Périphéries

Traité d’athéologie, de Michel Onfray
La mystique sauvage, de Michel Hulin

Le « sentiment océanique » à l’assaut du rationalisme

Un livre qui se propose de nous délivrer de l’asservissement aux doctrines religieuses, avec ce qu’elles supposent de soumission à des dogmes figés, de haine de la pensée, de la liberté et de la vie sensuelle, ça ne peut être que bienvenu - même si on s’agace de retrouver dans le Traité d’athéologie de Michel Onfray, énorme succès de librairie de ces dernières semaines, tous les préjugés bellicistes sur l’islam qui flottent dans l’air du temps : on aurait attendu autre chose d’un philosophe prônant le refus des vérités toutes faites. Le livre déçoit aussi par la faiblesse de l’alternative qu’il propose : aux religions, Onfray n’a à opposer que la « tradition rationaliste occidentale », qui, sous sa plume, ne semble souffrir aucune critique. Or on voit mal comment celle-ci pourrait, ainsi qu’il le prétend, venir à bout du nihilisme qui caractérise notre époque. Les affinités profondes de l’ultrarationalisme et du nihilisme, c’est justement ce que démontre Michel Hulin dans La mystique sauvage (1993). Cet autre philosophe, spécialiste de l’Inde à la Sorbonne, y traite de ce qu’il appelle les « extases laïques » : ce sentiment de l’infini qui saisit parfois les sujets les moins portés sur le fait religieux. C’est ce que l’écrivain Romain Rolland, dans sa correspondance avec Freud, appelait le « sentiment océanique » : un phénomène qui embarrassait considérablement le maître de la psychanalyse. Et si l’expérience des « mystiques sauvages » permettait d’échapper à la fois au rationalisme désenchanté et à la religiosité destructrice ?

On a toutes les raisons, par les temps qui courent, de se méfier d’un Traité d’athéologie : on a trop vu, récemment, de ces peurs de l’autre viscérales travesties en postures philosophiques ; on a trop vu de ces auteurs à qui la critique des religions, ou des intégrismes, ne sert que de prétexte pour loucher avec insistance du côté de l’islam, alimentant une suspicion à forts relents racistes envers tous ceux dont il est la tradition religieuse de référence. A l’évidence, ce n’est pas le cas de Michel Onfray, que l’on sent, à le lire, aussi sincèrement remonté contre tous les dogmes religieux - il n’est pas certain, en revanche, que son fulgurant succès de librairie n’ait que des motifs honorables.

On regrette seulement de retrouver sous sa plume quelques affirmations discutables devenues des lieux communs depuis trois ans et demi : il écrit par exemple que l’islam est « fondamentalement incompatible avec les sociétés issues des Lumières », alors qu’il explique lui-même en long et en large, par ailleurs, combien les « sociétés issues des Lumières » restent profondément imprégnées de christianisme. « Le musulman n’est pas fraternel, écrit-il dans un style un brin déplaisant : frère du coreligionnaire, oui, mais pas des autres, tenus pour rien, quantités négligeables ou détestables. » Or, à d’autres endroits du livre, il formule exactement la même critique, d’ailleurs tout à fait pertinente, à l’égard du judaïsme et du christianisme : dans chaque religion, les commandements vertueux (« tu ne tueras point ») semblent devoir être compris implicitement comme n’ayant de valeur qu’au sein même de la communauté, et ne jamais concerner ceux qui pratiquent un culte différent. C’est ce « deux poids, deux mesures » que les « sociétés issues des Lumières », justement, tout en proclamant l’idéal d’universalité, ont été incapables de dépasser dans les faits, continuant de dominer d’autres peuples sous prétexte de leur prétendue infériorité raciale, puis culturelle - et aujourd’hui, à nouveau, religieuse.

Au passage, Michel Onfray attribue aussi les attentats-suicides palestiniens au désir d’accéder au paradis promis par le Coran, oubliant que ceux qui les commettent, même s’ils habillent leur acte d’un discours religieux, sont sans doute au moins autant expulsés de ce bas monde par les conditions de vie qu’ils y subissent qu’attirés par les charmes d’un au-delà idyllique. Il reproduit ainsi l’effacement de l’histoire et de la politique qui biaise désormais notre lecture du monde, faisant de la religion un sésame d’explication unique et universel, comme flottant dans l’abstraction. Il reprend à son compte la thèse huntingtonienne d’un affrontement des civilisations judéo-chrétienne et musulmane - même si c’est pour les renvoyer dos à dos. On peut le déplorer de la part d’un auteur qui vante les vertus du libre examen philosophique et du refus des vérités imposées, et qui, en général, les met lui-même en pratique avec talent.

En suivant sans lui le fil de sa réflexion, on pourrait même émettre l’hypothèse que si les religions sont sources de problèmes, aujourd’hui, la faute en incombe surtout au monde judéo-chrétien. C’est ce dernier qui, sans doute parce que les conditions historiques le lui autorisent, perpétue ce « deux poids, deux mesures » monothéiste que la laïcisation a été impuissante à abattre : l’occupation de la Palestine s’est faite au départ dans une sorte d’aveuglement quant à la présence de non-juifs sur cette terre (« une terre sans peuple pour un peuple sans terre »), et s’est poursuivie dans le déni de leur légitimité ; la mondialisation met en place un jeu de dupes généralisé dans lequel les cultures non-occidentales se voient à la fois dévastées économiquement et sommées d’uniformiser leurs modes de vie et de pensée. Dans ce contexte, l’intégrisme musulman, sur lequel on se focalise tant, apparaît comme « second » : de nature essentiellement réactive, il sert à habiller une réplique aux situations d’oppression politique et de violence culturelle créées par un impérialisme occidental que ses protagonistes n’identifient même pas. Cela ne signifie pas qu’il soit inoffensif, ni qu’il inspire la moindre sympathie ; mais est-ce qu’on ne se donnerait pas de meilleures chances de venir à bout du fléau religieux en cernant précisément les endroits où il prend sa source ?

Vouloir parler de religion sans parler de politique, c’est se condamner à reproduire de fausses symétries ravageuses. Onfray peut ainsi déclarer dans un entretien au Point (10 février 2005) : « Quand une religion appelle au meurtre des autres qualifiés d’infidèles - christianisme d’hier et islam d’aujourd’hui, par exemple -, elle est politiquement plus dangereuse que quand elle se donne comme but la construction d’une religion nationale sur la terre dite des ancêtres - judaïsme d’hier et d’aujourd’hui. » Faut-il en conclure que si, en Israël, la « construction d’une religion nationale sur la terre dite des ancêtres » pose problème, la faute en revient à ceux qui s’y opposent sous le prétexte négligeable qu’ils vivaient là depuis des générations ? Un athée qui justifie aussi facilement l’utilisation d’un livre saint comme d’un cadastre, c’est quand même un brin surprenant...

Eradiquer la « fonction fabulatrice » ?

Mais il est surtout dommage que Michel Onfray consacre l’essentiel de son essai à fustiger les religions (ce en quoi il risque de ne faire que prêcher des convertis, si l’on ose dire), au lieu de développer et de préciser davantage la vision du monde qu’il leur juge préférable. Et celle-ci, telle qu’il la présente, est un peu courte. A la croyance obscurantiste, il se contente d’opposer la « tradition rationaliste occidentale » : la raison, la science, la culture... Il manifeste même un rationalisme exacerbé : il fustige par exemple la pratique religieuse des « exercices de mémoire », de la récitation et de la répétition, parce que, écrit-il, « psalmodier, réciter, répéter n’est pas penser ». Evidemment que l’exercice de la pensée critique est une absolue nécessité ; mais doit-on pour autant ne faire que penser ? La récitation et la répétition sont critiquables lorsqu’elles servent à l’endoctrinement religieux, mais, en elles-mêmes, elles sont loin d’être dénuées de sens : elles permettent de s’approprier un texte admiré, de se l’incorporer, de s’en imprégner, de savourer ses sonorités ; elles relèvent autant de l’univers musical que du domaine intellectuel. Elles ne font pas obstacle à la compréhension du sens, mais, au contraire, le soulignent et le renforcent - l’étude des sonorités d’un texte, et de ce qu’elles « disent » de plus à notre inconscient, ne fait-elle pas partie intégrante de l’analyse littéraire ?

Les termes dont il se sert de façon récurrente pour qualifier les textes religieux laissent également perplexe : « fictions fabriquées », « fables », « mythes », « arrière-mondes », « histoires pour enfants »..., représentent apparemment à ses yeux les pires des abominations, alors qu’aux oreilles de beaucoup de gens, il est vraisemblable qu’elles ont des résonances plutôt agréables. Il propose aussi d’avoir recours à la psychanalyse afin d’« envisager les mécanismes de la fonction fabulatrice », et affirme la nécessité urgente d’« empêcher l’errance mentale et la coupure avec le seul et vrai monde ». Du coup, on s’interroge : quel est le rapport de Michel Onfray avec la fiction ? Ne lui arrive-t-il jamais de faire appel à sa propre « fonction fabulatrice », et de s’évader du « seul et vrai monde » pour s’adonner à l’« errance mentale » en lisant un roman ou en regardant un film ? Bien sûr, les films et les romans, contrairement aux textes religieux, n’affichent aucune prétention à être reçus comme des vérités littérales. Mais ils nécessitent tout de même, pour être appréciés, que le lecteur ou le spectateur y croie un minimum. Et il est difficile de contrôler, de brider cette capacité à « croire », à se projeter dans d’autres univers : en témoigne une longue méfiance (en particulier des autorités religieuses...) vis-à-vis des effets néfastes supposés de la lecture, ou encore, de plus fraîche date, vis-à-vis des jeux de rôles. C’est pourquoi on reste sceptique quand, interrogé dans un entretien (Télérama, 9 mars 2005) sur cette faille de son livre, il lance : « Je ne suis pas contre les mythes, je suis contre le fait qu’on y croie. » Mais si on n’y croyait pas du tout, on ne les inventerait sans doute pas... Il ajoute : « Créons des mythes parce qu’ils sont fédérateurs, fabriquons des fables, mais surtout n’y croyons pas ! » Outre que le programme semble difficilement tenable, n’est-il pas un peu réducteur et condescendant de considérer que la seule utilité des mythes est leur rôle « fédérateur » ? On peut aussi penser, avec l’écrivain et critique littéraire italien Pietro Citati, que « nous avons besoin des mythes pour rester des hommes », tant individuellement que collectivement ; que c’est « en transformant les instincts, les pulsions de notre moi en personnages d’une comédie symbolique que nous pouvons atteindre l’entière vérité sur nous-mêmes » (entretien de Citati à Télérama, 10 février 1999).

Pourfendant le mythe d’Adam et Eve, Onfray, dans son livre, raille avec une sorte de naïveté : « Tous les serpents parlent, c’est bien connu... », comme si toute incursion hors du domaine de la froide logique lui était inconcevable. Pourtant, personne, aujourd’hui, pas même l’immense majorité des croyants, ne prend au pied de la lettre cette histoire de serpent qui parle : on la reçoit comme un mythe, doté d’une certaine fonction, riche de sens, susceptible de recevoir une foule d’interprétations différentes, détenteur de certains renseignements sur la formation de notre mentalité et de notre vision du monde - une mentalité et une vision du monde que certains revendiquent, tandis que d’autres les critiquent. Peut-on imaginer une humanité sans mythes ? Si Michel Onfray prétend venir à bout de la « fonction fabulatrice » chez l’être humain, on lui souhaite bonne chance...

C’est cette impression qui domine tout au long de la lecture : dans sa critique des religions, il se comporte comme un médecin qui amputerait le bras de son malade pour lui soigner une blessure à la main. La vision qu’il esquisse d’un monde entièrement peuplé de philosophes raisonneurs n’est ni très convaincante, ni très enviable. On ne peut qu’acquiescer à son idéal de connaissance, mais la vision idyllique qu’il donne de la science moderne, la foi candide dans un « progrès » vertueux et sans tache dont elle témoigne, laissent pantois. Comment nier qu’en laissant libre cours à son fantasme de toute-puissance et de maîtrise absolue de la nature, l’homme moderne joue à l’apprenti sorcier, et cause des dégâts incalculables ? Comment nier les ravages de la réification du monde, de sa réduction à une série d’utilitaires inertes considérés le plus souvent comme autant de sources de profit ?

Renforcer le nihilisme
en prétendant lui faire échec

Onfray prend acte, pour le déplorer, du « nihilisme » qui caractérise notre époque, de sa « passion pour le néant », de son « culte du rien » - bref, de la « négativité contemporaine ». Il l’attribue à l’influence encore trop faible d’un athéisme assumé : « L’athéisme seul rend possible la sortie du nihilisme. » Or, il est peu probable que la vision du monde alternative qu’il esquisse - le rationalisme comme unique mode d’appréhension des choses, l’acceptation de la « cruauté du réel qui contraint à supporter l’évidence tragique du monde » - soit à même de contrer le nihilisme. On ne peut s’empêcher d’y entendre un écho du « n’est que » systématique, réducteur et désabusé, par lequel Nancy Huston, dans Professeurs de désespoir, définit la posture existentielle des nihilistes, justement. Il a raison de s’inquiéter de la « montée de l’irrationnel » que l’on constate aujourd’hui, mais on peut se demander si celle-ci ne relève pas largement d’une réponse confuse et maladroite à ce que les gens pressentent d’insuffisance dans le « n’est que » ultrarationaliste et nihiliste - et si, du coup, les remèdes de cheval qu’il lui propose ne seraient pas plutôt de nature à aggraver le mal. Pourtant, il mentionne lui-même des penseurs ayant esquissé des théories qui semblent plus justes et plus intéressantes que son cartésianisme caricatural : c’est le cas de Giordano Bruno, dominicain brûlé par l’Inquisition en 1600 pour avoir affirmé « la coextensivité de Dieu et du monde ». Pour Giordano Bruno, « la divinité existe, mais elle compose avec la matière, elle en est le mystère résolu ». Cette hypothèse de l’« immanence » - sur laquelle, aujourd’hui, les militants altermondialistes américains emmenés par Starhawk font reposer leur lutte - permet d’affirmer avec Onfray que « le réel, la matière et le monde épuisent la totalité » ; elle permet de partager sa « conjuration de toute transcendance » et son idéal de connaissance, mais en gardant à l’esprit le fond de mystère qui imprègne la matière, dont on ne viendra probablement jamais à bout (ce ne sont pas des religieux qui le disent, mais des physiciens), et qui commande un minimum de précaution et d’humilité dans les manipulations qu’on en fait. Lui-même, dans l’entretien à Télérama cité précédemment, affirme que l’athéisme est « simplement une vision immanente du monde ». Mais il ne le précise nulle part dans son livre (si on a bien lu, du moins), ce qui est quand même dommage ; d’autant que les présupposés implicites qu’on y trouve semblent plutôt incompatibles avec cette adhésion déclarée à l’immanence.

Les limites de
l’interprétation psychanalytique

Le principal instrument dont se sert Michel Onfray pour dézinguer les religions, c’est la psychanalyse : « pulsion de mort », « névrose obsessionnelle », « psychose hallucinatoire »... Souvent, l’explication est peu satisfaisante : que le rigorisme puritain de Saint-Paul de Tarse s’explique par le fait qu’il était petit, moche et impuissant, peut-être ; mais cela ne nous dit pas comment ce petit bonhomme sans pouvoir a pu convertir au christianisme une bonne partie du monde méditerranéen (« deux millénaires de punitions infligées aux femmes uniquement pour expier la névrose d’un avorton ! » se lamente Michel Onfray) : il fallait pour le moins que sa « névrose » rencontre un certain écho chez ses contemporains, sans quoi ces derniers n’auraient eu aucun mal à se débarrasser de l’emmerdeur en lui administrant soit un solide cocktail d’aphrodisiaques, soit un bon coup de pied au cul.

Il n’est pas question de le contester : la théorie psychanalytique, en aidant le sujet à comprendre ce qui l’empêche de vivre, représente une délivrance et une émancipation providentielles (diffusé sur Arte en 2004, le téléfilm de Benoît Jacquot Princesse Marie, avec Catherine Deneuve dans le rôle de Marie Bonaparte, disciple et amie de Freud, en faisait encore la superbe démonstration). Mais elle n’en est pas moins tributaire elle aussi d’une certaine vision du monde, qui peut parfois lui imposer des limites et nécessiter une certaine vigilance dans son maniement. Parmi les « formatages devenus invisibles mais prégnants » que nous subissons, et que pointe Michel Onfray, il n’y a pas que ceux hérités directement du christianisme ! Il existe peut-être aussi un seuil au-delà duquel la psychanalyse peut se révéler réductrice, et se rapprocher grandement du « n’est que » nihiliste.

C’est ce que mettent en lumière les chapitres passionnants que Michel Hulin, dans La mystique sauvage, consacre à la correspondance de Freud avec l’écrivain français Romain Rolland (Prix Nobel de littérature en 1916). L’échange s’établit en 1923, à l’initiative du premier, qui assure le second de sa vive admiration ; ce qui, remarque Hulin, a de quoi surprendre : Romain Rolland est un idéaliste, un théoricien de l’amour universel, très porté sur les utopies politiques et religieuses, alors que Freud, comme il l’écrit lui-même dans une lettre à son ami, considère qu’il a « passé une très grande partie de sa vie à travailler à la destruction de ses propres illusions et de celles de l’humanité ». Hulin estime que l’œuvre freudienne, si elle postule au premier abord un équilibre entre « pulsion de mort » et « principe de plaisir », donne en même temps la primauté à l’inorganique, à l’inerte, considéré comme plus « stable », sur le vivant et l’organique ; elle repose « sur une intuition fondamentalement matérialiste et réductrice », qui l’oblige à conclure « que le principe de plaisir lui-même est au service de la pulsion de mort ». Et c’est la conscience de cette insuffisance, la quête d’un moyen de rétablir l’équilibre entre Eros et Thanatos, qui auraient poussé Freud à rechercher l’amitié d’un Romain Rolland perçu comme « l’antithèse de son propre scepticisme désillusionné », comme « un porteur d’illusions, mais d’illusions bénéfiques ».

Freud :
« La mystique m’est aussi fermée
que la musique
 »

Un phénomène va cristalliser les différences de vues entre les deux hommes : dans l’une de ses lettres, Rolland demande à Freud comment il analyserait ce qu’il appelle le « sentiment océanique », cette sensation de l’infini, hors de toute croyance religieuse structurée, qu’il dit éprouver fréquemment, et qui reste inconnue au maître de la psychanalyse - de même, d’ailleurs, que la musique le laisse de marbre. « Combien me sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez ! La mystique m’est aussi fermée que la musique », écrit-il à Romain Rolland, qui répondra : « Je puis à peine penser que la mystique et la musique vous soient étrangères... je crois plutôt que vous vous en méfiez, pour l’intégrité de la raison critique dont vous maniez l’instrument. » En lui jetant entre les pattes le « sentiment océanique », il a mis Freud dans un embarras dont celui-ci ne réussira jamais vraiment à se dépêtrer, comme le montre Michel Hulin. Il essaiera de l’assimiler à un retour à la quiétude intra-utérine, sans convaincre son ami, qui fera valoir que le « sentiment océanique » est aussi « une expansion illimitée, positive, consciente d’elle-même » (c’est Hulin qui résume) et qu’elle s’accompagne « d’un bien-être souverain irréductible à une quiétude infantile ». Pire, Rolland contre-attaque en retournant contre son ami ses armes de prédilection : « Vous, docteurs de l’Inconscient, au lieu de vous faire, pour mieux le posséder, citoyens de cet empire illimité, vous n’y entrez jamais qu’en étrangers, imbus d’une idée préconçue de la supériorité de la partie dont vous venez... La méfiance que manifestent certains maîtres de la psychanalyse pour le libre jeu naturel de l’esprit, qui jouit de sa propre possession, traduit, à leur insu, une sorte d’ascétisme et de renoncement religieux à rebours. »

S’il y a une sortie possible du nihilisme, c’est chez Michel Hulin, bien davantage que chez Michel Onfray, qu’on a le sentiment de l’entrevoir. Dans La mystique sauvage, ce normalien, professeur de philosophie indienne et comparée à la Sorbonne, recense et commente les innombrables récits d’« extases laïques » - assimilables au « sentiment océanique » de Romain Rolland - qu’ont laissés dans la littérature (autobiographique ou spécialisée) ceux qui les ont vécues. Les larges extraits qu’il en cite rendent d’ailleurs la lecture de son livre assez euphorisante. Le phénomène peut sublimer les paysages les plus banals, comme cette arrière-cour d’un immeuble décrépit que contemple un intellectuel américain dans les années cinquante : « Soudain, chaque objet dans mon champ de vision se mit à assumer une forme d’existence d’une curieuse intensité. En fait, toutes choses se présentaient munies d’un “dedans”, semblaient exister sur le même mode que moi-même, avec une intériorité propre, une sorte de vie individuelle. Et, vues sous cet aspect, elles paraissaient toutes extraordinairement belles. Il y avait là, dans la cour, un chat, qui, la tête levée, suivait nonchalamment le vol d’une guêpe qui se mouvait, sans vraiment se mouvoir, juste au-dessus de lui. Une même tension vitale animait le chat, la guêpe, les bouteilles cassées... toutes choses rougeoyaient d’un éclat qui émanait de l’intérieur d’elles-mêmes. »

L’écrivain J.C. Powys évoque, lui, devant un paysage de crépuscule à la nuit tombante, « une satisfaction mystérieuse que semble dégager l’être intime de vieux poteaux, de vieux tas de pierres, de vieilles meules coiffées de chaume. Elles jaillissent, ces sensations, de la blancheur mate des routes qui va s’effaçant dans le crépuscule et aussi des fossés, des mares solitaires, des arbres isolés, de moulins à vent qui se découpent sur le ciel ». Et Hugo von Hofmansthal, dans la Lettre de Lord Chandos, en 1901 : « Lorsque l’autre soir, sous un noyer, je trouve un arrosoir à moitié plein, oublié là par quelque jardinier, avec son eau assombrie par l’ombre de l’arbre et sillonnée d’un bord à l’autre par un insecte aquatique, tout cet assemblage de choses insignifiantes me communique si fort la présence de l’infini qu’un frisson sacré me parcourt de la racine des cheveux à la base des talons, au point que je voudrais éclater en paroles dont je sais que, si je les trouvais, elles terrasseraient ces Chérubins auxquels je ne crois pas ! »

Si ces moments surgissent toujours par surprise, leurs protagonistes y ont été préparés par des conditions particulières : solitude, convalescence, période de doute ou d’angoisse, perte des repères habituels de leur quotidien... Concernant l’expérience elle-même, Hulin relève des caractéristiques communes récurrentes, qu’il résume ainsi, entre tous les témoignages : « Soudaineté, dépaysement radical, sensation d’être soustrait au cours normal du temps, certitude intuitive d’être entré en contact avec un Réel d’ordinaire caché, joie surabondante, sérénité, émerveillement. » Pour la théorie freudienne, ce sentiment, « d’essence régressive », s’assimile à une recherche de consolation : le sujet s’imagine que lui-même et le monde ne font qu’un, afin de se persuader que ce dernier ne saurait représenter une menace. Hulin objecte pourtant qu’aucun de ces récits ne parle d’une « confusion », mais plutôt de la révélation d’une interrelation profonde : « Un rapport mystérieux se révélait entre ces choses et moi », écrit par exemple J.C. Powys, tandis que le héros de Hofmansthal dit avoir perçu « une harmonie entre moi et l’univers entier ». On assiste à une intensification de la conscience de soi et de la présence aux choses, et non à leur effacement, établit Michel Hulin : « Bien plus qu’une mythique confusion entre le Moi et le non-Moi, c’est le sentiment d’une co-appartenance essentielle entre moi-même et l’univers ambiant qui se dégage. »

Un « afflux de félicité »
impossible à réduire
ou à expliquer

Mais ce qui pose surtout problème à ceux qui tentent de démystifier le « sentiment océanique », c’est ce surgissement, unanimement décrit, d’une « joie brute, massive, suffocante, indicible », cet « afflux de félicité en dehors de tout succès extérieur, social ou autre, en dehors même de toute découverte ou compréhension intellectuelle particulière ». Freud la renvoie au « narcissisme primaire » de la petite enfance, ce qui, remarque Hulin, ne fait que déplacer le problème : d’où vient ce plaisir qui submerge le nourrisson ? C’est là une interprétation qui « présuppose ce qu’elle a la charge d’expliquer ». Il souligne les difficultés de Freud - qu’il juge prisonnier d’une « conception mécaniste et réductrice du fonctionnement de la psyché » - à concevoir « l’idée d’une joie fondamentale, non réactive, non événementielle », qui ne soit pas d’une manière ou d’une autre la résolution d’une tension psychique. Cette incapacité, on la retrouve, portée à un degré presque comique, dans les observations qu’a laissées un autre médecin, Pierre Janet, au sujet d’une malade internée dans son service, à la Salpêtrière, au début du XXe siècle. Sujette à de fréquentes crises mystiques, cette femme manifeste alors une béatitude qui fait écrire à son médecin qu’il s’agit là d’une joie « incorrecte » ou « erronée », et même d’un fâcheux « gaspillage de forces » : il voit ces extases, résume Hulin, comme « des fêtes splendides que la pauvre malade se donne à elle-même alors qu’elle n’a en fait aucun succès particulier à célébrer ». Or, peut-on dire qu’une joie est « juste » ou « fausse » ? Elle est, point ! Mais le médecin, ajoute-t-il, « n’accorde d’attention réelle qu’à l’affectivité en mouvement, celle qui prépare l’action, l’accompagne, la module et la relance sans cesse en direction de nouveaux objets » ; à ses yeux, « l’élaboration de la conduite humaine dans la durée l’emporte en intérêt et en valeur sur la jouissance confinée dans l’instant ».

Michel Hulin conteste évidemment cette vision des choses. A ses yeux, l’affectivité ne se greffe pas sur le rationnel : elle le précède. A la racine de toute discipline intellectuelle, fait-il valoir, même la plus carrée, la plus rigoureuse, il y a une préférence affective - ne serait-ce que celle qui nous fait préférer « l’ordonné au chaotique, le clair au confus, le complet à l’incomplet, le cohérent au contradictoire ». Il précise : « Plus profondément, l’affectivité, avec son inévitable dimension de partialité, est au cœur même de l’acte de comprendre, en ce sens qu’une conscience parfaitement neutre et inaccessible à toute considération de valeurs se bornerait à laisser les choses dans l’état où elles se présentent à nous. » Et il conclut : « C’est sur le sol mouvant de la préférence affective que repose l’édifice entier de nos constructions théoriques dans toutes les provinces du savoir. » Or, si l’affectivité est première, cela signifie que certaines vérités ne peuvent être démontrées, mais seulement révélées.

La vie humaine,
une alternance de « refus crispés »
et d’« approbations bruyantes »

Ce que retirent de leur expérience nos « mystiques laïques », c’est à la fois la sensation d’avoir entraperçu l’ordre caché du monde, « l’essence de la Réalité », et une identification « du Bien et du Réel » - d’où décollage extatique. Comment, alors, par là-dessus, se débrouiller avec l’existence du mal ? « Dans sa langue qui se passe de mots, la joie se prononce sur l’Etre puisqu’elle affirme sa réciprocité avec le Bien, écrit Michel Hulin. Négativement, cela implique qu’elle n’est en aucune manière prête à faire sa place au mal, à la souffrance, fût-ce à titre d’antagoniste. Pourtant la souffrance existe et impose sa présence. La joie doit souffrir la présence de la souffrance à ses côtés, doit endurer cette limitation et négation d’elle-même. (...) C’est ainsi qu’unipolaire en droit elle devient bipolaire en fait. »

Ce coup de force de la souffrance, explique-t-il, est dû au fait que l’être humain, en tant qu’organisme vivant luttant pour sa propre conservation, est sans cesse en train d’interpréter son environnement en termes de bienfaits et de dangers, d’agréments et de désagréments. C’est cela qui le projette dans la durée : un être qui resterait complètement indifférent à ce qui l’environne, qui ne se laisserait affecter par rien, ne vivrait plus dans le temps. C’est cela aussi qui rend possible l’existence du mal : même si on ne l’éprouve que fugitivement, le plaisir, dans son essence, est au contraire toujours quelque chose qui nous soustrait au passage du temps. Le surgissement de la vision mystique correspondrait alors à un moment où, pour toutes sortes de raisons, l’être humain abaisse sa garde, et cesse d’interpréter son environnement en termes de favorable/défavorable ; l’épisode mystique « fait s’évanouir toutes les significations inscrites dans le paysage, tous les repères existentiels et tous les rôles préfabriqués » ; il « délivre le regard de ses œillères pragmatiques ».

A la lumière de ces hypothèses, Michel Hulin interprète le comportement des ascètes comme une tentative de retrouver l’extase mystique, qu’ils ont auparavant connue fugitivement, en se forçant à ne plus opérer ce tri - inconscient, le plus souvent - entre ce qui favorise leur propre conservation et ce qui la menace, à ne plus alterner sans cesse le « refus crispé » et l’« approbation bruyante ». En se privant de ce que leur corps réclame pour subsister et s’épanouir (eau, nourriture, vêtements, plaisir sexuel...) et en se forçant à aller au-devant de ce qui, de prime abord, les rebute (ils se roulent nus dans la neige en hiver, s’obligent à rester assis près d’un feu en plein été...), ils s’efforceraient de retrouver cette forme de joie particulière qui se nourrit du « déclin de la pertinence du clivage naturel entre agréable et désagréable », de la « déliaison totale des forces dont la synergie maintenait en place le moi ». Le masochisme des pratiques ascétiques ne serait donc qu’apparent : elles viseraient en fait une forme de gratification supérieure...

Accepter les règles du jeu

Et voilà qu’à ce stade de la démonstration de Michel Hulin, malgré la distance qu’il garde vis-à-vis du bien-fondé ou non de ces pratiques, on se sent à nouveau totalement solidaire de Michel Onfray lorsque celui-ci proclame l’absolue dignité de l’existence terrestre, si fragile et imparfaite soit-elle, et la légitimité des pulsions que bafouent les pratiques ascétiques. Quelles que soient les nobles visées théoriques de l’ascétisme, il revient dans les faits à considérer que, comme le déplore Onfray, « le corps est une punition, la terre une vallée de larmes, la vie une catastrophe, le plaisir un péché, les femmes une malédiction, l’intelligence une présomption, la volupté une damnation ». Si les ascètes veulent réellement en finir avec la servitude que représente, à leurs yeux, la nécessité de maintenir aussi longtemps que possible l’unité du moi, ne devraient-ils pas, pour être cohérents, en venir au suicide pur et simple ? Tant qu’ils sont vivants, ne sont-ils pas forcément encore dans cette quête de gratifications à laquelle ils prétendent échapper, mais qu’ils ont simplement pervertie ?

Pourquoi ceux qui éprouvent de temps à autre le « sentiment océanique » ne se contenteraient-ils pas de ces brefs aperçus d’autre chose, et ne continueraient-ils pas, le reste du temps, à mener sereinement, et le mieux possible, leur vie ordinaire ? Michel Hulin précise bien, de toute façon, que les extases mystiques ne se commandent pas, « ne se donnent comme la récompense d’aucun effort particulier », mais sont caractérisées par une « pure gratuité »... Les ascètes, en voulant à tout prix leur forcer la main, ne se montrent-ils pas puérils et capricieux ? Le combat que mène le vivant individuel pour se maintenir lui-même le plus longtemps possible, écrit Michel Hulin, est un « combat perdu d’avance contre l’ordre du monde » ; certes. Mais pourquoi ne pas accepter les règles du jeu ? Pourquoi ne pas admettre qu’il en vaut la chandelle ? Ce mépris à l’égard des péripéties dérisoires survenant entre le berceau et la tombe est un trait commun aux religieux et aux nihilistes, comme si ces derniers, tout en faisant profession d’athéisme, avaient reproduit sous une autre forme le renoncement et le puritanisme religieux - c’est encore Nancy Huston qui le pointe dans Professeurs de désespoir.

Et puis, il reste aux hommes un moyen de rester en contact avec cet « autre chose » dont ils ont parfois l’intuition. Ce moyen, à en croire Pietro Citati, ce sont... les mythes - ces mythes dont se méfie tant Michel Onfray. Les mythes, déclare Citati, sont « l’ultime reflet » d’une lumière cachée, « une sorte de souvenir-réflexe, de magique mémoire intuitive ». Cela expliquerait pourquoi les écrivains, et tous ceux qui prennent en charge l’élaboration fictionnelle, sont à ce point exténués par leur tâche, qui consiste à assumer à la fois les limites parfois rageantes de l’existence humaine et l’intuition déstabilisante de tout ce qui la dépasse ; à assumer, en résumé, ce tiraillement des extrêmes, ce mélange hétérogène, impur, qui fait la condition humaine, et devant lequel les religions, refusant l’évidence, n’ont jamais voulu s’incliner.

Mona Chollet

Michel Onfray, Traité d’athéologie, Grasset, 2005.
Michel Hulin, La mystique sauvage, Presses universitaires de France, 1993.

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Périphéries, mars 2005
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