Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...
Au rassemblement de Millau en soutien à José Bové, en juin 2000, les dessinateurs de Charlie Hebdo étaient perchés sur un praticable, juste à côté de la grande scène où défilaient les invités politiques, puis Noir Désir et Zebda. Ils dessinaient tous avec frénésie, et, au moyen d’un rétroprojecteur, affichaient tour à tour leurs dessins sur un écran géant. A l’écart, debout au bord de la structure métallique, Gébé croquait le paysage. Il était si absorbé qu’il n’avait pas vu le membre de la Confédération paysanne qui lui faisait de grands signes d’en bas, en brandissant à bout de bras la réédition de L’An 01. Je l’avais alerté, mais déjà le type avait fait le tour ; en un bond, il avait escaladé l’échelle et nous avait rejoints. Il était beau, barbu, chaleureux. Arrivé près de Gébé, il s’était écrié avec fougue : « Il faut que tu me le dédicaces ! Parce que moi, si je suis venu au Larzac, eh bien, c’est à cause de ton bouquin ! » Avec son sourire de matou, sa dégaine flegmatique et fraternelle, Gébé ne s’était pas fait prier pour s’exécuter.
L’An 01 a réellement commencé ce jour de printemps où Gébé, alors dessinateur à la SNCF, a décidé de tout arrêter (« non ! j’arrête d’aller vendre, à trois heures d’ici aller-retour, huit heures de ma vie ») et a voulu voir si ce désir était partageable avec d’autres. L’idée était toute simple : on arrête tout, on fait « un pas de côté », on mesure la tristesse et l’absurdité d’une vie sacrifiée au turbin, d’un système qui répand la laideur et la destruction à une vitesse galopante, qui ravage les paysages et mine les existences pour vomir des quantités de produits inutiles. On s’ébroue, on met tout ça au rebut - ou au musée -, on reprend sa liberté, on recommence à se parler, à se marrer ; on improvise une autre vie, la vie comme elle devrait être, simple, belle, épanouissante. Gébé développe d’abord sa bande dessinée dans Politique Hebdo, avant de la reprendre en 1971 dans Charlie Hebdo, avec cette fois l’idée de faire de chaque planche le storyboard d’un film auquel les lecteurs sont invités à participer. Les gens lui écrivent, et, avec le réalisateur Jacques Doillon, il sillonne la France pour tourner avec eux les différentes séquences. Disposant d’un budget vingt-cinq fois moindre à celui d’une production normale (le CNC a refusé l’avance sur recettes), le film réunit quelque 300 acteurs improvisés, mais aussi Coluche, Gotlib, l’équipe d’Hara Kiri, la troupe du Splendid, Miou Miou, et Gérard Depardieu dans son premier rôle au cinéma... Alain Resnais tourne une séquence new-yorkaise, et Jean Rouch, une séquence africaine. Sorti sur les écrans en septembre 1973, L’An 01, le film, fait un tabac, totalisant 500 000 entrées, tandis que la bande dessinée paraît aux éditions du Square au début de la même année.
Quand l’Association l’a réédité, au printemps 2000, il y a évidemment eu des tristes sires pour claironner que L’An 01 était démodé. Dans Syndicalisme Hebdo (l’hebdo de la CFDT), un article expliquait doctement que, depuis les années 70, « le temps a montré que, du monde parfait au meilleur des mondes, la distance était bien mince. Et que les avenirs radieux s’ouvraient souvent sur des univers totalitaires ». C’est bien vrai, ça... Mieux vaut se montrer raisonnable, et continuer à détruire et à s’autodétruire avec application, plutôt qu’essayer de changer un iota à quoi que ce soit... Il faut être aveugle pour ne pas voir que l’utopie de Gébé, pleine de poésie et d’humour, n’en est justement pas une : il n’a pas de programme, sinon celui d’écouter son envie de vivre, de rejeter la soumission et la résignation. De quoi donner des frissons à un CFDTiste, ça c’est sûr... « Qui aujourd’hui irait expliquer à un chômeur que le nec plus ultra consiste à “tout arrêter” ? » glapissait encore le sinistre plumitif. Mais on peut parier que le chômeur en serait le premier enchanté, au contraire ! « Le problème avec les pas de côté, c’est qu’ils vous mettent en marge des réalités », concluait notre tâcheron : euh... Mais quand la réalité a cette gueule-là, c’est bien le but, justement ! A la fois très daté, tant il a marqué une époque dont il était aussi le produit, et plus que jamais d’actualité, L’An 01 sera démodé le jour où l’exploitation, la pollution, l’idéologie du travail, la laideur industrielle et la connerie télévisuelle seront démodées. Et, même ce jour-là, nos bienheureux descendants pourraient bien avoir envie de le relire, juste pour voir avec quel talent, quelle sensibilité et quelle jubilation on a pu susciter l’envie de vivre comme eux (ah ! ces couples qui règlent le réveil à cinq heures du matin, juste pour le plaisir de pouvoir se rendormir en riant, ou ces gens qui font semblant d’attendre le bus sous la pluie : « on est d’accord ? le premier qui rigole paye une tournée de soupe chaude »).
Dans cette manière d’écouter ses désirs et de faire le pari qu’ils sont partagés, il y a tout Gébé, tout son rapport aux autres, à ses lecteurs. Personne ne se la pétait moins que lui (le voilà, ce putain d’imparfait que, depuis lundi matin, il faut bien se résoudre à employer). Jamais il n’a cherché à palper les dividendes de sa notoriété : il était bien trop occupé pour cela à croquer, à observer, à savourer la vie. Dans Charlie, ses dessins, ses chroniques, étaient décalés, parfois féroces mais jamais simplistes, toujours un peu déroutants, tirant l’actualité vers un imaginaire débridé qui en démasquait les enjeux profonds. Je me rappelle avoir longtemps lu le journal sans même m’apercevoir de leur présence, mais, du jour où je les ai remarqués, je les ai dévorés. Discret, toujours un peu en retrait, il n’était pas une vedette, ne cherchait pas à en être une ; mais tous ceux qui l’aimaient entretenaient avec son œuvre un rapport très fort. Cette manière de se cramponner à son prestige et à ses privilèges de soixante-huitard, que l’on reproche tant aux hommes de sa génération, lui était absolument inconnue. Il n’a jamais eu de bastion à défendre. C’est peut-être sa modestie, sa façon de rester fidèle à ses idéaux sur le fond sans jamais s’arc-bouter sur la forme, qui lui ont permis de ne jamais être dépassé, de ne jamais poser sur le monde un regard de vieux con, ou même - ce qui aurait été compréhensible, après tout - de vieux tout court : à 74 ans, il avait gardé la même acuité, le même œil neuf et frais sur les choses. C’était une expérience étrange que de parler avec un type de son âge sans jamais avoir l’impression d’appartenir à une génération différente - ou alors, seulement sur un plan très anecdotique.
Un jour, je suis tombée sur le bel hommage que lui rendait Jean-Charles Vidal dans la section « admirations » de son site. J’ai imprimé la page, et je la lui ai apportée à Charlie. Ça commençait par : « Gébé est un génie. » En lisant ça, il a plaqué la feuille sur sa poitrine en jetant des coups d’œil inquiets aux alentours : « Merde ! Il ne faut pas que ça se sache, sinon je vais me faire virer ! », avant de se mettre à rigoler comme une baleine.
Mon cher Gébé, sans vouloir te contrarier, j’ai bien peur que ça ne se soit un peu ébruité quand même.
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