« Nous sommes la réalité. C’est pour ça
que nous entendons la changer. Ceux qui nous
gouvernent nous prennent pour des cons.
Bravo de leur donner tort. »
Anonyme, mot écrit sur le « cahier
de luttes » de l’APEIS de Bègles en 1995
C’était possible, ils ont cru pendant un an ou deux que ça ne ferait pas de vagues... Du jour au lendemain, on pouvait couper les vivres de combien : 600.000, 850.000, un million de chômeurs ? sans soulèvement ni haut-le-cœur. Ç’aurait dû payer. Une couche sur l’autre, et ainsi de suite : sous nos crânes, des gugusses tapissent, depuis la nuit des temps maintenant, les parois avec leur papier peint. Et pas seulement pour nous vendre du caco-calo, les amis, mais surtout pour acheter, à prix cassé, la pièce tout entière, selon la méthode de l’appartement témoin : voyez comme c’est fonctionnel ici. Ce qu’ils peinent encore à transformer en cervelles de moineau -les fameux cerveaux humains- , ils tentent désormais de le mettre sur le marché noir du consentement à la fusion-acquisition, de l’indifférence ou de la résignation : travailler plus, gagner moins, produire tout court, enrichir la misère... C’était, bon exemple, l’opération recalcul « au fil de l’eau », selon l’expression utilisée dans les comptes de gestion de l’assurance chômage : privatisation des ressources (baisses des cotisations des entreprises) et économies sur le vivant (démantèlement de la protection des salariés, avec ou sans emploi).
Puis non : à Marseille et à Bordeaux, une poignée de chômeurs, avec l’appui de la CGT-chômeurs et de l’association pour l’emploi, l’information, la solidarité des chômeurs et des précaires (APEIS), ne se sont pas plaints ; ils ont porté plainte en justice. Et commencé, par là, à coller leurs dazibaos à eux dans nos têtes. Après qu’en avril dernier, les chômeurs ont emporté le morceau en justice, qu’ils ont été rétablis dans ces droits-là pendant qu’on tentait de leur en enlever d’autres, que reste-t-il aujourd’hui de ces petits papiers, de ces mots couverts et recouverts ? On peut en commencer l’inventaire, organiser la confrontation avec le lot commun d’abjections proférées au quotidien dans les salons ou les cafés, et, en face, ne pas lâcher, ne pas plier car, comme disent des copains à nous, ce sont les roseaux qui sont des cons.
Chiffres. En 2002, la faute au contrôle défaillant des chômeurs paresseux effectué par des mammouths gras, on n’a exclu que 1.380 ultra-bénéficiaires de l’assurance chômage.
Pour la suite, la méthode du « recalcul » (-7 mois sur 30, -6 sur 25, -4 sur 8, etc.) devait tenir ses promesses quant à l’optimisation de la machine à en découdre avec le mal français, quant au perfectionnement de la moissoneuse-batteuse à faucher les pauvres, à les effacer, les éjecter, les exclure.
442089V. « C’est mon numéro. Mon numéro Assedic et ANPE. Je suis pourtant salariée, en recherche d’emploi mais salariée, j’ai un métier. Dans toutes les entreprises où j’ai travaillé, on m’appelait Mme D. ou Elisabeth, mais à l’Assedic et à l’ANPE, c’est N°442089V. Alors le jour où la conseillère Assedic m’a dit, après une heure d’attente dans une salle sans fenêtre où les sièges sont fixes et tous tournés dans le même sens, après une heure d’attente et après que le panneau lumineux avait affiché mon numéro (un autre numéro, comme celui qu’on a quand on fait la queue chez le fromager du supermarché), donc le jour où la conseillère m’a annoncé :
- Non vous n’avez pas droit aux ASS ni au RMI, vous dépassez le plafond de ressources.
- Même avec deux enfants à charge ?
- Les enfants, ça ne compte pas...
Eh bien, ce jour-là, j’ai fait une chute vertigineuse : pour la première fois de ma vie d’adulte, je ne gagnais plus ma vie, je n’existais plus. C’était le 5 janvier. J’avais pourtant signé le PARE quand je me suis inscrite à l’ANPE. Mais je fais partie des “recalculés”. Je suis le “N° 442089V recalculé”. J’ai perdu sept mois d’allocations. Ils m’ont volé sept mois d’allocations. Je n’ai pourtant pas perdu mon temps : formation de quinze mois pour apprendre un nouveau métier, atelier de recherche active d’emploi, missions d’intérim, mais à 44 ans, pas facile d’être débutante dans un métier !
Alors le 6 janvier, je suis allée à l’APEIS, une association qui lutte contre le chômage et la précarité. On m’a appelée Elisabeth. Et j’ai porté plainte contre les Assedic pour rupture de contrat. Ceux qui l’ont imposé l’avaient assez dit : il paraît que c’était mieux pour retrouver du boulot. Un contrat où l’Assedic s’engageait à me verser les allocations jusqu’en août 2004 et moi, je m’engageais à chercher activement du travail. C’est ce que j’ai fait. Le contrat n’a pas lieu d’être rompu. Aujourd’hui, je fais partie des centaines de chômeurs “recalculés” qui ont relevé la tête. Je ne culpabilise plus d’être encore à la recherche d’un emploi non précaire et correctement payé. La culpabilité doit changer de camp, c’est l’Assedic et tous ceux à qui la précarité profite (sous-entendu, le Medef) qui doivent la porter. Pour moi, le fait d’avoir porté plainte, ça porte un nom : la dignité. »
Témoignage d’Elisabeth, militante à l’APEIS de Bègles, « recalculée » ayant porté plainte.
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