Périphéries

Carnet
Janvier 2005

Au fil des jours,
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[16/01/05] « Un fantôme de travail »
Résolution, de Pierre Mari

Il a quelque chose de déroutant, au premier abord, ce style tellement classique, à la précision fluide, dans lequel Pierre Mari nous relate les tribulations d’un cadre absolument banal, employé d’une entreprise publique appelée Nexorum, et dont on ne saura jamais au juste quelle est son activité. Perplexe, il assiste à une révolution interne : l’irruption de la perversité poisseuse et sauvage du management, l’enchaînement aux « réalités du marché » accepté avec un mélange de fatalisme et de bellicisme, l’entrée fracassante dans le jeu infernal des fusions-acquisitions...

Il accepte cependant de se plier aux nouvelles règles, et officie au département des Ressources humaines qui a remplacé la « direction du personnel », croyant pouvoir atténuer un peu l’ampleur du traumatisme subi par ses collègues, gérer en douceur les reconversions. Son ami V., trublion aux accents de prophète récemment parti à la retraite, et à qui il rend visite chaque dimanche, tente de le persuader qu’il s’illusionne, que cette boucherie civilisée ne souffre aucune demi-mesure, et qu’il ne pourra jamais rien faire d’autre que « maintenir l’enclave d’humanité où la Mécanique vient chercher son lubrifiant » : « L’idéologie des “ressources humaines” qui règne chez nous parle d’autonomie, d’initiative, d’extension des responsabilités, de valeurs communes, et elle a réussi à faire de ce lexique pieux le point de passage le plus efficace de l’angoisse, de la peur, de la méfiance réciproque. Magnifique opération, quand on fait le bilan : chacun devenant le meilleur exploiteur de lui-même, chacun exigeant de soi ce qu’il n’aurait jamais accepté qu’un autre lui inflige ! » Il croise aussi un médecin du travail qui lui dit : « Vous auriez peine à vous représenter ce que je vois dans mon cabinet : des crises de larmes enfantines, des appels à l’aide, des colères rentrées qui finissent par dévorer la vie. »

Au fil des mois, les situations de plus en plus pénibles auxquelles il va être confronté, les discussions avec ses collègues, et plus largement toute la pantomime de la vie d’entreprise, que Pierre Mari restitue avec finesse et brio, conjuguées avec les diagnostics amicaux et impitoyables de V., vont peu à peu le faire évoluer jusqu’à son ultime « résolution ». Agissant comme un révélateur, tout en avançant l’air de rien, le roman met en évidence l’extraordinaire irréalité du travail contemporain, son statut de pure fiction, de gigantesque bouffonnerie - « des histoires qu’on fait tenir debout à grand renfort d’angoisse », comme dit V. En un mot : le travail tel qu’on l’entend et le vit aujourd’hui est une idéologie ; une idéologie dont les délires n’ont rien à envier à ceux qu’il est si fier d’avoir supplantés. « Quand je pense, s’exclame V., qu’on ridiculise ceux qui, il y a trente ou quarante ans, n’avaient à la bouche que les infrastructures et les superstructures, les forces productives et les rapports de production ! Franchement : vous n’êtes pas plus avancés. Vous l’êtes même moins, parce qu’il restait peut-être, chez les plus inféodés à l’imbécillité du dogme, quelque chose comme un frémissement, un vague espoir de changer le monde. Chez vous, il n’y a plus que du nihilisme actif, qui schématise, qui formalise ce qu’il a renoncé depuis longtemps à comprendre. »

Derrière le personnage de V., qui dit souvent qu’il « n’imagine pas de circonstances où il ne serait pas entièrement lui-même », et qui se distingue, dit son ami, par « cette façon d’offrir une résonance maximale à des questions que tout le monde passe par profits et pertes quotidiens », on reconnaît sans peine la stature de Jean Sur, à qui le roman est dédié. C’est grâce à lui que notre héros trouvera la force de s’arracher à « cette mare trouble qui prend des airs prétentieux d’ordre des choses » : « Se retrouver de plain-pied avec une colère ancienne, lui écrit V., l’attiser, lui offrir les prolongements et les péripéties dont elle a été amputée : c’est ce qui peut arriver de meilleur à chacun d’entre nous. »

Mona Chollet

Pierre Mari, Résolution, Actes Sud.

Résurgences, le site de Jean Sur.
Sur l’univers de pure idéologie que constitue l’entreprise, voir aussi : « Bienvenue en terre brûlée », reportage de Thomas Lemahieu à l’Université d’été du Medef, L’Humanité, 4 septembre 2004.

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Périphéries, 16 janvier 2005
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