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En avril 1770, en la Chapelle Sixtine de Rome, Wolfgang Amadeus Mozart, âgé de 14 ans, assiste à une exécution du Miserere d’Allegri. Il n’aurait pas pu l’entendre ailleurs : il est interdit, sous peine d’excommunication, de sortir de la chapelle la moindre parcelle de l’œuvre, et encore moins de l’exécuter hors de l’enceinte. Sauf qu’à peine rentré du concert, le jeune Wolfgang, au grand embarras de son père, la jette sur le papier d’un seul trait, de mémoire. Un geste qui fait de lui... un pirate, eh oui.
Cet épisode, Florent Latrive le cite dans Du bon usage de la piraterie, tour d’horizon didactique et documenté des enjeux liés aux mutations actuelles de la propriété intellectuelle. Comme tant d’autres avant et après lui, Wolfgang n’a fait que céder à la pulsion d’appropriation inhérente à la connaissance et aux œuvres de l’esprit, au point de leur être même constitutive. Il n’y a pas de culture sans possibilité de la faire sienne, de la partager, de la commenter collectivement, de s’en inspirer ; et il ne saurait y avoir de création sans ce processus, puisque toute œuvre repose forcément sur ce que Léon Blum appelait déjà « tout l’actif préalable du travail humain ». « Il est vain de tenter de tracer une ligne de démarcation entre la production de connaissances et d’œuvres et leur consommation, écrit Latrive, les deux se mêlent en permanence. »
Parce qu’elle puise toujours dans un patrimoine collectif, l’œuvre, une fois divulguée, a vocation à y retourner. Cela ne signifie pas que son créateur n’a pas de droits sur elle, mais que ces droits sont d’une nature particulière : Latrive juge plus juste de parler d’une « copropriété » entre le créateur, ou le découvreur, et le public. Accorder à l’auteur un droit de propriété absolu sur sa production, ce serait instituer un univers des plus inquiétants : « On imagine ce que cela implique : aucun commentaire de texte, aucune analyse, aucune critique littéraire s’appuyant sur le texte lui-même... un monde à la Big Brother, où les œuvres nous “parleraient” toute la journée, sans que jamais nous puissions en parler. » Un monde où, par exemple, les héritiers d’Einstein pourraient interdire aux chercheurs de s’appuyer sur les travaux de leur aïeul pour explorer l’univers...
Pour prévenir de tels abus et favoriser le progrès des arts et des sciences, le régime de la propriété intellectuelle « s’est constitué comme un équilibre entre le droit des créateurs à bénéficier des fruits de leur travail, et celui de la société à bénéficier de la plus grande circulation des savoirs et de la culture ». Ce droit a toujours été fluctuant : « Un “pirate” n’est défini qu’en fonction des lois en place, variables dans le temps et l’espace. » Le tapage orchestré par les maisons de disques et pitoyablement relayé par les élus ne doit pas faire diversion : tandis que les majors tentent, par leur discours agressif et culpabilisateur, de convaincre le public que, comme le dit Eben Moglen, « pour assurer la survie de la civilisation, il faut terroriser des gamins de douze ans » en les traînant devant les tribunaux, Latrive dénonce ce qui se joue véritablement, c’est-à-dire la mise en coupe réglée de l’accès au savoir et à la culture : « L’équilibre originel est rompu et les titulaires de droits ne cessent d’étendre l’espace qu’ils contrôlent au détriment de la circulation des savoirs, analyse-t-il. La propriété intellectuelle, qui était un moyen au service de la création et de la diffusion des savoirs, est devenue une fin en soi. » Un seul exemple en forme de symbole : aux Etats-Unis, en 1998, Bill Clinton a signé un texte, rebaptisé « loi Mickey », prolongeant de vingt ans la durée du copyright, afin d’apaiser les sueurs froides de Disney à la perspective de voir sa créature-vedette tomber dans le domaine public. La signature en 1994, dans le cadre de l’OMC, des Accords des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce (ADPIC) oblige tous les pays du monde qui n’en tenaient pas compte jusqu’ici (comme l’Inde, qui doit s’y plier depuis le 1er janvier 2005) à accepter les brevets, notamment sur les médicaments. Les ADPIC « harmonisent » toutes les législations en vigueur en matière de propriété intellectuelle - c’est-à-dire qu’ils les durcissent. Latrive attire aussi l’attention sur l’article II-17 du projet de Constitution européenne stipulant que « la propriété intellectuelle est protégée », sans davantage de précisions, ce qui ne contribue pas à nous rendre ce texte plus sympathique...
Aux yeux de certains juristes, le téléchargement de musique est dans tous les cas un acte légal, puisque le droit à la « copie privée » garanti par la loi française, mais aussi le fair use américain (même s’il est plus flou), autorisent la copie « du moment qu’il s’agit de satisfaire son propre appétit de culture ou de connaissance ». C’est la mise à disposition d’œuvres protégées qui est interdite : nuance... Ce qui est sûr, du moins, c’est que le téléchargement de morceaux n’appartenant pas encore au domaine public n’est pas, comme on nous le serine partout, « aussi grave que de voler un disque dans un magasin ». Il ne s’agit pas d’un vol, mais, au pire, d’une copie illégale - car c’est bien l’utilisateur qui paie le support matériel, ordinateur, connexion, CD vierge... Et rien ne dit non plus que, s’il n’avait pas téléchargé le morceau, il aurait acheté le disque.
Il serait simple de mettre en place un mécanisme qui autorise la libre circulation des fichiers musicaux tout en permettant de récupérer de l’argent pour les artistes par d’autres moyens : taxe sur le chiffre d’affaires des fournisseurs d’accès (Latrive plaide de façon convaincante pour cette solution qu’on pourrait critiquer de prime abord), ou sur les exploitations commerciales d’œuvres appartenant au domaine public (faire payer Disney quand il pille Victor Hugo pour Le Bossu de Notre-Dame, par exemple). « L’Internet et les systèmes d’échange P2P menacent le support [le disque] et toute la chaîne commerciale qui l’accompagne, bien plus que les œuvres elles-mêmes », souligne l’auteur. De nombreux mécanismes de financement compensatoire existent déjà : pour la diffusion de musique à la radio ou dans les lieux publics, pour l’utilisation des photocopieurs ou des magnétoscopes... (A l’apparition de ces derniers, en 1982, Jack Valenti, représentant des syndicats hollywoodiens, qui tempête aujourd’hui contre le téléchargement de films, estimait déjà que le magnétoscope était « aux producteurs de films et au public ce que l’étrangleur de Boston est aux femmes seules chez elles » !) Mais l’industrie du disque tente plutôt, à la faveur de la bataille du téléchargement, d’en finir avec le droit à la copie privée. Les verrous technologiques, associés à de nouveaux arsenaux législatifs sur mesure, menacent de lui donner un contrôle inédit sur l’accès à la culture et les usages qui en sont faits, et de la laisser « s’attaquer à la sphère privée, refuge historique des actes gratuits et non-marchands ».
Industries culturelles, laboratoires pharmaceutiques, semenciers, fabricants de logiciels « propriétaires », recherche scientifique transformée en terrain miné par la prolifération des brevets... L’objectif des intégristes de la propriété intellectuelle est d’obtenir l’assimilation pure et simple des biens immatériels à des biens matériels. En 2001, à l’occasion du Midem de Cannes, une poignée de vedettes de la chanson française (Charles Aznavour, Rachid Taha, Mylène Farmer, Pascal Obispo...) avaient signé une lettre ouverte dénonçant les internautes qui téléchargeaient leurs chansons. Et affirmaient benoîtement vouloir défendre leur droit de propriété, « qui n’est pas différent de celui que chaque Français a, par exemple, sur sa maison, sa voiture ou son ordinateur ». Sauf que si, justement. Ça n’a même rien à voir. Un bien privé est dit « excluable » et « rival », explique Latrive : rival, parce que, si votre voisin utilise votre voiture, votre propre usage s’en trouve restreint ; excluable, parce que vous pouvez facilement le mettre sous clé. Les biens immatériels, eux, peuvent se comparer à un phare : « sa lumière profite à tous les bateaux, quel que soit leur nombre (non-rivalité) » ; et on peut difficilement « réserver la lumière aux seuls bateaux ayant payé pour en bénéficier (non-excluabilité) ». Comme l’écrivait Thomas Jefferson, « celui qui reçoit une idée de moi reçoit un savoir sans diminuer le mien ; tout comme celui qui allume sa bougie à la mienne reçoit la lumière sans me plonger dans la pénombre ».
Le numérique permet désormais de décupler l’efficacité de cette circulation. Et l’on voit, de façon surréaliste, les industriels menacés par cette évolution s’acharner à tenter de rétablir une rareté artificielle là où règne une abondance pourtant providentielle pour le public... Latrive établit un parallèle avec Monsanto qui, au Canada, fait signer aux acquéreurs de ses OGM un document par lequel ils s’engagent à ne pas réensemencer l’année suivante, mais à racheter un stock de graines : là aussi, il s’agit d’introduire une rareté artificielle, sauf que c’est la nature qui est considérée comme pirate, et les agriculteurs contrevenants comme des receleurs ! Avec les OGM, c’est aussi le droit des paysans à croiser, sélectionner et adapter aux conditions locales les semences qui est passé à la trappe : ils subissent le sort qu’on voudrait réserver au public des œuvres culturelles, ligotés, réduits au statut de consommateurs passifs. Les malheureux adolescents qui avaient consacré des sites Internet à leur héros Harry Potter et qui, en 2000, ont reçu des lettres comminatoires des avocats de la Warner Bros (laquelle s’apprêtait à adapter au cinéma les aventures du jeune sorcier), en savent quelque chose...
Un fabricant de puces électroniques se fiche des dégâts que son activité cause à l’environnement : il ne voit que les bénéfices qu’il réalise. De même, le marché se fiche de favoriser la circulation de la culture, ou l’émergence d’un savoir fondamental qui, à lui seul, ne rapporte rien. En cela, il se tire une balle dans le pied, puisque, sans cette circulation favorisant des créations nouvelles, sans l’existence d’une recherche scientifique désintéressée permettant ultérieurement des applications lucratives, il n’aura bientôt plus rien à vendre - mais peu lui importe : il ne prend en compte que son intérêt immédiat. Le marché, résume Latrive, ne voit ni les « externalités négatives » des dégâts causés à l’environnement, ni les « externalités positives » de la circulation du savoir. Alors, il va falloir qu’on les voie pour lui. L’auteur plaide pour un renforcement et une valorisation active de la notion de « domaine public » (qui, aujourd’hui, n’est que ce dans quoi l’on « tombe »), conçu comme un « espace élargi de circulation et de coopération des savoirs » ; pour une promotion affirmée du libre accès, « qui n’est pas l’absence de règles » - les licences « libres », qui protègent le libre accès à des logiciels ou des œuvres de tous ordres, s’y emploient. Son livre permet de faire le point sur les forces en présence dans l’une des plus colossales batailles politiques de notre époque : le conflit entre « marché mondial de l’immatériel » et « patrimoine universel des savoirs ».
Une bataille qui promet d’être serrée, car les tenants de la seconde option, fait-il valoir, s’ils font face à un cynisme effrayant et volontiers meurtrier (dans le cas des brevets sur les médicaments anti-sida), ont aussi pour eux un atout de taille : « Les gens ont ce défaut que réprouvent les commerçants de réagir avec leurs convictions ou leur cœur plutôt qu’en obéissant sans rechigner à toute injonction, fût-elle légale. (...) Ils ont simplement la conviction - une conviction parfois mal formulée, parfois très argumentée - qu’il serait absurde de se priver d’un accès aussi ouvert et large à la culture pour se plier aux règles voulues par les seuls titulaires et gestionnaires de copyright. De même, les militants et médecins qui importent illégalement des copies de médicaments sous brevet pour soigner des malades se moquent éperdument de savoir si leur geste est légal ou non : il est vital, c’est tout. »
Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie, Culture libre, sciences ouvertes, Exils, 2004. Le texte intégral est en libre accès en ligne.
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