Périphéries

Carnet
Janvier 2005

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[07/01/05] Florence
Libération sans nouvelles de son envoyée spéciale en Irak

A tous les râleurs qui pestent contre ce qu’est devenu Libération, et qui nous demandent quel intérêt on peut encore trouver à le lire, on a coutume de répondre par quelques noms, au premier rang desquels figure celui de Florence Aubenas ; et l’interlocuteur, alors, ne peut que s’incliner. Sa signature au bas d’un papier, c’est la garantie qu’on ne va rien y trouver d’attendu ou de banal, et qu’on ne regrettera pas le voyage. Qu’elle se trouve en Afghanistan, en Algérie, en banlieue parisienne ou dans la campagne belge, un souffle épique traverse ses reportages : ce monde usé par un quadrillage médiatique incessant et blasé, elle le rend au lecteur comme neuf, ennobli, lavé de ses clichés, aussi bien que le ferait un grand écrivain de fiction. Elle pratique avec les gens qu’elle rencontre une forme d’empathie dont elle a le secret, ni mièvre ni condescendante. Attentive à leur complexité, à leurs ambivalences, à leurs apparentes contradictions, elle sait les voir sous l’angle où ils sont surprenants, bouleversants - le mot n’est pas trop fort. Elle ne les prend jamais au sérieux, et, en même temps, les prend totalement au sérieux ; c’est-à-dire qu’elle trouve toujours le moyen de les faire sortir du rôle convenu qu’ils se croient obligés de tenir face à la journaliste : un risque dont elle est très consciente, et qu’elle a analysé dans La fabrication de l’information, le précieux livre de critique des médias qu’elle a cosigné avec Miguel Benasayag (La Découverte).

Derrière les reportages étourdissants, il y a une femme au regard rieur, moqueuse et amicale, débordante de vitalité, qui ne laisse jamais passer une occasion de faire le pitre. Malgré la révérence que lui vouent ses confrères, elle reste un peu en marge, taraudée par l’insatisfaction que lui inspire l’ordre du monde - et peut-être aussi parce que sa belgitude lui donne un certain recul, une distance particulière. Ses convictions politiques radicales ne lui font cependant tirer aucune conclusion simpliste ou manichéenne, pas plus qu’elles ne lui font perdre son irrésistible sens de l’humour. Elle se laisse plutôt guider par son goût de la réflexion et de l’expérimentation, par ses rencontres et ses amitiés. Elle fait ce qu’elle peut, là où elle peut. Avec l’éditeur François Gèze (La Découverte), elle a joué un rôle considérable dans la révélation des crimes commis par les militaires algériens au cours de la « sale guerre ». Avec l’association Africa, elle avait lancé, à la Courneuve, en banlieue parisienne, l’Université populaire de la Cité des 4000...

Une fille aussi phénoménale, on aurait voulu l’enfermer dans un coffre-fort, pour ne pas risquer qu’elle nous soit soufflée par la violence de ce monde qu’elle arpente avec tant d’intrépidité. Il est peu probable qu’elle se serait laissée faire. Mais on tient à réaffirmer que nous, ce regard clairvoyant, les éclats de réalité chatoyants que nous renvoie cette écriture nerveuse et magicienne, on en a besoin. Absolument besoin.

Mona Chollet
Photo : Janine Haidar/AFP

Périphéries, 7 janvier 2005
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