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Difficile de ne pas penser à Annie Le Brun, cet été, en arpentant les allées de KidzMondo, le parc d’attractions qui venait d’ouvrir à Beyrouth, pour un reportage à lire dans Le Monde diplomatique de novembre. En 2000, dans Du trop de réalité, l’essayiste — à qui l’on doit aussi de superbes expositions, comme « Les arcs-en-ciel du noir » à la Maison de Victor Hugo à Paris — constatait que le rêve avait « purement et simplement disparu de notre horizon ». Désormais, disait-elle, il n’y a plus qu’une « réalité débordante, qui revient nous assiéger au plus profond de nous-mêmes » ; et cela représente une catastrophe aussi grave que la destruction de la biosphère.
Parmi les exemples qui venaient étayer son propos, elle mentionnait les parcs d’attractions : « Le succès planétaire de Disneyland montre que le coup de force est en train de réussir. Car ce ne sont plus seulement nos rapports à l’espace et au temps qui y sont manipulés. C’est notre pouvoir ancestral de nier l’un et l’autre au nom du merveilleux qui s’y trouve littéralement pétrifié. Aussi, le seul fait que le monde des contes de fées y soit réduit à la plus grossière réalité tridimensionnelle constitue une catastrophe comparable à la dévastation des grands ensembles forestiers. »
Avec KidzMondo, qui reprend le concept de KidZania (déjà plus d’une vingtaine de parcs dans le monde, Lisbonne étant pour le moment la seule ville européenne à en accueillir un), une étape supplémentaire est franchie. Il ne s’agit plus de donner une matérialité à l’univers des contes de fées : ce qui s’impose, c’est un imaginaire tautologique, incapable de fantasmer autre chose qu’une réplique du monde existant dans ce qu’il a de plus prosaïque et aliénant. Ces parcs prétendent en effet reproduire une ville réelle, et préparer les enfants à la vie adulte en leur apprenant les vertus du travail et de la bonne gestion financière. De cette tendance à rabattre le monde sur le monde de l’entreprise, il existe d’autres signes, comme cette agence japonaise qui invente le « tourisme laborieux » (lire Masaaki Kameda, « Forget the beach, try an on-the-job vacation », The Japan Times, 13 août 2013).
Dans La Terre et les rêveries du repos, paru en 1948, Gaston Bachelard offrait une retranscription intégrale du devoir d’un écolier parisien de 12 ans qui lui avait été transmis par « M. Renauld, professeur au lycée Charlemagne ». Le sujet imposé était : « Que voudriez-vous être plus tard ? Et quelles en sont vos raisons ? » Voici la réponse.
« Je voudrais être égoutier. Dès ma plus tendre enfance, mon rêve était d’être égoutier ; en moi-même, il me semblait que ce métier était merveilleux ; je m’imaginais que l’on devait traverser toute la terre par des boyaux souterrains. En étant à la Bastille je pourrais aller au diable. Je pourrais reparaître en Chine, au Japon, chez les Arabes. J’irais encore voir les petits nains, les esprits, les lutins de la terre. Je me disais en moi-même que je ferais des voyages à travers la terre. Je m’imaginais encore que, dans ces égouts, il y avait des trésors enfouis, que j’irais faire des excursions, je creuserais la terre et un jour je reviendrais chez mes parents, chargé d’or et de pierres précieuses, je pourrais dire : Je suis riche, j’achèterai un magnifique château et des parcs.
Là, dans ces égouts, il y aurait des rencontres, un drame se déroulerait dont je serais le premier acteur : il y aurait un cachot où serait enfermée une jeune fille, j’entendrais ses plaintes et je volerais à son secours et la délivrerais des mains d’un vilain sorcier qui voulait l’épouser. Je me promènerais avec une lampe et un pic.
Enfin, pour vrai dire, je ne connaissais pas de métier plus grand et mieux que ça.
Mais lorsque je connus ce qu’était le métier d’égoutier, un travail dur, pénible et malsain, je compris que ce n’était pas un métier que je rêvais, mais alors d’un conte de Jules Verne ou encore un roman magnifique de jeunesse. En faisant cette découverte, je m’aperçus qu’un métier n’est pas des vacances, mais qu’il fallait travailler dur pour gagner son pain ; je résolus alors de choisir un autre métier. Celui de libraire me séduisit beaucoup. C’était épatant, je vendrais des livres aux écoliers et aux gens. Je ferais aussi un abonnement de livres et les personnes viendraient échanger leurs livres à la bibliothèque. Au début de l’année scolaire, les élèves m’achèteraient des livres, des trousses, des plumes, etc. De temps en temps ils viendraient chercher des bonbons. »
(Cité dans Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité, José Corti, Paris, 1948)
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