent ?

Autre monde possible,
paire de couilles exigée

Que l’intégration des religions en tant que telles dans un mouvement censé être progressiste soit une menace pour les droits des femmes, ça paraît difficilement contestable, quelles que soient les dénégations des uns et des autres. Dimanche, au Vrai Journal, sur Canal +, un journaliste montrait un extrait d’un recueil de prescriptions religieuses préfacé par Tariq Ramadan. On y lit notamment qu’un mari a le droit d’interdire à sa femme de fréquenter une femme étrangère, « par exemple chrétienne ». Interrogé à ce sujet, Ramadan répondait que préfacer ne signifiait pas cautionner tout ce qu’il y avait à l’intérieur. Personnellement, cette réponse ne me satisfait que très moyennement. Lors du débat face à Nicolas Sarkozy dans l’émission 100 minutes pour convaincre sur France 2, ce 20 novembre, il s’est aussi prononcé en faveur d’un « moratoire » sur la lapidation des femmes adultères, dont il ne juge pas qu’elle est une horreur en soi, mais qu’elle n’est « pas applicable » : gloups... En ce qui le concerne, a-t-il expliqué en substance, il est contre, bien sûr, mais il ne peut pas parler uniquement pour faire plaisir aux non-musulmans, il doit jouer le rôle d’un « pédagogue qui discute avec sa communauté ». Ainsi, l’écrasante majorité des musulmans dans le monde aujourd’hui trouverait que la lapidation des femmes adultères, c’est vachement bien, et il faudrait la ménager pour lui expliquer que ce n’est pas si bien que ça ?... On se permettra d’en douter, ne serait-ce que parce que, parmi ces musulmans, il y a une bonne moitié de musulmanes... Et après, c’est aux altermondialistes qui se méfient de lui que Tariq Ramadan reproche d’« infantiliser » les musulmans...! Lors du débat d’Ivry, un auditeur dans la salle lui a aussi demandé quelles étaient ses positions sur l’homosexualité. Miguel Benasayag, qui siégeait également à la tribune, a tenté une pirouette en expliquant que la question ne se posait même pas, parce qu’ici, on était au FSE, pas dans le salon personnel de Tariq Ramadan en Suisse, et qu’il était donc totalement impensable qu’on puisse cautionner la répression sexuelle : moui... Bof... Tariq Ramadan a répondu quand même, en déclarant que, bien sûr, l’islam, comme toutes les religions, ne prévoyait que la relation de l’homme et de la femme ; mais que, pour sa part, il s’était toujours prononcé en faveur « du dialogue, du respect du choix et de l’accompagnement des personnes ». Tout ça rappelle furieusement le vocabulaire d’une Christine Boutin. Il n’est pas sûr que les Panthères roses gaies et lesbiennes qui, samedi, lors de la manifestation de clôture du FSE, baladaient leurs brassards « Jouir plutôt que (re)produire », ressentent particulièrement le besoin qu’on les « accompagne » ou qu’on « dialogue » avec elles... Mais, bon.

Il reste que voir ces grandes figures masculines du mouvement altermondialiste français, réunies sur le plateau de Daniel Mermet, réagir si mollement - ne pas réagir du tout, en fait - à des propos antiféministes me laisse songeuse. Il me vient un affreux soupçon : et si l’incompatibilité entre de possibles atteintes aux droits des femmes et le mouvement progressiste n’était pas si évidente que ça ?... Cette désinvolture me fait revoir d’un œil différent, soudain, mes années passées à grenouiller dans les milieux de gauche. Des milieux massivement masculins : à de rares exceptions près, les personnalités des partis, des associations, des médias de gauche, les grands intellectuels progressistes, sont toutes des hommes (comme partout ailleurs, évidemment ; sauf que, dans ce milieu, on serait théoriquement en droit d’attendre que les choses soient différentes). Oh ! bien sûr, ils ne tiennent pas des discours machistes. Bien au contraire : à les écouter rivaliser de virulence et de conviction dans leur défense de la cause des femmes, on en vient presque à se demander pourquoi on a si longtemps confié le féminisme aux gonzesses, alors que les hommes, en définitive, s’en chargent très bien... Comme le disait un copain italien, avec un accent dont il est malheureusement difficile de rendre la saveur, « plou tou es d’accorrd avec ce qu’il dit, plou il est en trrain de t’entouber ». Car, si les discours officiels sont le plus souvent irréprochables, les comportements peuvent parfois laisser une drôle d’impression - pour user d’un euphémisme pudique.

Déjà, une foule de petits indices suscite le malaise. Il y a ce rédacteur en chef d’un journal de gauche qui ne peut jamais parler d’une femme qu’il a rencontrée sans se croire obligé de préciser, avec une pointe d’étonnement toujours renouvelé : « Mais pas une conne, hein ?... » Il y a ces groupes de réflexion où les tâches de secrétariat, de saisie des textes, incombent toujours, comme par magie, à une femme, au point qu’on finit par se demander s’il n’y aurait pas un article de la Convention de Genève dont l’existence nous aurait échappé, et qui interdirait de demander à un homme de faire des photocopies ou d’envoyer un e-mail... Partout, absolument partout, on retrouve la configuration « grand homme et son assistante dévouée ». Cantonnées à des tâches subalternes, considérées avec dédain voire avec mépris, les femmes se montrent souvent bien moins lâches, bien plus lucides et plus capables de mettre leurs actes en conformité avec leurs convictions que les rebelles estampillés qui utilisent leurs services. Jusqu’ici, je ne m’étais jamais vraiment formalisée de tout cela : je me contentais d’éviter de faire moi-même les frais de ces comportements. Je n’ai jamais été particulièrement à cheval sur ces questions. Quand on me demandait si ce n’était pas trop pénible de devoir supporter les plaisanteries lourdingues des collègues quand on travaillait à Charlie Hebdo, je haussais les épaules, surprise qu’on me pose la question : j’avais presque honte d’avouer que j’avais plus tendance à en rigoler comme une baleine qu’à m’en effaroucher. De toute façon, les convergences idéologiques, la liberté éditoriale, primaient tout le reste. Mais, aujourd’hui, en voyant se dessiner la possibilité d’une convergence - peut-être à peine consciente - entre machos religieux et machos de gauche (pas à Charlie, en l’occurrence, d’ailleurs : eux, au moins, voilà un piège qui ne les menace pas : les bouffeurs de curés, c’est un peu limité, mais ça a parfois du bon, aussi...), j’ai beaucoup moins envie de rigoler, tout d’un coup.

Au cours de cette émission de Mermet au FSE, si calamiteuse par son degré d’indigence et de confusion qu’elle mérite de rester dans les annales, les ténors du progressisme, que j’estime et dont j’apprécie habituellement les analyses - les Bové, Warschawski, Bensaïd, Sieffert... - se sont tous montrés d’une exceptionnelle balourdise. Beaucoup d’entre eux, à commencer par Mermet lui-même, ayant été victimes par le passé de procès abusifs en antisémitisme, ils prenaient automatiquement la défense de Tariq Ramadan, encouragés par la démagogie galopante de Mermet et par l’ambiance de foire qui régnait sous le chapiteau de la Confédération paysanne. Ils se félicitaient de ce que la « rencontre des cultures » ait finalement pu avoir lieu. On a eu droit à des comparaisons proprement écœurantes entre le « mur » qui enferme les Palestiniens et celui que les détracteurs de Ramadan avaient tenté en vain d’ériger entre lui et ses interlocuteurs du FSE. Seule Michèle Dessenne, encore une fois, a été capable d’introduire un minimum de nuance dans le débat : tout en dénonçant le fait que la polémique autour du texte de Ramadan avait été utilisée pour masquer les vrais enjeux du FSE, elle a déclaré qu’à Attac, on trouvait ce texte quand même « limite », et qu’il laissait un « goût d’amertume ». Il fallait du courage pour ne pas se laisser intimider, et pour rompre l’unanimisme grossier qui s’était installé sur le plateau. Il ne serait peut-être pas idiot que le mouvement altermondialiste français fasse un peu plus de place à ce courage-là, à cette aptitude à la nuance. Sinon, pour ma part, en tout cas, je sais déjà que mon « autre monde possible », je me le construirai ailleurs.

Mona Chollet

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* Les pièges du pragmatisme - Prostitution - 8 juillet 2006
* L’Occident ou la phobie de la différence ? - La femme, l’étranger - 23 octobre 2005
* La femme est une personne - A propos d’un entretien avec Patrice Maniglier paru dans Libération - 18 octobre 2005
* Sortir du « harem de la taille 38 » - Le harem et l’Occident, de Fatema Mernissi
The Good Body, d’Eve Ensler - octobre 2005
* Une femme de ressources - Séverine Auffret, philosophe et essayiste - septembre 2005
* Fausse route II - Le féminisme ne se divise pas - 20 juillet 2005
* Un féminisme mercenaire - A propos de Pour en finir avec la femme, de Valérie Toranian, et de L’islam, la République et le monde, d’Alain Gresh - 8 novembre 2004
* « Une femme en lever d’interdit » - Thérèse en mille morceaux, de Lyonel Trouillot - septembre 2004
* Penser sans entraves - Annie Leclerc, philosophe - octobre 2003
* Demain, Frankenstein enlève le bas - Comment Elle vend la chirurgie esthétique à ses lectrices - 30 juillet 2003
* « Je suis, donc je pense » : la révolution copernicienne de Nancy Huston - Journal de la création et autres essais - décembre 2001
* Femmes « encarcannées » - La femme gelée, d’Annie Ernaux - 14 juillet 2000
* Catherine Breillat cherche les problèmes - Une vraie jeune fille - juin 2000
Altermondialisme
* Rêver contre soi-même - Triomphe de l’imaginaire de droite, faiblesse de l’imaginaire de gauche - 28 mai 2007
* Dans l’air frais de la nuit - Philippe Pignarre et Isabelle Stengers - février 2005
* Islam et altermondialisation, la fausse bonne idée - 12 octobre 2003
* « Quitter la terre ferme des certitudes » - Femmes, magie et politique, de Starhawk - juillet 2003
* Aiguillage : Spasme sur Gênes - 10 septembre 2001
* L’Œil de Carafa, de Luther Blissett - 19 août 2001
* « Ainsi que les opérations d’ordre public » - Trallalero genovese - Polyphonies génoises (1/12) - août 2001
* Souvenir de Québec - 5 juin 2001
* Echos de Millau - 3 juillet 2000
* « La mondialisation racontée à ceux qui la subissent » - Un livre de Hervé-René Martin - septembre 1999
Immigration
* Je suis blanche et je n’aime pas les couillonnades - A propos de Je suis noir et je n’aime pas le manioc, de Gaston Kelman - 4 avril 2004
* Pense que... - Un Kurde à Paris - 10 juin 2003
* Ceux de la Dalle - Val-Nord, fragments de banlieue - avril 1999
* Ensemble - Yamina Benguigui, cinéaste - novembre 1998
* En orbite du monde - Amok, éditeur métèque - novembre 1998
* « Beur, c’est une étiquette pour expulser à l’intérieur » - Amazigh Kateb, chanteur algérien - novembre 1998
* Marche arrière - Nadia Zouareg, militante associative - novembre 1998
* La double peine au cœur - Fatiha Damiche, femme d’ancien détenu - novembre 1998
* La fin d’un entre-deux - Mokhtar Merkaoui, président d’association - novembre 1998
Périphéries, 21 novembre 2003
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