Périphéries

Carnet
Août 2005

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[26/08/05] « Pédagogie noire » et servitude volontaire
L’idéologie du travail
« Au cours de cette période, il rendit visite
à son père et s’aperçut très clairement pour la première fois
que son père lui infligeait de perpétuelles vexations,
soit en ne l’écoutant pas, soit en se moquant de tout ce qu’il
lui racontait et en le tournant en dérision. Lorsque le fils
le lui fit remarquer, le père, qui avait été lui-même professeur
de pédagogie, lui répondit le plus sérieusement du monde :
Tu peux m’en être reconnaissant. Plus d’une fois dans ta vie
tu auras à supporter que l’on ne fasse pas attention à toi,
ou que l’on ne prenne pas au sérieux ce que tu dis.
Si tu l’as appris auprès de moi, tu y seras déjà habitué.
Ce que l’on apprend jeune, on s’en souvient toute la vie.

Le fils, alors âgé de vingt-quatre ans, en fut interloqué.
Combien de fois n’avait-il pas entendu ce type de discours
sans mettre le moins du monde en question son contenu.
Cette fois cependant, il fut pris de colère, et (...) il dit :
Si tu voulais vraiment continuer à m’éduquer selon ces principes,
en fait, tu devrais aussi me tuer, car un jour ou l’autre il faudra
que je meure. Et c’est comme ça que tu pourrais
m’y préparer le mieux !
” »
Alice Miller, C’est pour ton bien

En matière d’horizon radieux conduisant à broyer des vies au nom de lendemains dont chacun sait bien, au fond, qu’ils ne chanteront jamais, les sociétés capitalistes n’ont désormais plus rien à envier à ce que furent leurs homologues soviétiques. Chez elles, ce n’est pas le mythe du socialisme réalisé qui permet l’asservissement de la population à une classe dominante pétrie de visées totalitaires : c’est le mirage du plein emploi, et la marche forcée qui leur est imposée pour tendre vers ce modèle illusoire. Vous ne pouvez pas avoir un emploi correctement rémunéré, exercé dans des conditions qui ménagent votre santé physique et psychique, avec suffisamment de stabilité, d’avantages matériels et de temps libre pour que le jeu en vaille la chandelle ? Vous aurez des emplois éreintants, qui détruiront votre corps et lamineront votre esprit, morcelleront et envahiront votre temps, vous interdiront tout projet d’avenir, et vous devrez parfois en cumuler plusieurs pour grappiller une petite aumône vous permettant de survivre, à défaut de vivre - vivre ? Et puis quoi, encore ?...

La fonction d’élu se confond de plus en plus avec celle de négrier, ou de maquereau : elle consiste à mettre à la disposition des employeurs, pour un coût insignifiant, un réservoir de main d’œuvre docile et malléable, accablée de devoirs et privée de tout droit. Avec une différence notable et singulière : en accordant aux entreprises des subventions publiques astronomiques pour des embauches qui ne viennent jamais ou repartent très vite, ces maquereaux-là sont prêts à payer le client pour qu’il monte (1). Mais, bien sûr, les parasites que l’on désigne à la vindicte populaire, ceux à qui l’on conteste la légitimité de chaque centime accordé, ce sont toujours les chômeurs, et non les délocalisateurs, les actionnaires insatiables ou les patrons goinfrés d’argent public. Et un scandale comme celui des maladies du travail non identifiées comme telles - ce qui les fait prendre en charge par la Sécu, et non par la caisse financée par les employeurs -, fait étonnamment peu de bruit (lire, dans l’Humanité du 11 août, « Ces maladies du travail qu’on ne veut pas voir »).

Cet été, en France, l’étau s’est encore resserré pour ceux qui viv(ot)ent de leur salaire ou de leurs allocations chômage. Le gouvernement a mis les nerfs des salariés encore un peu plus à vif en créant le « contrat nouvelle embauche », qui permet, dans les entreprises de moins de vingt salariés, de licencier les nouveaux embauchés du jour au lendemain, sans fournir de motif, pendant une période de deux ans. Tu refuses de lécher la semelle de mes chaussures ? Tu ne te laisses pas peloter ? Tu es enceinte ? Ta tête, tout bien réfléchi, ne me revient pas ? Dehors (2) ! En même temps, le décret renforçant le contrôle des chômeurs a été publié début août au Journal officiel. En mai dernier, en Allemagne, le ministre chrétien-démocrate de la Justice de Hesse avait poussé jusqu’à son terme la logique qui sous-tend ce genre de mesures, en suggérant de « remettre de l’ordre dans la vie des chômeurs » : « Beaucoup ont perdu l’habitude de vivre à des heures normales, ce qui compromet leurs chances de travailler ou de suivre une formation. Garder un œil sur eux avec des menottes électroniques pourrait les aider à s’aider. » (Rapporté par le Canard Enchaîné, 4 mai 2005.)

Certes, les sondages fort opportuns censés démontrer un « durcissement de l’opinion à l’égard des chômeurs » sont une manipulation que CQFD a raison de pointer. Mais c’est une maigre consolation. Devant ce qu’on est en train de faire de nos vies, on devrait tous être dans la rue, salariés et chômeurs confondus. Pourquoi n’y est-on pas ? L’une des réponses possibles, c’est peut-être cette confusion naïve qui nous fait croire qu’en se crevant au boulot - n’importe quel boulot - pour enrichir un patron, on trouve une « utilité sociale », alors qu’on peut très bien, au contraire, se retrouver partie prenante d’une activité économique nuisible à la société ; c’est peut-être, surtout, ce dolorisme persistant qui nous persuade qu’il nous faut nous sacrifier pour mériter l’estime et le respect tant de nous-mêmes que de nos semblables. Profitez de la vie, faites ce qui vous plaît, ménagez-vous, dormez beaucoup, soyez heureux : même si votre bien-être ne nuit objectivement à personne, même s’il n’y a aucun lien de cause à effet entre lui et la souffrance des autres (c’est à peine si notre réprobation fait la différence entre un ex-PDG de Carrefour qui se carapate avec 38 millions d’euros et un chômeur qui fait la grasse matinée !), vous serez sur la sellette, aux yeux des autres et aussi, probablement, à vos propres yeux. On vous reprochera vivement, ou vous vous reprocherez vous-même, l’indécence de votre mode de vie, alors que, pendant ce temps, d’autres suent sang et eau ; on vous accusera, ou vous vous accuserez, d’être déconnecté de la réalité...

Incroyable, comme il peut être difficile de se passer un tant soit peu de cette sorte de blindage moral que constitue une vie pénible, et de s’avancer, à découvert, en revendiquant son refus de se faire violence, de s’accabler de contraintes, ou simplement sa volonté d’être bien traité. C’est à une tempête de haine que l’on s’expose. Il y a peu, dans le courrier des lecteurs de Libération, une jeune diplômée au chômage osait se demander quand on daignerait enfin lui accorder, en contrepartie de son travail, les moyens de vivre (« Bac + 7, profession stagiaire », 22 juin 2005). Immanquablement, parmi les réponses publiées quelques jours plus tard, il y avait une lettre qui répliquait : « Le marché du travail ne rencontre pas toujours notre vocation ! On peut le déplorer, mais c’est la vie ! » Et de rappeler le sort des élèves de l’enseignement technique et technologique, encore moins favorisés. Il y a plus malheureux que toi, alors arrête de pleurnicher : refrain connu. A quelqu’un qui s’interroge sur la légitimité et l’équité d’une situation, on répond comme s’il avait voulu engager une course à celui qui est le plus à plaindre, et donc le plus valeureux sur le plan moral...

C’est peut-être bien à cette « pédagogie noire » dont la psychanalyste Alice Miller dénonce depuis des décennies les ravages que se ramène cette mentalité : l’idée que c’est seulement quand on souffre qu’on est dans le vrai, et que se soucier de son propre bien, c’est se ramollir dangereusement, se rendre coupable d’une faute impardonnable. Au printemps dernier, le cahier « Emploi » de Libération (14 mars 2005) rendait compte d’un dispositif mis en place en Suède pour faire face à une multiplication des arrêts maladie - très coûteux - dus à un épuisement général des salariés : la collectivité offre désormais à certains un congé sabbatique rémunéré, et leur poste, pendant ce temps, va à un chômeur. Les témoignages traduisaient bien l’énorme mauvaise conscience des bénéficiaires de ces congés : « Certains parlent de cette réforme comme d’une réforme de luxe, disait l’un d’entre eux. Pour moi, c’est vrai, c’est luxueux, c’et formidable. Mais pour la chômeuse qui me remplace un an, ce n’est pas du luxe d’avoir un boulot. Si cette réforme peut aider des gens à se remettre à flot, alors pourquoi pas. » Le dispositif ne peut donc se justifier que par son utilité au bon fonctionnement de l’économie, par le fait qu’il permet à quelqu’un de se remettre au travail, et en aucun cas par le gain de bien-être et d’épanouissement qu’il apporte. On ne prend même pas sérieusement en compte l’argument selon lequel de tels congés coûtent bien moins cher que les conséquences du stress lorsqu’il se traduit par des maladies lourdes : on se sent toujours moins gêné quand on occasionne à la collectivité des dépenses importantes pour s’être héroïquement foutu en l’air au travail, que des dépenses modérées pour avoir pris du bon temps en préservant sa santé.

Et pourtant... Pouvoir redevenir - et encore, pour une période limitée - maître de son temps, vivre à son rythme, se consacrer à des activités qui nous importent intimement, sans pour autant perdre ses moyens de subsistance, est-ce vraiment un « luxe » si exorbitant que cela ? N’est-ce pas au contraire une exigence élémentaire, si on réfléchit en termes de progrès humain ? Le dogme mensonger selon lequel la bonne santé de l’économie - mesurée selon les critères capitalistes - est une condition sine qua non de la qualité de vie d’une société a été si bien assimilé qu’on ne prend même plus la peine de l’expliciter : on a beau s’être aperçu depuis longtemps que ces deux finalités, loin de coïncider, étaient devenues antagonistes, on se refuse à en prendre acte. Les gouvernements se soucient ouvertement de la seule bonne santé de l’économie, en faisant semblant de ne pas voir la casse humaine exorbitante qu’elle occasionne. Mais, au fond, il y a peut-être, derrière cette primauté révoltante de l’économique sur l’humain (dont on a récemment parlé ici), autre chose que la domination d’une classe sur une autre : elle représente peut-être, plus ou moins consciemment, un moyen de nous décharger du souci trop effrayant de notre propre bonheur, que nous sommes incapables d’assumer. Peut-être y a-t-il, dans l’exploration de nos potentialités, dans la poursuite de notre épanouissement collectif, quelque chose de trop orgueilleux pour que les névroses culturelles que nous avons traduites dans la religion ne le jugent pas dangereux. On préférerait alors multiplier les sacrifices humains au dieu Travail, pourvu qu’il nous dispense de nous attaquer enfin à la réalisation de notre destin, et nous permette de biaiser avec lui le plus longtemps possible.

Le problème, c’est que ce verrouillage culturel nous rend complices de notre propre asservissement, qui devient chaque jour plus évident, plus insoutenable. Est-ce qu’on se rend compte du ridicule qu’il y a à se vanter de son endurance au travail, ou à se traiter à tort et à travers de privilégiés, alors que l’exploitation la plus obscène explose, que la machine à confisquer les richesses tourne à plein régime, et que la sacro-sainte croissance détruit notre milieu vital ? Il n’y aura peut-être pas de résistance efficace aux processus en cours sans développement de notre capacité à identifier et à contester les souffrances inutiles, à assumer sans complexes notre recherche de bien-être et à affirmer sa légitimité ; sans refus net de marcher dans toutes les tentatives pour dresser les salariés contre les salariés, les salariés contre les chômeurs, les chômeurs contre les chômeurs...

Notre masochisme a tort de s’inquiéter, d’ailleurs. Si on cessait de courir au-devant de la souffrance comme de la distinction suprême, de l’amasser comme un crédit, d’en redemander, de s’en vanter, ce serait un immense progrès ; peut-être l’un des plus grands que l’on puisse imaginer. Mais la vie sur terre ne se mettrait pas pour autant à ressembler au Village dans les nuages. L’année dernière, on pouvait lire dans les petites annonces de Libération cet extrait des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar :

« Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l’homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses. »

Ça aurait de la gueule, gravé au fronton des ANPE... Non ?

Mona Chollet

(1) Voir, sur Inventaire/Invention, « La flamme qu’au-dedans on porte », lecture de Daewoo, de François Bon.

(2) Lire l’analyse de Gérard Filoche, « Les intégristes libéraux, le “contrat nouvelle embauche” et l’explosion qui vient ».

Dessin de Charb paru dans l’Humanité du 22 août 2005.
Cases extraites de Chroniques de la guerre économique, qui vient de paraître aux éditions Terre Noire (Lyon).

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Périphéries, 26 août 2005
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