Périphéries

Guillemets
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Enfance

« Les autres filles ne me choisissent jamais comme partenaire pour la corde à sauter parce que je me prends les pieds dans la corde et les fais perdre. Chaque fois que je dessine quelque chose en classe de dessin elles disent "C’est censé être quoi ?" comme si ça ne ressemblait à rien. Quand on joue aux chaises musicales je suis toujours la première éliminée parce que la musique m’absorbe tellement que j’oublie de me précipiter sur une chaise quand elle s’arrête. Pendant les alertes à la bombe nucléaire quand on doit se cacher sous nos pupitres, je n’arrive pas à rester accroupie pendant plus de deux minutes alors que si de vraies bombes atomiques nous tombaient dessus il faudrait rester là des heures sinon des jours. Toutes les autres filles sont sûres d’elles et compétentes et agiles : elles découpent calmement leurs flocons de neige en papier pendant que je transpire et me tracasse parce que mes ciseaux sont émoussés ; elles se mettent lestement en tenue de gym pendant que je me débats avec mes habits en rougissant ; leurs vêtements sont soignés et coopératifs, les miens se rebellent - il y a toujours un bouton qui saute, une tache qui éclôt, un ourlet qui, subrepticement, se découd. »
Sadie dans Lignes de faille de Nancy Huston

« Pour les gosses, forcé de censurer ! Les boules, ils auraient ! Allez raconter à des mouflets que la bête occidentale ne peut plus ni sortir d’elle-même ni rentrer en elle-même, qu’elle est prisonnière de sa peau et qu’ils sont donc eux-mêmes des prisonniers, que l’éducation, l’école, les stages et tout le bordel, c’est pour leur apprendre à être de meilleurs prisonniers ! Que, plus les gens ont des gueules affranchies, plus ils sont taulards dans l’âme ! Comment dire aux enfants que la maison de Dame Tartine, le beau palais de beurre frais, les murs de chocolat, c’est plus vrai que ce qu’ils vont avoir statistiquement sous les yeux environ soixante-seize ans s’ils sont du sexe fort et quelques années de plus si ce n’est pas le cas ? Comment un gosse normal peut-il comprendre qu’on entende la sonnerie et qu’on n’aille pas ouvrir ? Que, pour les choses les plus simples de la vie, on invente des manœuvres tordues, des mots truqués, des saletés prétentieuses ? Que les usines et les campagnes ne servent plus à cultiver et à produire ce dont les gens ont besoin, mais à nourrir la folie d’une meute d’abrutis exaltés ? Cette bête qui, toute leur vie, les complexera en leur faisant croire qu’elle est au-dessus de tout, vous imaginez le temps qu’ils vont mettre avant de piger qu’elle est au-dessous, au-dessous d’elle-même, au-dessous d’eux, au-dessous de tout ? Que ce qui la rend folle, la putain de sale bête, à la fin, c’est qu’elle sait qu’elle n’arrivera jamais à être à hauteur d’homme et qu’eux, à peine sortis du ventre de leur mère, sans stage et sans apprentissage, à hauteur d’homme, ils y étaient déjà ? Et qu’il leur faudra fournir de terribles efforts pour simplement s’y maintenir ? »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 25 »

« Au cours de cette période, il rendit visite à son père et s’aperçut très clairement pour la première fois que son père lui infligeait de perpétuelles vexations, soit en ne l’écoutant pas, soit en se moquant de tout ce qu’il lui racontait et en le tournant en dérision. Lorsque le fils le lui fit remarquer, le père, qui avait été lui-même professeur de pédagogie, lui répondit le plus sérieusement du monde : “Tu peux m’en être reconnaissant. Plus d’une fois dans ta vie tu auras à supporter que l’on ne fasse pas attention à toi, ou que l’on ne prenne pas au sérieux ce que tu dis. Si tu l’as appris auprès de moi, tu y seras déjà habitué. Ce que l’on apprend jeune, on s’en souvient toute la vie.” Le fils, alors âgé de vingt-quatre ans, en fut interloqué. Combien de fois n’avait-il pas entendu ce type de discours sans mettre le moins du monde en question son contenu. Cette fois cependant, il fut pris de colère, et (...) il dit : “Si tu voulais vraiment continuer à m’éduquer selon ces principes, en fait, tu devrais aussi me tuer, car un jour ou l’autre il faudra que je meure. Et c’est comme ça que tu pourrais m’y préparer le mieux !” »
Alice Miller, C’est pour ton bien

« Avant d’amuser ma famille par mes poèmes, je l’avais tannée, vers 8 ans, par mes chicaneries juridiques. On m’a souvent raconté cette anecdote pour me prouver que ça remontait loin, que déjà petit je coupais les cheveux en quatre. Nous habitions près de Bordeaux une maison avec un grand jardin. Il paraît que je voulais absolument savoir si on avait le droit de conduire sans permis dans son propre jardin. J’avais déjà le goût de l’auto, dans tous les sens du mot, et je rêvais d’un territoire en “franchise”, dans tous les sens aussi. »
Philippe Lejeune (spécialiste du journal intime et de l’autobiographie), Signes de vie - Le pacte autobiographique 2

« Etés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits... Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps... J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion... Ma mère me laissait partir, après m’avoir surnommée “Beauté, Joyau-tout-en-or” ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, - “chef-d’œuvre”, disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord... Je l’étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis. »
Colette, Sido

« Sa modeste besogne de scribe, il l’a élue entre toutes pour ce qu’elle retient, assise, à une table, sa seule et fallacieuse apparence d’homme. Tout le reste de lui, libre, chante, entend des orchestres, compose, et revole à la rencontre du petit garçon de six ans qui ouvrait toutes les montres, hantait les horloges municipales, collectionnait les épitaphes, foulait sans fatigue les mousses élastiques et jouait du piano de naissance... Il le retrouve aisément, revêt le petit corps agile et léger qu’il n’a jamais quitté longtemps, et il parcourt un domaine mental où tout est à la guise et à la mesure d’un enfant qui dure victorieusement depuis soixante années. »
Colette, « Les Sauvages », Sido

« J’ai un souvenir très précis des violences auxquelles l’incitation aux vertus scolaires peut conduire une famille : le sadisme suit toujours de près la certitude de faire le bien. Je prends d’instinct la défense des enfants qu’on morigène devant moi, j’ai besoin de les protéger contre ce déferlement d’angoisse mal maîtrisée, contre ces voix soudain solennellement métalliques, contre l’abominable fascisme éducatif qui se transmet - pour leur bien ! - de génération en génération. Un enfant se remet plus facilement d’avoir été un cancre et un feignant que d’avoir vu ceux qu’il voudrait aimer le plus dresser devant lui le tréteau de leurs peurs. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 17 », sur Résurgences

« De la porte-fenêtre du salon, je vois tout ce que fait Bel-Gazou. Elle est en pleine possession de ce monde invisible que nous avons tous, jadis, mérité, créé, puis perdu. Enfant solitaire, elle marche partout accompagnée, comme je fus autrefois, de favoris, de serviteurs et d’adversaires qui sortent quand elle le veut de l’inconnaissable et qu’elle bannit, d’un signe, à la desséchante approche des grandes personnes. »
Colette, La chambre éclairée

« Voici les mots du matin, ces mots prononcés au frais, à l’abri, quand le soleil commence à peine à caresser le sable d’El Halia... (...)
Chaque jour, pendant les quelques matinales heures, l’enfant entend l’aube mettre la vie au frais ; il écoute les voix humaines porter, butiner, autour de lui, le seul et rafraîchissant bruit de la mer. Le va-et-vient de l’océan qui baise le dessus de la Terre, comme il y a des millénaires. Les bruits de l’amour, les mystères du bonheur : l’envie de vivre, l’envie de se lever, de sauter du lit. Le temps se met, d’un coup, à courir sur le carrelage avec l’enfant. Ils traversent tous deux les chambres peintes en blanc, dont la chaux assainissante isole de la chaleur torride de ce pays. La vie des pauvres d’El Halia est un enterrement quotidien du malheur. »
Louis Arti, El Halia

« - Oh M’sieur Louis on y va à la plage ou pas ?!
Il suffisait que mon père réponde affirmativement et tout démarrait. Dans le camion, plein de parents, d’enfants, d’amis, c’est la fête. Le Citroën P45, que conduit mon père, sort du village et va vers la mer...
Les pieds nus dans la fine farine jaune de la plage, je me sentais si libre. Dans cette première soirée les hommes se racontaient les blagues des oursins piquants, et les femmes celles des dorades douces. Assis, j’enfonçais mes fesses, mouillées par la baignade, dans le sable et le mica qui se collaient de mille grains à ma peau. Ainsi je mangeais ma première sardine en boîte écrasée sur du pain, en me séchant dans les ultimes rayons du jour. Une serviette sur le dos, je regardais la mer en frissonnant de tendresse, reniflant des images bleues foncées. Après avoir couru longtemps, ma soeur et moi, nous finissions avec les adultes, et les femmes capturaient notre fatigue. Elles nous lavaient avec un peu d’eau potable, nous asseyaient autour de la nappe garnie de plats, de saladiers, de pain, de gargoulettes, de bouteilles de vin, d’anisette. Quand les parents nous couchaient sur la plage, dans des sacs militaires, je commençais à regarder la mer les yeux plissés. Le vent du soir soufflait sur nos visages quelques grains de nos matelas de sable, la paix semblait me regarder à son tour dans un large espace doux et salé. Les voix qui descendaient avec la nuit, allégeaient mes angoisses, me faisaient oublier mes petites cicatrices. Parfois, la brise m’amenait un mot puis m’enlevait le reste de la phrase dont le cerf-volant tombait dans la mer. Je finissais par m’endormir dans les va-et-vient de la Méditerranée, dans les bruits des vagues se jetant sur les cris des mouettes ou des voix d’hommes pêchant à la palangrotte. Par le rire léger des femmes, un bonheur discret tombait sur l’enfance. Silencieusement l’amour se blottissait contre nous tous dans une étendue noire répandue d’étoiles. »
Louis Arti, El Halia

« Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête - innocent ! - sans songer aux conséquences. »
Henri Michaux cité par Nicolas Bouvier dans L’oeil du voyageur

« J’ai cinquante ans et pourtant, j’ai toujours la sensation d’être un enfant. Il m’arrive très souvent de me dire “Quand je serai grand, je ferai ceci, je m’achèterai une maison comme ça...” Et puis je me réveille : “Hé hé, connard, quand est-ce que tu seras grand ?” Quand j’étais enfant, je n’ai jamais été un enfant. Ça doit venir de la maladie de mon frère. Nous dormions dans le même lit, parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’argent. Sa toux me réveillait chaque nuit. Alors je lui caressais le dos, sur les bronches, pour calmer sa toux. C’était une enfance très grave, mais pas triste. »
Baudoin, Les Inrockuptibles, juillet 1992

« Tout en grandissant, les adolescents traversent une crise.
C’est la crise inévitable de l’imagination.
Lors de cette crise, l’imagination et la réalité entrent en collision.
Lors de cette collision les adolescents passent de l’enfance à l’âge adulte. Ils choisissent la façon dont ils vont vivre.
Si la réalité détruit l’imagination, ils auront beau s’affairer, devenir éminents, ils seront toujours vides, causant à autrui perte et souffrance.
Si la crise se résout bien, si l’imagination et la réalité sont unies, leur vie sera créatrice.
Cette crise n’est pas un rite de passage - un tel rite ne peut marquer que l’entrée dans l’ordre des choses existant, qu’il soit naturel ou social.
Mais lors de telles crises nous devenons soit les créateurs de notre monde, soit - d’une façon ou d’autre, en fait de plusieurs façons - ses destructeurs.
Notre société ne comprend rien à cette crise.
Souvent elle ne la remarque même pas ou n’a ni le temps ni la patience de s’en soucier.
Souvent les adolescents eux-mêmes ne la remarquent pas - pour eux cela peut être quelque chose de confus à écarter d’un revers de main.
Ils ne savent pas qu’ils sont en train de choisir la façon dont ils vont vivre, et - en même temps - de décider quel sera l’avenir de nos communautés.
Cette crise devient encore plus importante dans un monde qui change et dans lequel il faudra faire de nouveaux choix. »
Edward Bond, commentaire sur sa pièce Auprès de la mer intérieure

« Les parents ne se doutent pas de ce que les enfants font dans leurs chambres : ils lisent les mêmes paragraphes et les relisent, stupéfiés par de sanglants carnages, les jambes molles d’horreur. Ils lisent et relisent les mêmes paragraphes, étourdis de bonheur lorsque les jeunes amants se retrouvent dans le fort français, lorsque le jeune garçon venge son père, lorsque le bruit des mousquets dans les bois annonce la fin du siège. Ils ne pourraient faire un seul pas même si la maison prenait feu. Ils détestent le monde tel qu’il est, cet endroit ennuyeux où le corps habite, va à l’école. Ils haïssent ce corps, ennuyeux lui aussi, qui possède les yeux qui lisent des livres, et le coeur que les livres enflamment. Cette enveloppe charnelle si gênante semble avoir besoin d’un univers extraordinairement vaste et banal pour vivre. L’enfant est obligé d’y passer bien trop d’heures, il doit y “faire son temps” tel un prisonnier, toujours à la recherche d’une occasion qui lui permette de retourner à la maison. Une fois chez lui, il se plonge dans une concentration - imaginaire, intellectuelle, ou physique - dans laquelle, enfin, il se perd tout entier. Bien que j’aie toujours eu faim, je ne pouvais supporter de rester assise à table pour les repas ; c’était trop ennuyeux, cela ne demandait ni courage, ni imagination. La force aveugle de leur vie intérieure rend les enfants immoraux. Ils ne trouvent les choses bonnes que lorsqu’elles sont excitantes, que lorsqu’elles les enfièvrent et leur ôtent le souffle, que lorsque, sur leur lit, elles les laissent bras et jambes coupés, presque sans connaissance. »
Annie Dillard, Une enfance américaine

« Toute vie adulte est nourrie de l’enfant disparu, elle n’en est pas pour autant une version améliorée. »
Elzbieta, L’Enfance de l’Art

« J’aime l’idée que c’est un mystère, qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise raison de vouloir vivre ou mourir. C’est comme pour les garçons, qui les aiment mais n’arriveront jamais à les comprendre. Vous pouvez toujours dire : “Oh, mais elles avaient l’air d’aller si bien”, vous ne voyez pas ce qu’il y a derrière. Et, quand vous êtes adolescent, vous n’arrivez pas à voir ce qui viendra après, quand vous aurez quitté l’école, la maison de vos parents, et que vous serez devenu un individu à part entière. Les sœurs Lisbon, leurs parents ne les aident pas à grandir. Ils font de leur mieux, mais ils n’y arrivent pas. Alors, pour ces filles, le suicide semble la seule issue. »
Sofia Coppola à propos des héroïnes de son film Virgin Suicides, Numéro, octobre 1999

« Trois adolescents discutent sur le trottoir à l’ombre d’une microscopique épicerie. “Qu’est-ce que vous faites ?” - On est retraités. En Algérie, on prend sa retraite à dix ans. On vous offre un café ?” »
Bernard Guetta, reportage en Algérie, Le Monde, 16 septembre 1999

« On s’exerce involontairement et instinctivement on déambule dans les domaines où on a du talent. »
Robert Walser, Félix

« Quand j’étais petit, j’emportais toujours un maillet de croquet chez le dentiste. Je ne m’en suis jamais servi mais enfin je savais que je l’avais. »
Howard Buten, Monsieur Butterfly

« Un autre de mes ouvrages favoris était L’Ile au trésor de R. L. Stevenson, encore une lecture dont je ne me suis jamais remis. L’image d’un coffre en bois plein de doublons, de rubis, d’émeraudes et de turquoises est pour moi un tourment continuel. Je demeure convaincu que cela existe quelque part, qu’il suffit de bien chercher. J’espère encore, j’attends encore, je suis torturé par la certitude que c’est là, qu’il suffit de connaître la formule, le chemin, l’endroit. Ce qu’une telle illusion peut réserver de déceptions et d’amertume, seuls les très vieux mangeurs d’étoiles peuvent le comprendre entièrement. Je n’ai jamais cessé d’être hanté par le pressentiment d’un secret merveilleux et j’ai toujours marché sur la terre avec l’impression de passer à côté d’un trésor enfoui. Lorsque j’erre sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d’un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu’il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé ; je fouille longuement du regard le ciel et la terre, j’interroge, j’appelle et j’attends. »
Romain Gary, Les Racines du ciel

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Périphéries, août 2006
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