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Mai 2005

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[28/05/05] « Une occasion historique d’agir sur les causes structurelles »
Frédéric Lordon dans « Là-bas si j’y suis »

Interview de Frédéric Lordon, économiste, chercheur au CNRS, auteur de Et la Vertu sauva le monde (Raisons d’agir, 2003), entendue dans Là-bas si j’y suis, sur France-Inter, le 27 mai 2005.

Là-bas si j’y suis  : On a le sentiment que les luttes locales n’agissent pas sur les causes. Ça agit en partie sur les conséquences, mais pas sur les causes...

Frédéric Lordon : Le drame, c’est que c’est vrai. Ce n’est pas là que ça se joue. J’essaie de promouvoir une différence entre ce qu’on pourrait appeler la politique principale et la politique secondaire, ou la politique majeure et la politique mineure, ou, je ne sais pas : la grande politique et la politique résiduelle.

LBSJS : Qu’est-ce que c’est, la grande politique ?

F.L. : La grande politique, c’est celle qui fixe les structures principales, macro-économiques, à l’intérieur desquelles le jeu économique et social va se développer. Une fois que ces grandes structures ont été posées, ont été configurées, alors, presque la totalité de la dynamique économique et sociale s’en trouve déterminée.

LBSJS : Quelles sont ces grandes structures ?

F.L. : Première grande structure : la concurrence généralisée, c’est-à-dire la déréglementation des marchés de biens et de services. Deuxième grande structure : la libre circulation des capitaux et la libéralisation financière. Troisième grande structure : la monnaie unique.

Une fois que ceci a été posé, les marges de manœuvre qui restent à la politique sont quasiment risibles, et là on rentre dans le champ de ce que j’appelle la politique résiduelle. D’une certaine manière on pourrait dire que la politique résiduelle et les alternances qui vont avec, ça porte sur la taille de la serpillière qu’on va passer. La grande politique, la politique principale, celle qu’on fait en général hors la vue des citoyens, à l’OMC, avec l’AMI, l’AGCS, et dans la construction européenne, énormément, ces politiques principales, ces grandes contraintes structurelles entraînent des dégâts économiques et sociaux. Ce n’est pas la peine de s’étendre là-dessus, c’est connu de tout le monde. Et la politique secondaire, résiduelle, passe derrière avec le seau et le balai pour éponger des dégâts.

LBSJS : C’est l’infirmerie, un peu ?

F.L. : C’est l’infirmerie. Alors, voilà : UMP petite serpillière, Parti socialiste grande serpillière.

Quant au cas du Parti socialiste, je m’interroge : d’un point de vue méthodologique, en sciences sociales, recourir trop vite aux hypothèses de bêtise n’est pas une bonne chose. En même temps, il ne faut pas complètement les exclure non plus, parce que là, c’est vraiment un cas presque type : on entend à longueur de journée des déclarations, des proclamations sur le désir ardent de lutter contre les inégalités, mais jamais, à aucun moment, on ne s’interroge sur les véritables causes des inégalités. On veut bien lutter contre les inégalités, mais jamais on ne se propose de lutter contre ce qui produit et reproduit sans cesse ces inégalités.

LBSJS : Et vous voyez dans le traité constitutionnel, dans le mode de construction de l’Europe, l’une des causes de ces inégalités ?

F.L. : Je les y vois toutes, parce que ces grandes contraintes structurelles, celles qui sont l’objet de la politique majeure et que j’ai rappelées tout à l’heure, elles sont toutes explicitement mentionnées dans le traité : déréglementation concurrentielle, libéralisation financière, monnaie unique. C’est une triple tenaille. Toutes ces grandes contraintes structurelles, elles sont répétées, affirmées et gravées dans le marbre du traité constitutionnel. Et alors, c’est ça qui est un petit peu dramatique parce qu’il faut faire le lien entre ces choses qui sont très très lointaines et très très abstraites, qui font l’objet de discussions pour macro-économistes, d’une part, et le vécu des salariés, sur leur terrain d’entreprise, c’est-à-dire au niveau de leur plan social, etc.

LBSJS : Mais alors, comment agir sur ces contraintes structurelles ?

F.L. : Ah, mais alors là, c’est là que c’est formidable, c’est que l’histoire ne nous ouvre pas souvent des fenêtres. Elle ne nous sert pas souvent des opportunités. Or, nous avons, miracle, miracolo !, un débat référendaire qui, précisément, met en question ces grandes structures, et ceci pour la première fois depuis qu’elles ont été installées, depuis vingt ans que nous vivons sous le régime de ces nouvelles contraintes. Nous avons l’occasion de nous prononcer sur cette question, et pour la première fois le débat roule sur les vraies questions, les vraies questions de structures. On ne parle que de ça : on ne parle que de la banque centrale indépendante, on ne parle que des contraintes liées à la monnaie unique, on ne parle que des contraintes liées à la déréglementation. Donc, ce n’est pas comme en 2002 où la question sociale et économique s’était trouvée défigurée sous l’espèce de débat à la con sur « l’insécurité », « l’immigration », « les sauvageons », etc. On revient à la véritable question ! Alors là, attendez : c’est une occasion en or de se prononcer. Si, comme je l’ai dit tout à l’heure, les vrais enjeux se situent au niveau de ces grandes contraintes, alors là, il faut saisir l’occasion de ce référendum : il faut y aller. Un débat de cette nature ne reviendra pas avant deux décennies. Je pense que c’est un scrutin à caractère historique que nous vivons. Parce que nous avons de nouveau droit à la parole pour poser les questions de la politique majeure, principale, et on sort de la politique résiduelle. Donc, il faut se précipiter.

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Périphéries, 28 mai 2005
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