En 1974, avec Parole de femme, le féminisme faisait un pas de côté. Annie Leclerc s’y préoccupait davantage de revaloriser tout ce qui s’attache traditionnellement au féminin, et qui lui semblait précieux non seulement pour les femmes mais pour la société tout entière, que de s’emparer des prérogatives des hommes. Détestant les machos, elle revendiquait certes la liberté d’avoir accès, autant qu’un homme, à tout ce qui compte - la pensée, par exemple : elle est enseignante de philosophie. Mais elle se méfiait des bouffonneries vaines du carriérisme et du pouvoir, auxquelles elle préférait les joies obscures du quotidien. Récemment réédité, ce coup d’éclat d’une femme « entichée de vie » est plus que jamais d’actualité, au moment où le travail suscite des souffrances de plus en plus grandes et où le piège du carriérisme se referme sur les femmes comme sur les hommes. C’est aussi cette foi tenace dans la vie et ce goût de la réflexion sans concession qui ont animé Annie Leclerc, plus intéressée par ce qu’il y a à comprendre que par les jugements péremptoires, lors de ses quinze années d’atelier d’écriture en prison. Elle vient de les raconter dans un livre tranquillement subversif, d’une sagacité imparable : L’enfant, le prisonnier. Rencontre.
C’est un livre tout de sérénité et de clairvoyance ; rien de moins péremptoire, rien qui se fasse moins le complice de quelque violence que ce soit. Et pourtant, L’enfant, le prisonnier, sorti au printemps dernier, dans lequel Annie Leclerc raconte ses quinze ans d’atelier d’écriture en prison, est un livre éminemment subversif. Subversif, parce qu’il contredit, comme elle l’écrit elle-même, « l’arrogante affirmation selon laquelle un criminel est un criminel, un point c’est tout » ; affirmation qui s’est aujourd’hui imposée comme un dogme inébranlable. Il y a quelques jours encore, un présentateur de France-Inter, recevant la journaliste Dominique Simonnot pour ses Carnets de justice, dans lesquels elle rend compte du jeu de massacre des comparutions immédiates, lui assénait : « Oui, mais quand même ! Moi, si on me cassait la figure pour me voler mon portable, je ne serais pas très content !... » Annie Leclerc, pour sa part, observe : « Je sens très bien qu’il y a une résistance médiatique de fond à mon livre. Ça n’est pas dû seulement à la ligne politique actuelle, qui à mon avis est tout à fait désastreuse, mais aussi à un état d’esprit plus général, qu’on retrouve y compris chez ceux qui ne se croient pas dans cette ligne-là. Quelque chose s’est vraiment durci par rapport à tout ce qui se présente comme délinquance, relâchement des mœurs, petites agressions, mauvaise conduite... »
Sa perception des choses est toute différente. D’abord, elle ne perd jamais de vue le fait que la prison, « pierreuse concrétion de tous les maux du dehors », est le lieu du refoulé social par excellence : « On ne peut pénétrer l’univers putride de la prison sans éprouver la maladie du corps social tout entier qui a sécrété cela. » Elle s’y sent « en pays de vérité ». Sur l’extérieur, elle pose un regard d’une acuité impitoyable, décrivant « la pagaille innommable du dehors, étalée et sans bornes, l’hostilité confuse des intérêts, la violence de courte vue, l’inanité des commerces, la voracité tranquille des uns, le dénuement insondable des autres, l’absence résolue de pensée »... Ses prisonniers, la petite douzaine de ses « gars » avec qui elle se retrouve une fois par semaine à l’atelier, « au cœur large de la caverne sans violence », elle prend le parti, non de les idéaliser, mais de les accueillir « en non-criminels, en banals humains ». Elle refuse de savoir ce qui les a conduits en prison, de peur que cela ne l’empêche de bien faire son travail. Ils en sont les premiers surpris, comme elle l’écrit (dans le livre, elle parle d’elle à la troisième personne) : « Ils avaient le plus grand mal à la croire plus occupée d’eux, de leur être, de leurs paroles, de leur souffrance, de leur désir, que de leur crime. » Un jour, raconte-t-elle, quelqu’un - un surveillant, croit-on deviner - lui révèle que l’un d’entre eux, pour qui elle éprouve une sympathie particulière, est soupçonné d’être au cœur d’un réseau de prostitution enfantine : « Ce qu’on veut lui signifier, elle n’en doute pas, c’est combien elle est naïve, pour ne pas dire niaise. » Evidemment, elle est troublée : « Elle n’arrive plus à oublier ce qu’elle a raison - ça, c’est sûr - d’oublier d’habitude. »
Oui, elle a raison. Certains s’indigneront sans doute, crieront à l’indécence, la sommeront de songer un peu aux victimes... Brandir les droits des victimes en les opposant à ceux des criminels, c’est la rhétorique classique des tenants de la tolérance zéro. En janvier 2003, devant les associations de victimes d’infractions, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy déclarait par exemple : « Il n’est plus question de compromis. Les victimes méritent davantage de considération que les coupables. Avant de penser aux droits des délinquants, il faut penser aux droits des victimes et replacer celles-ci au centre des préoccupations de l’Etat. » Et pourtant... Si la démarche d’Annie Leclerc représentait au contraire le meilleur moyen de songer aux victimes ? Pour favoriser la réhabilitation et la réinsertion des détenus - ce qui est, après tout, l’une des missions officielles du système carcéral -, elle est persuadée qu’il faut solliciter d’autres parts d’eux-mêmes, les aider à s’épanouir. Ce qui est en même temps la meilleure manière de faire baisser le niveau de violence de la société et d’éviter de nouvelles victimes. « En prison, le détenu est réduit à son crime, explique-t-elle. Il n’est plus que cela ; il est enfermé dans la criminalité, en quelque sorte. Ce qu’on peut aider certains à acquérir, c’est une autre idée d’eux-mêmes. L’idée qu’ils ne sont pas forcément acculés à ce destin, qu’ils pourraient peut-être vivre autrement, envisager d’autres choses... Mais ce sont eux qui font le travail ; ce n’est pas moi. Simplement, à un moment, il se produit une conversion de l’image qu’on a de soi. »
Le problème, c’est que la prison, loin de favoriser la réinsertion, la rend impossible - « la prison apprend comment on y retourne », écrit-elle. Elle commente : « Je crois que ce qu’on accepte le moins, c’est de se priver de la possibilité de se venger. Il a fait du mal, il faut lui en faire : c’est là une conviction très obstinée, très ancrée dans l’humanité. D’ailleurs, le sens de la balance par laquelle on symbolise la justice, pour moi, il est là : le mal a été fait, il faut donc rééquilibrer en faisant du mal à celui qui en a fait... C’est évidemment désastreux, parce que c’est un cycle sans fin. Quand on considère tous les malheurs du monde à l’heure actuelle, que ce soit en Palestine ou en Tchétchénie, on entend partout et toujours : Nous vengerons nos morts. Or, bien sûr, c’est un cycle infini qui ne fait que tout aggraver. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille rien faire quand le mal a été commis : bien sûr qu’il faut marquer le coup. Mais il ne faut pas, surtout pas, le concevoir comme une vengeance. » Or le système carcéral, les détenus le lui clament, n’est qu’une institutionnalisation de la vengeance : « Tout ce qu’ils veulent, c’est montrer qu’ils sont plus forts que toi, plus méchants que les méchants. C’est ça leur justice. »
Elle dit dans son livre la « grâce » que représente, pour les participants à l’atelier, le simple fait d’être appelés par leur prénom, pour une fois, et non par leur nom de famille, leur numéro d’écrou ou de cellule. Mais attention : elle prévient très vite qu’elle se garde bien de « raconter des histoires de salut. Ni la sienne, ni celle de quiconque ». « On ne mesure pas les résultats de tout cela, dit-elle. C’est impossible à mesurer. Et puis, en général, je perds de vue la plupart des détenus que j’ai rencontrés. Mais j’ai quand même eu - sans savoir ce que cela a pu donner par la suite - des témoignages de ce qu’il s’est réellement passé quelque chose ; des témoignages de fidélité formidables. J’ai gardé avec certains quelques contacts de pure abstraction, un coup de fil, une lettre, une petite rencontre de temps en temps ; mais, si un jour j’avais besoin d’un secours rapide, efficace, je sais que je penserais certainement à ces garçons-là autant qu’à des amis. L’un habite à Ibiza, un autre a une entreprise en région parisienne... Mais je suis sûre que, si je soulevais mon téléphone, ils accourraient dans l’heure. »
Que s’est-il passé pour justifier une telle foi dans les liens tissés ? Eh bien, avec ces hommes acculés à une « terrible clairvoyance », elle a eu des conversations. De vraies conversations philosophiques - elle est, par ailleurs, enseignante de philosophie. Avec eux, elle a pu poser des questions qui la taraudaient depuis longtemps, qu’elle n’avait jamais osé formuler à haute voix, et à laquelle eux s’attelaient avec le plus grand sérieux. Par exemple : « Comment expliquer que ça puisse faire du bien de faire du mal ? » Elle écrit : « Personne ne lui semble plus amical que ce prisonnier accueillant avec elle la question de la violence. Personne ne lui est plus hostile que ce penseur qui n’y pense jamais, ou cet homme politique qui veut la contenir sans savoir de quoi elle est faite. » Ce qui caractérise Annie Leclerc, c’est la passion de penser ; c’est le refus de la limite que la moralité, les convenances, les tabous, l’indignation, la paresse, posent en général à la pensée, tôt ou tard. Dans son livre, elle raconte par exemple ceci : un jour, à l’atelier d’écriture, on commente un fait divers survenu pendant la semaine : dans un train de banlieue, une jeune fille s’est fait violer par une bande de voyous sans que les autres passagers du wagon interviennent. Scandalisés, les prisonniers vitupèrent contre tant d’indifférence, de couardise, de lâcheté... Elle les laisse se défouler, et puis elle leur propose de réfléchir aux raisons qui ont fait à la fois que la jeune fille n’a pas appelé à l’aide et que les voyageurs n’ont pas bougé. « Est-ce qu’on peut essayer, oui ou non, d’arrêter un moment l’affreuse machine à ne pas penser, à ne pas connaître, à ne rien savoir, là où justement il y a tant à savoir ? (...) Est-ce qu’on peut essayer de comprendre le crime des passagers inertes et muets sans tomber immédiatement sous la hache des censeurs qui vous tranchent d’un coup la langue pour pacte avec le crime ? » La moisson sera bonne : le résultat de leurs investigations mérite largement le détour.
Mais ce refus de mettre les choses à plat, de tenter de comprendre, n’a pas fini de laisser perplexe Annie Leclerc : « Cet arrêt délibéré de la pensée, c’est quelque chose qu’on rencontre même chez des gens très intelligents, très ouverts à la réflexion. J’ai par exemple une grande amie, une intellectuelle que j’aime beaucoup, dont j’apprécie beaucoup le travail ; récemment, elle m’a demandé ce que je faisais en ce moment, et je lui ai répondu que je m’intéressais à la tauromachie, à ce qui se passe lors d’une corrida... Il se trouve que je me suis mise à penser à des histoires de taureaux, en lisant les mythes de l’Antiquité, ou Gilgamesh, que vous voyez là, sur la table... J’ai lu des textes de toreadors tout à fait magnifiques. Je me sais absolument incapable d’assister à corrida : je ne pourrais pas, je crois que je pleurerais tout le temps, que je serais tout à fait insupportable... Mais voilà : ça m’intéresse quand même. Et mon amie m’a répondu, très choquée : “Quoi ! Mais comment... Je ne comprends pas comment tu peux faire ça, pour moi c’est l’horreur même...” Je me demande si ce moment où la pensée s’arrête - s’arrête volontairement - ne correspond pas à un refus de renoncer à la guerre, à l’idée que oui, vraiment, il y a des ennemis. J’ai écrit un livre, Exercices de mémoire, après avoir vu Shoah de Claude Lanzmann. Et je me suis demandé comment ça pouvait arriver... Disons que j’ai essayé de m’approcher le plus près possible de : comment cela peut-il arriver de devenir nazi - soit commanditaire, soit exécutant, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Alors, j’ai beaucoup lu. J’ai lu Mein Kampf, par exemple. Les gens autour de moi étaient horrifiés, ils s’exclamaient : “Mais c’est monstrueux !” Parce que, du coup, évidemment, dans ma bibliothèque, il y avait Mein Kampf. Eh bien, oui... Mais pourquoi ? Pourquoi ce refus ? Comme si essayer de comprendre, c’était déjà juger favorablement, ou trouver des excuses... Mais ça n’a rien à voir ! »
Au contraire, peut-être ? La violence, observe-t-elle, découle toujours d’un refus de penser, justement : « Se venger, c’est cesser de penser. La violence nazie, la décision d’extermination, c’est aussi : je ne pense plus ; c’est le moment où la pensée s’arrête. J’ai toujours eu l’impression que la violence et la fermeture d’esprit, ça allait ensemble. Mais c’est très difficile à faire passer auprès des gens. » A l’écouter, on songe tout à coup aux témoignages de bourreaux rwandais recueillis par Jean Hatzfeld dans son livre Une saison de machettes ; les tueurs vantent l’organisation génocidaire, qui pouvait être mise en œuvre « sans plus s’attarder derrière des questions ». L’un d’eux déclare : « On allait et on revenait, sans croiser une idée. »
Il y a la pensée, et puis il y a la parole - ce qu’elle appelle la « bénédiction native » de la parole. Dans les conversations de l’atelier, il s’établit un lien direct entre l’absence de parole et la punition. « Le malheur, le vrai malheur, disaient-ils, c’est quand on ne peut pas parler, alors même qu’on a les mots. C’est ce qui arrive, a dit Mohammed, quand on est puni, qu’on est seul dans son coin. » Elle remarque alors que la punition se présente comme « l’envers de la confiance établie dans la parole ». Ensemble, ils réfléchissent à la punition. Elle dit ses doutes : « Mais un enfant qui casse, qui frappe, qui fugue, qui ment, qui vole, il faut bien le punir, non ? Nasser avait éclaté de rire : un enfant qui fait tout ça, c’est qu’on l’a déjà trop puni. A propos, Annie, j’ai un petit garçon de deux ans, vous voudriez pas l’adopter ? » Elle poursuit la réflexion toute seule : « La punition, écrit-elle, ne vient pas après le crime, elle le précède, elle le figure, elle l’appelle. » Et aussi : « La prison réitère, pousse à leur paroxysme tous les enfermements d’enfance. Elle concrétise sur le mode du cauchemar toutes les vieilles oppressions, humiliations, impuissances archaïques. C’est la même chose qui recommence ; en pire. En béton, en radical. Confirmation inexorable de ce qu’on savait d’avance. La prison accule l’incarcéré à ses vieilles stratégies de survie, de passage en force, de violence et d’aveuglement. » De quoi jeter une lumière encore plus crue sur l’absurdité de la politique de répression à tout crin, menée en toute connaissance de cause : « Plus on construit de prisons, plus on y met de monde, plus il y a de monde à y mettre. » Elle conclut amèrement : « Qui peut imaginer qu’une surenchère de répression va prévenir le mal, réduire la délinquance, éduquer les enfants ? Eduquer ! »
Pour elle, son choix est fait : plutôt la confiance dans la parole que les leurres de la punition rédemptrice. Elle écrit : « Il n’y a pas de mots plus forts, plus pénétrants, plus aigus que ceux du prisonnier en train d’écarter les barreaux qu’il a dans la tête. » « On n’imagine pas, dit-elle, tout ce qu’on pourrait résoudre si on parlait plus, si on mettait les gens en confiance de parole, si on leur témoignait que, oui, ils sont intelligents, ils ont choses à dire. On a toujours du mal à me croire quand je dis ça, et pourtant, j’ai rencontré plus d’intelligence et de profondeur chez les détenus que chez mes élèves. Parce qu’un jeune élève de terminale, il a déjà une certaine idée de ce qu’il est, de ce qui est bien, de ce qui est juste... Les prisonniers, eux, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ont une très mauvaise opinion d’eux-mêmes. Ils se considèrent comme de la sale engeance, ils se méprisent beaucoup. Mais quand on leur laisse la possibilité d’écrire ce qu’ils ont sur le cœur, comment ils voient les choses, en leur disant qu’on se fiche des fautes d’orthographe, qu’on n’est pas là pour ça, qu’on n’a pas de stylo rouge, qu’il n’y a pas de note, pas d’examen au bout... C’est formidable, ce que ça peut donner. J’ai l’impression que c’est ça qu’il faudrait faire, systématiquement. » Mais les ateliers comme les siens restent une goutte d’eau dans la mer : un par prison au meilleur des cas, deux à la rigueur s’agissant d’une très grande prison comme Fleury-Mérogis, chacun ne pouvant accueillir qu’une douzaine de personnes.
Et pourtant... Dans certains cas, on ne peut s’empêcher de penser qu’il suffirait de peu de choses pour sortir quelqu’un de la délinquance. « Un jour, à l’atelier, un jeune détenu d’une trentaine d’années m’a confié un gros manuscrit dans lequel il racontait “ses” différentes prisons - il en avait déjà connu six ou sept - ainsi que son entrée dans la délinquance. C’était absolument passionnant. Ce garçon faisait toujours la même chose : il volait des chéquiers. Or, le premier chéquier qu’il avait volé, c’était celui de son père. Il était l’aîné d’une famille nombreuse, et il aimait bien son père, mais il avait toujours eu des doutes sur le fait qu’il soit effectivement son père. Avec ce premier chéquier volé, la première chose qu’il avait faite, ça avait été d’acheter une voiture, parce que ses plus beaux souvenirs, c’était quand il était enfant et que son père les emmenait se promener en voiture... Bon. Moi, tout ce que je pouvais faire, c’était lui conseiller de réfléchir davantage à tout ça, mais, de toute évidence, il y avait là des choses très fortes, très flagrantes... Si on l’aidait à comprendre le sens de ses actes, est-ce que ça ne pourrait pas l’aider à cesser ces vols répétés ? Au lieu de cela, il recommence, encore et toujours, en sachant pertinemment que ça va mal se terminer et que ça va augmenter encore la dose. »
Il lui semble que tous ces refus de parole contribuent à grossir et à envenimer démesurément les problèmes, les poussant vers l’irrémédiable. Dans un tout autre domaine, elle l’observe dans la façon dont on traite les jeunes filles voilées, qu’on évoque devant elle : « Je suis très choquée par le comportement de certains responsables d’établissements scolaires, qui leur interdisent l’entrée de l’école, refusent tout dialogue... Je trouve cela effrayant. Pourquoi n’essaie-t-on pas de comprendre le sens que cela a ? On sait que certaines de ces jeunes filles portent le voile contre l’avis de leur famille : pourquoi ? Qu’essaient-elles de dire par-là ? C’est très intéressant ! Qu’est-ce qu’on gagne à leur interdire l’accès aux cours ? Bien sûr, il faut discuter : il y a un enseignement commun, il faut qu’on puisse faire la gymnastique... Mais y voir un signe d’ostentation religieuse agressive... C’est absurde ! » Dans L’enfant, le prisonnier, on lit : « Si on ne se comprend pas c’est qu’on ne s’est pas encore assez parlé. » S’en souvenir si un jour « Liberté, égalité, fraternité » ne fait plus l’affaire au fronton des édifices publics. Après tout, ça ne serait pas plus sacrilège qu’une animatrice de télé-poubelle en effigie de la République...
Pour autant, qu’on n’espère pas voir Annie Leclerc entrer dans l’arène, et se jeter dans la mêlée médiatique. Après le succès rencontré par son livre Parole de femme, en 1974, elle s’était mise à représenter un courant féministe dissident quasiment à elle toute seule. La voie tracée par le courant majoritaire - incarné notamment par Simone de Beauvoir - pourrait se comparer à une autoroute ; celle tracée par Annie Leclerc s’apparente davantage à un sentier qui se serait laissé envahir par les herbes folles - ce qui, après tout, n’est pas sans charme. Elle reste discrète, à la fois par choix (« je n’aime pas la polémique ») et parce que, comme elle l’explique sans détour, on ne vient pas la chercher : « Les féministes qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé, comme Elisabeth Badinter, ne m’aiment pas du tout. » Les raisons de la réprobation qu’elle s’attire sont un peu contradictoires : les féministes classiques, d’une part, se défient des hommes, les jugeant suspects de velléités d’oppression ; d’autre part, elles envient leurs prérogatives. La position d’Annie Leclerc est exactement inverse. Elle n’a pas de ressentiment envers les hommes : elle est une grande amoureuse, elle ne rejette pas la maternité - Parole de femme contient l’un des plus beaux récits d’accouchement qui soient. Mais, en même temps, elle se préoccupe davantage de contrer le mépris dans lequel on tient tout ce qui s’attache au féminin que de s’emparer des prérogatives masculines. Elle se souvient : « Que les femmes acquièrent les privilèges des hommes, ça ne me semblait pas le plus intéressant. Moi, les hommes me faisaient un peu pitié. Je n’étais pas sûre que leur sort soit si enviable que cela. Je les voyais obligés d’être toujours performants, enchaînés à la réussite professionnelle à tout prix... Ces fameuses “prérogatives”, avant d’être revendiquées aussi pour soi, me semblaient dignes d’examen. » Là aussi, plutôt que de laisser cours à une quelconque vindicte, elle préfère exercer son goût de penser, de comprendre. Ce qui nous vaut par exemple une réflexion passionnante sur les raisons pour lesquelles la célébration du « Désir » (elle préfère la jouissance) est omniprésente chez les philosophes masculins...
Elle définit rétrospectivement Parole de femme comme « un travail pour saper la déconsidération, le mépris, le désamour de tout ce qui s’attache au féminin » - un désamour partagé tant par les femmes que par les hommes. Ainsi, pour une Simone de Beauvoir, le corps féminin représentait un objet de dégoût, un esclavage à fuir autant que possible ; on a déjà cité ici cette phrase d’elle, relevée par Nancy Huston : « La femme est succion, ventouse, humeuse, elle est poix et glu, un appel immobile, insinuant et visqueux. » Annie Leclerc, elle, déniche chez Jean-Paul Sartre ces mots qui, sans concerner directement les femmes, transpirent la répulsion pour le féminin : « L’homme est un projet qui se vit subjectivement au lieu d’être une mousse, une pourriture, ou un chou-fleur. » Elle ajoute ce commentaire : « Qu’on lise bien la formule, puis qu’on ose prétendre devant moi que la mousse, la pourriture et le chou-fleur auxquels répugne le projet ne renvoient pas purement et simplement à la femme et je désespère à jamais de voir ébranler la mauvaise foi de l’homme. » Voilà pourquoi Parole de femme s’attache patiemment à réparer les dégâts, et revendique haut et fort, au contraire, la beauté et la noblesse de ce corps, explorant et exaltant les plaisirs dont il est le lieu - et cela, indépendamment du rapport sexuel qui, d’habitude, est seul à lui concéder une éphémère dignité aux yeux des femmes comme des hommes. Elle écrit par exemple : « Quand j’ai mes règles et que je me laisse faire comme je veux, c’est le moment le plus tendre, élémentaire, de ma conciliation à la vie. Je m’allonge sur mon lit, dans l’herbe, sur le sable (heureux temps des vacances !), je délie mes membres, mes muscles engourdis, je ferme les yeux. Mon ventre coule une tiède salive, un lait obscur. La vie s’épanche en vagues effleurées comme la mer paisible. Je touche la laine rêche de la couverture, l’herbe concise, le sable immense et minuscule. Je suis ce doux sang qui me quitte. Moi, plus moi. Le monde existe. Je m’y dilue dans l’infinité de la présence. Enfin je ne suis plus personne, ni une petite personne intéressante ni une grande personne affairée, personne. Je suis la continuité de la vie qui m’emporte et m’oublie. »
Parole de femme s’attache aussi à revaloriser les tâches ménagères, dans lesquelles Annie Leclerc voit un travail bien plus digne et moins absurde que celui du visseur de boulons à l’usine : « Mesquin ? sombre ? ingrat ? dégradant ? Un travail bigarré, multiple, qu’on peut faire en chantant, en rêvassant, un travail qui a le sens même de tout travail heureux, produire de ses mains tout ce qui est nécessaire à la vie, agréable à la vue, au toucher, au bien-être des corps, à leur repos, à leur jouissance... » Si ces tâches étaient devenues une malédiction, faisait-elle valoir, c’était parce que, méprisées, elles étaient rejetées entre les seules mains des femmes, qui s’y épuisaient : « Ce n’est pas balayer ou torcher le bébé qui est mesquin, dégradant, c’est balayer angoissée à l’idée de tout le linge qu’on a encore à repasser ; repasser en se disant que ça ne sera jamais prêt pour le repas du soir ; voir sans cesse différé le moment où l’on pourrait s’occuper des enfants, aérer l’humus de leur terre, les arroser, les porter à bout de bras, leur mettre des rires dans la voix et des questions sur les lèvres... » Elle commente : « Ça, ça a été très mal vu. Ça a peut-être été le point le plus difficile à faire avaler ! Mais, en même temps, je suis très contente de l’avoir fait. Je continue à tomber sur des textes qui considèrent que les tâches ménagères, il n’y a rien de plus con, rien de plus sale... Evidemment, parce que ça va à l’encontre de toutes les valeurs de prestige et de réussite de la société. Les tâches ménagères produisent des résultats discrets, modestes, invisibles socialement. A cause de cela, on les compte pour rien, on les traite par le mépris. C’est cela qui les rend très éprouvantes. »
Ce livre a marqué sa rupture avec Simone de Beauvoir : « A une époque, j’avais écrit dans Les Temps modernes, la revue de Jean-Paul Sartre, et Beauvoir m’aimait bien. Je crois que je lui rappelais sa propre jeunesse : j’étais très remuante, curieuse, je lui racontais mes sorties, mes découvertes... Pourtant, je sentais que, sur le fond, quelque chose ne collait pas. Quand j’ai publié Parole de femme, il y a eu une critique très méchante dans Les Temps modernes, où je ne travaillais plus : on me reprochait d’être telle que les hommes souhaitaient les femmes, d’être dans une complicité petite-bourgeoise avec eux... » Grave erreur, évidemment. Son féminisme à elle, au contraire, s’avère bien plus ambitieux : elle le conçoit non comme une revendication catégorielle, mais comme un bouleversement des valeurs qui gouvernent la société ; bouleversement qui toucherait autant les hommes que les femmes. Concernant les tâches ménagères, par exemple, elle concluait :
« Si ce travail était perçu à sa juste et très haute valeur, il serait aimé, il serait choisi, convoité autant par les hommes que par les femmes. Il ne serait plus ce boulet, cette oppressante, irrespirable nécessité...
... Mais je rêve, j’utopographie, je sais.
Pour cela, il faudrait que soient crevées, ridiculisées, roulées dans la boue des plus pitoyables bouffonneries, toutes les valeurs mâles du pouvoir...
Mais il faudrait aussi que tout pouvoir soit arraché, brisé, réduit en cendres, laissant au peuple enfin non pas le pouvoir, mais sa seule puissance. »
Comme Nancy Huston (elles sont d’ailleurs amies), Annie Leclerc est une femme incroyablement accrochée à la vie, et qui avance dans le monde armée de cette foi indéfectible. Pas de plans sur la comète, pas de fables rassurantes : au contraire, une lucidité qui n’a rien à envier à celle des cyniques ou des nihilistes ricanants. Mais, en même temps, une capacité à embrasser la vie, à l’aimer pour elle-même, pour ce qu’elle offre, au ras du quotidien - sans rien non plus, attention, de l’autosatisfaction pantouflarde et consensuelle d’un Philippe Delerm et autres chantres de la « première gorgée de bière » : ces femmes-là, on croit l’avoir assez démontré, portent un pouvoir de contestation phénoménal. L’année dernière, Annie Leclerc a publié un sublime Eloge de la nage, inspiré par ses séances de natation à la piscine municipale. « C’est quelque chose dont je parlais souvent avec les prisonniers : qu’est-ce qui rend heureux, dans la vie ? Au début, je les laissais se déchaîner : avoir de l’argent !... Ne plus galérer !... Et puis, je les poussais à réfléchir : bon... Mais alors, qu’est-ce qu’on fait, quand on a beaucoup d’argent ? On s’achète une maison, d’accord. Et puis, comme on est encore riche, on en achète une deuxième : une résidence secondaire. Et après ? On fait quoi ? On court d’une maison à l’autre ?... Là, ils ne savaient plus trop. Alors, je leur racontais ce que moi je pensais au sujet du bonheur. Parce que c’est quelque chose que j’ai beaucoup cherché dans la vie - notamment dans mon livre Epousailles : qu’est-ce qui rend heureux, vraiment heureux ?... Je crois que, plutôt que de réfléchir aux moyens d’échapper à la souffrance, il faut interroger les moments où on a eu le sentiment d’être vraiment bien, et se demander ce qui faisait qu’on se sentait comme ça. Ce qui donne de la joie, c’est tout ce qui donne le sentiment d’augmenter la vie, la jouissance de la vie - mais de la vie elle-même, pas des possessions. Et ça, les prisonniers aimaient beaucoup. Ils en redemandaient ! J’ai vite compris qu’il ne fallait pas que je me prive. Souvent, ils me posaient la question : “Cette semaine, qu’est-ce qu’il y avait de mieux ?” En automne, en arrivant à la prison, je ramassais des feuilles mortes et je les leur apportais : “Vous avez vu comme c’est beau, ça ?” Alors, ils me demandaient de raconter comment c’était beau. Ou alors, ils me demandaient ce que j’avais mangé de bon. Je répondais, par exemple : un navarin... Et eux : “Mmmmh ! Un navarin !!!” Un jour, je leur ai demandé de se mettre d’accord et de me dire quel plat leur manquait le plus. Ils se sont concertés, et ils m’ont répondu : “Des œufs sur le plat bien grillés avec du pain frais, il n’y a rien de meilleur.” Alors, je leur ai promis qu’en rentrant chez moi, je me ferais des œufs sur le plat. »
Parole de femme a récemment été réédité. Il reste totalement d’actualité, à la fois parce que la gigantesque tâche de revalorisation du féminin qu’y entreprenait Annie Leclerc est toujours à remettre sur le métier, et parce que sa critique des valeurs de compétitivité, sa clairvoyance quant à ce qui compte vraiment dans la vie, peuvent plus que jamais être utiles aux hommes comme aux femmes, à une époque où le travail, sur lequel on a tout misé, est une source de souffrance toujours plus grande (y compris lorsqu’il manque, d’ailleurs, puisqu’on n’a pas appris à vivre sans lui). « Au fur et à mesure que je vieillis, je constate que les que gens les plus malheureux que je connaisse sont ceux qui ont le mieux réussi professionnellement, assène-t-elle. C’est tellement d’angoisse ! Et puis, pendant tout le temps où se bat pour sa carrière, on ne vit pas... » En l’écoutant, on repense à un événement dont on a un peu parlé dans les médias ces derniers mois : le suicide spectaculaire, en janvier 2003, de Vicky Binet, employée aux ressources humaines d’une entreprise de haute technologie du pôle de Sophia-Antipolis, mère de quatre enfants (dont un qu’elle venait d’adopter), qui s’est jetée d’un pont devant les fenêtres de son entreprise. Elle a laissé une lettre dans laquelle elle dénonçait le harcèlement moral qu’elle avait subi. Elle estimait qu’on lui faisait payer le passage à temps partiel qu’elle avait demandé après plusieurs années de présence dans l’entreprise. Elle écrivait : « Je paye beaucoup trop cher mon temps partiel (pris entre autres et surtout pour m’occuper des enfants), ma sensibilité, l’attachement à mes valeurs humanistes et de respect envers autrui, quel qu’il soit (...), mon refus d’être un “bon soldat” (je suis pacifiste), mon refus d’être traitée brutalement (eh oui, j’ai un affectif). Bien sûr, je manque d’ambition professionnelle, de volonté de “faire carrière”, je ne cherche pas à être chef à la place du chef, j’ai d’autres "choses" dans ma vie qui équilibrent l’investissement que j’ai dans mon travail. Mais vous savez tous combien mon travail compte pour moi (j’ai abrégé mon congé d’adoption), cela fait un mois que je trépigne pour reprendre le travail. Mais à travers ce travail, surtout aux RH, j’ai envie de soulager la “souffrance humaine” et non pas d’en créer (...). Doit-on forcément être “brutale” pour que l’entreprise fonctionne mieux ? Pour être respectée, reconnue aux RH ? Pourquoi ce manque de respect ? Pourquoi humilier ? (...) “Tu es trop sensible, ce n’est pas ce qu’on demande à un manager” : heureusement qu’il existe des managers sensibles ! Il ne faut pas d’affectif au travail. Je ne suis pas une machine (...). » Le mari de Vicky Binet a porté plainte. En attendant le procès, l’enquête interne et l’audit commandité par l’entreprise ont d’ores et déjà conclu qu’il n’y avait pas eu harcèlement moral. Mais si c’était le management ordinaire qui, tout simplement, causait suffisamment de dégâts pour relever du harcèlement moral ?...
A lire cette lettre à la lumière des écrits et du discours d’Annie Leclerc, on se dit que le piège s’est refermé. Les femmes ont acquis le droit de faire carrière comme les hommes. Comme pour eux, ça a été pour le meilleur... mais aussi pour le pire. Et si, maintenant que l’homme et la femme sont tous les deux dans la même galère, ils cherchaient ensemble comment en sortir ? S’ils le voulaient, nul doute que les livres d’Annie Leclerc pourraient leur servir de viatiques.
Annie Leclerc, L’enfant, le prisonnier, Parole de femme, Eloge de la nage (mais aussi Toi, Pénélope), Actes Sud.
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