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Dans la Suède de la fin du XIXe siècle, Bolle, artisan cigarier d’une trentaine d’années, sensible et d’esprit farouchement indépendant, voit son métier menacé d’extinction par l’invasion des machines à cigarettes. Son savoir-faire devenu inutile, et parce qu’il ne peut se résoudre à aller lui aussi « prendre place dans le vacarme des usines », il se fait vagabond. Ce sont ses pérégrinations à travers les campagnes et les forêts du pays, ses aventures bizarres, ses rencontres variées, ses expériences cuisantes ou agréables et celles de quelques-uns de ses comparses, ainsi que les enseignements philosophiques qu’ils en tirent, leur point de vue unique sur l’humanité, que raconte La Société des Vagabonds. Pourquoi fait-on le choix d’une existence aussi inconfortable ? Harry Martinson, prix Nobel de littérature 1974 et lui-même ancien trimardeur (l’autre nom des vagabonds), n’a pas trop de tout un roman pour tenter de répondre à cette question. Sous les pas de ces hommes, écrit-il, « le chemin devient un fleuve de promesses qui s’engouffre par leurs yeux et ressort par leurs talons, un fleuve de promesses qui est son propre but : l’accomplissement de soi-même ». Mais cette vie n’est pas avare en duretés : elle nécessite de renoncer à l’amour (ou presque) ; elle oblige à vivre sans cesse avec la peur que l’on inspire, et à subir la réprobation des habitants des maisons chez qui on mendie sa nourriture : « On disait qu’il y avait soixante mille vagabonds dans le pays et ce chiffre faisait frissonner. Mais soixante mille, ce n’est pas beaucoup sur une si grande surface. La tartine de morale distribuée avec le pain était en revanche si lourde que, si on avait pu en faire un seul bloc de pierre, elle aurait écrasé un million d’individus, à la manière d’une meule gigantesque. »
Ils ont pris la route parce que, dans un monde qui marche sur la tête, ils préfèrent marcher sur leurs pieds. Ils refusent de devenir des « soldats de l’armée du travail » : « Un monde comme ça, c’est l’enfer. Il mérite qu’on le fuie, qu’on fasse la sourde oreille, qu’on refuse de coopérer avec lui et de lui faire cadeau de sa force. Supprimez la guerre, le chômage, et délivrez le travail de ce culte de la torture qu’on célèbre en son nom. » Ce refus chatouille le nerf le plus sensible chez ceux qui restent bien au chaud dans l’univers social, et les pousse à se révéler. La rage punitive de certains leur fait déployer d’incroyables raffinements dans la cruauté et l’inhumanité. Il y a aussi ce paysan avare qui, lorsqu’on frappe à sa porte, fait mine de s’affliger en déclarant n’avoir jamais rencontré un vagabond capable d’un réel effort : dans leur ardeur à lui démontrer qu’il a trouvé en eux l’exception à cette règle, ses visiteurs successifs lui fournissent une main d’oeuvre zélée et pratiquement gratuite... Bolle n’en est que plus heureux et plus reconnaissant envers ce qu’il appelle le « peuple des fermes clémentes » : « Ils considéraient le travail comme un divertissement légèrement ironique prescrit par les circonstances, la fatalité, la nécessité de manger, etc. Et non comme une entreprise maudite, hypocrite et honorable. » Le bois qu’il débite joyeusement pour eux dégage en brûlant des parfums délicieux : « Oui, c’était le bois le plus merveilleux qu’on puisse rêver. Un bois porte-bonheur dédié au bonheur, dans le bûcher du bonheur. »
C’est peut-être ce qui fait de Bolle un personnage aussi attachant et inoubliable : son refus résolu de tous les tourments dont il est possible de se dispenser. Il a fait le choix de vie qui lui paraissait le plus juste, et il ne se prive pas d’en savourer les bienfaits : « Parfois Bolle avait l’impression qu’il avait pris la route uniquement pour cela, pour que la joie d’exister lui vienne directement du soleil et de la lune. Ce qui ne lui était jamais arrivé du temps où il était ouvrier du tabac et cigarier à façon. » Mais il assume aussi avec sérénité les désagréments qu’il implique. Quand il s’approche des maisons, il risque de tomber sur un chien pas forcément bien disposé à son égard, mais il s’interdit de s’en inquiéter : « Y penser sans cesse à l’avance reviendrait à peupler quotidiennement son imagination de chiens et à faire de son âme un hall désert et sonore qui retentissait d’aboiements. » Il s’oblige à chasser de sa mémoire une rencontre particulièrement odieuse et violente : « Mieux valait l’oublier aussi rapidement que possible, sinon la haine se mettrait de la partie et on attraperait un ulcère à l’estomac ou d’autres misères. » Même sa liberté, ce bien auquel il a tout sacrifié, lui est parfois retirée, elle aussi : la loi veut qu’au bout de trois avertissements pour vagabondage, on soit envoyé casser des cailloux pendant une année. Il fait tout son possible pour éviter ce sort : lorsque, au cours du roman, il chemine entre deux gendarmes montés qu’il a eu le malheur de croiser sur sa route, et qu’il attend de passer en bordure d’un bois pour tenter de leur fausser compagnie, on a le cœur qui bat aussi fort que le sien ; et lorsqu’il y réussit, et que, déchiré par les ronces, il fuit éperdument à travers les taillis, on ressent aussi violemment que lui, à ce moment, « la grandeur et misère de la liberté ». S’il est quand même pris et condamné aux travaux forcés, cependant, il fait en sorte de s’en accommoder, s’empêchant de compter les heures et les jours et de se laisser ronger par l’impatience.
« Je ne veux pas de ce que les gens appellent la réalité », dit Bolle pour expliquer le genre de vie qu’il mène. Traversé de bouffées oniriques (ah ! ce « rêve de la tour de bambou »...), La Société des Vagabonds est un roman obsédé par la dialectique du rêve et de la réalité. « C’est mon jour de réalité », commente le trimardeur qui décide de s’approcher d’une agglomération pour aller mendier. « C’est mon jour de rêverie », lui répond son compagnon qui s’en abstient. Harry Martinson a des images d’une sublime ironie pour commenter les temps nouveaux qui s’annoncent en cette fin de XIXe siècle livrée à la frénésie de l’industrialisation et du progrès :
« A quelque endroit qu’une légende tente de renaître, qu’il s’agît de Vikings, de fées ou de nymphes, la réalité vous sautait au visage comme les murs ambulants de l’Inquisition de Tolède et la légende se faisait toute petite, de plus en plus menue, et suppliait la réalité à genoux en disant :
- Chère et bonne Réalité, je ne le ferai plus. Je promets de rentrer dans un petit livre de contes et d’y rester. Et je promets de ne plus jamais m’aventurer au-dehors dans le but d’exister par moi-même.
Et la Réalité sera ma loi.
Et la Réalité sera ma loi.
Béni soit le nom du Seigneur-Réalité. »
Dans la postface, on lit que Martinson fait partie de la « génération des écrivains prolétariens qui ont renouvelé les lettres scandinaves ». Le terme a quelque chose de bien trop massif pour désigner une œuvre aussi peu doctrinaire, aussi rétive à tout manichéisme, et dont la virtuosité philosophique ne verse jamais dans l’anecdote édifiante. Mais on n’est pas étonné d’apprendre que l’écrivain, dès les années trente, s’est opposé au « culte du concret » imposé par le « réalisme socialiste ». Il a transposé ces joutes intellectuelles dans le roman, où l’on voit un vagabond déclarer avec force : « C’est comme ça qu’on doit faire ! Il faut dire la vérité telle qu’elle est, surprendre de façon frappante. Avec des arguments qui ferment la bouche à tous ceux qui dorment. Et contrer et réfréner les possibilités d’autrui de mentir, à soi-même et aux autres », tandis que ses deux comparses manifestent leur désaccord en secouant la tête d’un air navré. Bolle ne peut se résoudre à accepter de telles conceptions ; comme s’il n’avait jamais oublié ces mots de son ancien associé de la fabrique de cigares, de quelques années son aîné : « La beauté qu’on ajoute aux choses leur a d’abord été enlevée. »
Harry Martinson, La Société des Vagabonds, traduit du suédois par Denise et Pierre Naert, éditions Agone, collection Marginales.
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