Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...
L’une des raisons pour lesquelles les mises à jour de Périphéries sont devenues si rares, c’est que j’ai été avalée par les réseaux sociaux. Maintenant, quand j’ai envie de recommander un livre, au lieu de me fatiguer à synthétiser le propos de l’auteur, à le décortiquer et à le commenter, à le mettre en relation avec des lectures passées, je balance deux lignes sur Facebook ou sur Twitter : « Lisez ça, c’est super. » Une grande avancée pour la finesse de la pensée et la richesse du vocabulaire.
Dans son étude des usagers du téléphone portable, le sociologue Francis Jauréguiberry (1) analyse ce que change dans les relations humaines le fait d’avoir à disposition des moyens de communication instantanée, et de pouvoir atteindre n’importe qui, n’importe quand, par un appel ou un SMS — mais sa réflexion vaut aussi pour un statut Facebook ou un tweet. Avec le portable et les réseaux sociaux, au lieu de laisser décanter en soi ce qu’on veut dire, au lieu de le ruminer longuement dans son coin, de le laisser mûrir, on s’exprime à flux tendus, par bribes. « La pulsion interdit l’élaboration de l’élan », écrit Jauréguiberry. Certains de ses interlocuteurs disent eux-mêmes que le portable représente à leurs yeux, dans leurs relations avec leurs proches, « un danger pour l’émotion pensée non plus comme passage à l’acte, mais comme tension créatrice. Le risque est de voir l’impulsion chasser l’imagination, et le bavardage remplacer l’échange. Le silence et le différé, condition de retour sur le passé et de projection dans l’avenir, sont les complices d’un présent créateur. Mais lorsque ce présent n’est plus qu’une succession d’immédiats éphémères, où se situe la continuité ? ».
L’un des enquêtés de Jauréguiberry s’inquiète pour les lettres d’amour, en particulier : « Le téléphone a un aspect simplificateur de la pensée que le billet doux ou la lettre n’a pas. Parce que la lettre, on l’écrit, on la réécrit, on la jette, on la recommence... On prend plus de temps à faire passer le message. Avec le portable, c’est : “Je t’aime, tu me manques.” Non seulement c’est brut et peu sophistiqué, mais ça appauvrit, je crois, la relation. » Forcément, à l’époque où une lettre devait voyager pendant des jours, voire des semaines, avant d’atteindre son destinataire, il aurait paru légèrement incongru de se contenter d’un « Je t’aime mon chéri, bisous ». Ou alors, il fallait être Denys Finch Hatton (1887-1931), l’amant de l’écrivaine danoise Karen Blixen, dont Robert Redford a interprété le rôle dans Out of Africa de Sydney Pollack. Alors qu’il était parti en safari, son frère, qui avait besoin d’un renseignement urgent, avait envoyé des hommes à sa recherche. Les types avaient marché des jours avant de le dénicher. Et là, à la question « Connais-tu l’adresse de X ? », ce farceur de Finch Hatton avait fait répondre : « Oui. » Un peu comme s’il croyait qu’il avait les SMS gratuits dans son forfait.
Cet appauvrissement des échanges ne concerne pas forcément le mail — même si certains observent que la logique du SMS est en train de le contaminer, et qu’on s’envoie des courriers électroniques de plus en plus brefs, à un rythme de plus en plus rapide. On peut penser au contraire que le mail, et le Net en général, à travers sites, blogs et forums, ont amené beaucoup de gens à développer une pratique de l’écriture qu’ils n’auraient pas eue autrement. Ce qui disparaît, en revanche, c’est la lettre, c’est-à-dire un support de communication physique, que l’on peut décorer, enluminer, parfumer, tacher, cacher, déchirer, et qui, à travers l’écriture manuelle, conserve l’empreinte du corps de l’autre. Les lettres ne se comptent plus qu’en millions chaque année en France, alors qu’il y a quinze ans c’était par milliards. Mais « la décrue date des années 1970 », quand tous les foyers de France ont finalement été équipés d’un téléphone. Sébastien Richez, chargé de recherche au Comité pour l’histoire de La Poste, indique que les lettres représentent aujourd’hui moins de 3% des échanges postaux, et prédit qu’en 2030 il n’y aura plus du tout de courrier : « J’ai fait un jour une petite présentation sur le thème : 1830-2030, vie et mort du courrier ! » (2)
Bref. Reste le problème des réseaux sociaux, et de la façon dont ils ôtent toute profondeur au temps, mais aussi dont ils nous privent de nos capacités de retrait et de concentration. « Mon cerveau d’avant Internet me manque », dit une illustration de Douglas Coupland qui a beaucoup circulé... sur Internet. Dans mon cas, il y a effectivement de quoi rester perplexe en comparant la personne tranquille et posée que j’étais avant — pas exactement avant Internet, mais disons aux débuts du Net, avant la grande accélération du web 2.0 —, lorsque je pouvais rester de très longs moments seule dans ma bulle, avec la créature fébrile et frénétique que je suis devenue : une zébulonne en surchauffe perpétuelle, incapable de ne faire qu’une chose à la fois, qui consulte à tout bout de champ ses multiples comptes (mail, RSS, Facebook, Twitter), qui abandonne les livres au bout de cinquante pages et qui ne sait plus où donner de la tête entre tous les objets dignes de son attention. Mon cerveau est devenu une passoire. J’envisage d’essayer la technique Pomodoro, qui consiste à installer un minuteur pour s’obliger à se consacrer à une seule tâche pendant vingt-cinq minutes : gros challenge en perspective. Dans Féerie générale (éditions de l’Olivier, lisez-ça-c’est-super), Emmanuelle Pireyre écrit : « J’ai noté quelques subtilités récentes de la technologie pour nous rendre dépendants, augmenter indéfiniment les surfaces d’échanges, j’ai noté le recul des possibilités d’autarcie. »
En étant consciente de ces enjeux, pourquoi ne pas me déconnecter, alors, ou au moins lever le pied ? Parce que je suis accro. La curiosité de voir ce que postent les autres et la pulsion de partage sont les plus fortes. Je fais partie de ces internautes qui ont des idées politiques affirmées, et qui sont contrariés des décalages qu’ils peuvent constater entre ces idées et leur mode de vie, mais qui, quand il s’agit des réseaux sociaux, bien qu’avertis de leurs multiples pièges, se retrouvent face à une force d’attraction irrésistible. Ce qui conforte encore ma conviction que la gauche, en général, compte trop sur le sens moral des gens, néglige leur part d’irrationnel, et sous-estime la facilité avec laquelle leurs repères moraux et politiques peuvent être balayés par des stratégies de séduction efficaces.
Le plus affolant, c’est que l’un des moyens récents que j’ai trouvés pour me reposer l’esprit est encore... un réseau social : Pinterest (AU SECOURS, SAUVEZ-MOI). C’est plus fort que moi : toute cette richesse à disposition, c’est comme si une main géante sortait de l’écran pour m’empoigner et m’entraîner dans les méandres des Internets. Etant avant tout portée, par goût personnel et par nécessité professionnelle, sur le texte et sur l’information, j’ai mis longtemps à réaliser qu’il y avait un autre domaine dans lequel Internet avait mis fin au régime de la rareté, pour rassembler et systématiser une quantité vertigineuse de ressources : les images — photos et reproductions d’art. Je guettais avec avidité celles qui surgissaient de temps en temps sur Facebook (et je me perdais surtout dans le splendide Désordre de Philippe De Jonckheere), j’aimais la beauté et la respiration qu’elles apportaient dans le flot de l’actualité, mais sans avoir l’idée d’aller voir à la source, sur les sites spécialement dédiés à leur partage.
Sur Pinterest, pour ceux qui ne connaissent pas, on se crée un compte personnel avec des tableaux thématiques sur lesquels on épingle les images qui nous plaisent. On peut les télécharger depuis son disque dur, ou repiquer celles des autres et s’abonner à leurs tableaux quand ils nous intéressent. On peut aussi installer sur son navigateur un bouton « Epingler » totalement jouissif, qui permet de rafler en quelques secondes une image sur n’importe quel site qu’on visite pour l’ajouter à sa collection. L’ensemble est une vaste boucherie de droits d’auteur, mais beaucoup d’utilisateurs demandent expressément à ceux qui reprennent leurs images de ne pas enlever les crédits. Le droit commercial passe à la trappe, mais pas le droit moral — ou pas toujours...
Avant, pour se faire une collection personnelle, pour décorer son agenda de l’année ou les murs de son appartement, il fallait se contenter d’inspecter les tourniquets de cartes postales dans les musées ou les librairies, de découper les journaux et les magazines, de récupérer des programmes de spectacles ou des prospectus d’expositions. Maintenant, il suffit de taper le nom d’un artiste dans Google, ou de plonger dans l’univers vertigineux de Tumblr, de Flickr et de Pinterest, pour en recevoir une avalanche continue sur la tête. C’est sans fin : un compte ou un site mène à un autre, tout aussi alléchant, voire encore plus. Comme pour l’information et les idées, on plonge là-dedans avec émerveillement, mais en ayant aussi une conscience aiguë du caractère forcément dérisoire de ses explorations, ce qui procure une démangeaison de frustration, et le sentiment d’une démesure, d’une disproportion effrayante avec les capacités de l’esprit humain. On peut, à certains moments, nager avec aisance dans un flot d’informations et de productions passionnantes, et, à d’autres, avoir l’impression de ventiler des fils RSS comme un forçat casse des cailloux. Il y a presque de quoi paniquer, surtout que pendant ce temps-là le monde physique ne cesse pas d’exister pour autant, il continue à vous solliciter lui aussi.
C’est curieux : pourquoi on ne panique pas de la même façon quand on se trouve dans une bibliothèque, alors qu’on sait très bien, là aussi, qu’on ne pourra jamais lire tout ce qu’elle contient, et qu’on passera forcément à côté de livres qui, si ça se trouve, auraient changé notre vie ? Sans doute parce que la bibliothèque, on en voit les limites, on peut en faire le tour. Le livre, lui aussi, est un objet bien distinct : il est séparé des autres, même s’il contient une bibliographie qui y renvoie. Ce qui est flippant avec le web, c’est ce contenu à la fois dématérialisé et enchevêtré par le jeu des liens hypertextes, qui ne vous autorise jamais à le lâcher — il faut s’y arracher —, qui vous offre une image très proche de ce qu’est votre cerveau — même si les différences sont aussi nombreuses — et semble par là vous lancer un défi.
L’image de la « toile » est pertinente y compris dans sa dimension de piège collant dont il est impossible de se dépêtrer. Rien d’étonnant à ce qu’on soit engloutis, dépassés. Rien d’étonnant à ce qu’on soit absorbés au point de négliger au moins un peu notre environnement matériel, comme l’illustre assez bien ce dessin d’une utilisatrice typique de Pinterest (« The typical pinner », « l’épingleuse typique »). Peut-être qu’au bout de quelques années on sera dégrisés, on aura gagné en maîtrise, on aura pris un minimum de recul et rééquilibré nos vies ? Ou peut-être que c’est seulement ce que je me raconte pour me rassurer ? Plus le temps passe, plus le titre du premier numéro de Manière de voir consacré à Internet, « L’extase et l’effroi », en 1996, me semble un titre parfait (3).
Sinon, autant le dire tout de suite : Pinterest, c’est la honte. J’aurais mieux fait de choisir Tumblr. Pour l’essentiel, Tumblr est branché, second degré, plein de gifs animés, de chats aux yeux rouges qui volent, de dérision et de parodies, ou alors de collections d’art pointues et dérangeantes. Alors que Pinterest est résolument premier degré, à la limite de la niaiserie. Chacun y met ce qui le fait rêver, de sorte qu’il offre une vue en coupe des fantasmes et des idéaux contemporains. On comprendra que ça m’intéresse... C’est sans doute pour cette raison qu’il a la réputation d’un réseau « féminin » : il déborde de robes de mariée, d’images romantiques et vaporeuses, de listes de shopping, de cupcakes, de cocktails, de fringues et de sacs, de mamans et de bébés, de photos de décoration intérieure, de produits de beauté, de mannequins filiformes et de recettes de cuisine. C’est la version 2.0 du bovarysme.
En fait, Pinterest reflète bien cette « culture féminine » que j’ai essayé de décrire dans Beauté fatale, une culture que les femmes se sont constituée au fil du temps autour des occupations et des préoccupations dans lesquelles la société les enfermait : le quotidien, l’univers domestique, le soin des enfants, le corps, la mode, la sensualité, ou encore le goût des choses petites, secrètes, cachées. Il s’agit d’une culture à laquelle beaucoup d’entre elles adhèrent encore, et qui est méprisée par la culture légitime, mais habilement récupérée et exploitée par la société de consommation et les médias de masse. Elle mêle des éléments à mes yeux tout à fait défendables, et d’autres franchement aliénants. La présence massive des seconds sur Pinterest a d’ailleurs amené certaines à estimer que ce réseau social « tuait le féminisme » (Amy Odell, « How Pinterest is killing feminism », Buzzfeed, 1er octobre 2012).
« Ce n’est pas ce qu’Internet était censé nous apporter », proteste Amy Odell dans cet article. Sauf que, là encore, Internet a deux visages : d’un côté, inévitablement, il est une vaste régurgitation de la vision du monde, de l’esthétique, des aspirations et des préoccupations que nous ont fait bouffer pendant des décennies, et que continuent à nous faire bouffer, les médias traditionnels, télé et magazines. Mais, de l’autre, il est aussi un lieu où les contester, et où faire mieux que les contester : les concurrencer, leur proposer des alternatives. Dans le domaine des images comme dans les autres, pour qui veut bien aller fouiller, il réintroduit une diversité inimaginable, alors qu’autrefois les médias traditionnels étaient seuls, ou presque, à façonner notre environnement culturel.
Certes, Pinterest est accablant au premier abord ; et, sur Tumblr, on trouve des flopées de comptes intoxiqués par l’univers de la mode et de la publicité, d’un érotisme glacial et glaçant, saturés de corps minces, lisses et aseptisés qui semblent en plastique, de logos de marques de luxe. Mais il suffit de creuser un peu pour découvrir des comptes qui vous emmènent radicalement ailleurs. On dirait que le monde entier (ou du moins une partie non négligeable du monde) a déversé en ligne tout ce qui dormait dans ses greniers. Et la circulation des images est fascinante à suivre, ou plutôt à deviner : une photo apparaît sur un Tumblr, elle est aussitôt repostée sur d’autres, et, quelques jours plus tard, vous la voyez ressurgir comme une fleur sur la page Facebook d’un de vos amis, après avoir probablement déjà fait plusieurs fois le tour de la Terre.
Dans l’usage que j’en fais, Pinterest est un antidote à Twitter. Twitter me sert à échanger des informations et des commentaires sur la politique nationale et internationale, sur la crise financière, sur la situation des femmes, sur le racisme, sur l’environnement... Autant dire tout ce qui va mal sur la planète. Certains font aussi un usage militant de Pinterest, mais ce n’est pas mon cas — même si la politique a tendance à revenir par la fenêtre. Le partage d’images est un moyen que j’ai trouvé de restaurer la vision du monde plutôt sombre que je retire de Twitter, qui, sinon, finirait par être minante. Un moyen parmi d’autres, mais assez fabuleux. Il me rappelle l’existence des trains qui arrivent à l’heure, sur lesquels il n’y a rien à écrire (encore que...), mais qui peuvent être rassérénants à contempler.
Pour ça, il faut accepter de se laisser aller à admirer béatement, sans se sentir stupide, en faisant taire son rabat-joie intérieur. Il faut accepter aussi, le cas échéant, d’avoir des goûts banals, ne pas vouloir jouer toujours à la plus maligne, ne pas chercher à se distinguer à tout prix ; un réflexe dont je constate qu’il est bien plus ancré que je ne le croyais. Mon amour-propre a résisté plusieurs semaines avant de me laisser créer un tableau « Chats », comme j’en mourais d’envie : tu ne peux pas ! Tu es journaliste au Monde diplomatique ! Ignacio Ramonet et Serge Halimi ne collectionnent pas les photos de chats, eux ! (Pour Alain Gresh, je ne jurerais de rien.) J’ai fini par craquer. Mais je me contrôle : pour le moment, du moins, je fais un casting impitoyable, je ne sélectionne que des chats artistiques et distingués. Enfin, presque. Il faut que je pense à me créer un tableau secret plein de chatons ébouriffés et trop mignons qui jouent avec des pelotes de laine.
De toute façon, en systématisant l’accès aux ressources documentaires, le web est une école d’humilité : on a très peu de chances d’être seul à détenir une image. Et, si on a la naïveté de le croire, un minimum de navigation dans les collections des autres nous détrompera vite. Il est d’ailleurs étonnant d’observer qu’on en retrouve certaines de façon régulière, insistante, au fil de ses déambulations, chez les gens les plus différents : des images qui ont visiblement tapé dans l’œil de tout le monde, pour des raisons souvent mystérieuses. Et, à l’inverse, je suis aussi parfois perplexe, presque choquée, en constatant que d’autres récupèrent une de « mes » images pour l’inscrire dans des univers tout à fait étrangers au mien. Chacun se sert chez les autres de façon un peu cynique, sans forcément adhérer à tous leurs choix. Ou alors, quelqu’un publie une image en l’accompagnant de commentaires extatiques, et vous la scrutez en essayant en vain de comprendre ce qu’il lui trouve, au juste. Sur Pinterest, chacun est à la fois très commun, très prévisible, très semblable aux autres, et absolument seul dans son monde. Ce qui amène à se poser des questions à peu près insolubles sur la formation du goût et les voies mystérieuses qu’elle emprunte : pourquoi est-ce que telle image me plaît autant, pourquoi est-ce qu’elle suscite ma convoitise, pourquoi est-ce qu’elle déclenche immédiatement un réflexe d’appropriation, alors que telle autre, pourtant très semblable, avec le même sujet, le même auteur, le même style, me laisse de marbre ? Ou comment s’offrir une psychanalyse sauvage par les images.
Ce dont je ne reviens pas, en tout cas, après trois mois, c’est le plaisir que j’y prends. Les images agissent comme des cataplasmes, comme une thérapie. Elles ont un pouvoir nourrissant, apaisant. On dirait qu’elles produisent des effets au niveau physiologique. C’est d’ailleurs ce que dit bien l’appellation « porn », si souvent accolée par les blogueurs à la catégorie particulière qui les passionne : Tree Porn pour les arbres, Cabin Porn pour les cabanes, Bookshelf Porn pour les bibliothèques, Interiors Porn pour la décoration intérieure... Le terme traduit l’idée d’orgie, d’abondance (« binge » est également un suffixe très prisé), mais il suggère aussi que ces images vous comblent, qu’elles répondent à un désir profond, qu’elles vous font un effet qui déborde la simple appréciation esthétique. S’y ajoute le plaisir de la collection : accumuler des variations sur un même thème permet de l’explorer de plus en plus finement, sous tous les angles, en conjuguant le bonheur de la répétition, de l’obsession, de l’entêtement, et celui de la nouveauté, de la variation, de l’élargissement progressif du champ. On vise une exhaustivité qu’on n’atteindra jamais, mais au moins, on balise le terrain, on pose des jalons.
On hésite cependant à faire ce constat, comme si ce plaisir procuré par les images n’était pas un phénomène homologué, comme si on n’était pas prêt à admettre qu’un objet visuel serve à autre chose qu’à nous communiquer une information ou à enrichir notre culture. « J’ADORE LES ESCALIERS. Est-ce que c’est bizarre ? Est-ce que c’est seulement moi ? » s’alarme par exemple le titulaire d’un Tumblr consacré au design. Alors que non, pas du tout. Vous commencez par vous surprendre et vous inquiéter vous-même en créant un tableau « Escaliers », et vous finissez par passer des heures à fouiller dans les images de cette catégorie, la langue pendante. D’ailleurs, bien sûr, il y a un porno des escaliers (à ne pas confondre avec le porno dans les escaliers, qui existe aussi). C’est fantastique, un escalier, quand on y pense. Sa façon de sculpter l’espace, de rappeler les cabanes et les escalades de l’enfance, de faire virevolter le corps et le regard, de suggérer une échappée, un ailleurs mystérieux qu’on ne fait qu’entrevoir et qu’on est libre d’imaginer... (D’accord, j’arrête.)
Dans son introduction à l’exposition de l’artiste japonais Hiroshige (1797-1858), cet hiver, le directeur de la Pinacothèque de Paris, Marc Restellini, écrivait :
« Grâce à Hiroshige, il nous est permis, à nous, public occidental, de comprendre comment une œuvre d’art est perçue au Japon et plus largement en Asie. Notre manière de voir une œuvre en Europe et en Occident est finalement très superficielle, purement esthétique ou simplement intellectuelle et s’attache à apprécier la forme, les couleurs, la composition ou la signification. (...). Le Japonais s’attache moins à l’apparence, mais vit la vision de l’œuvre comme un support de méditation. Une œuvre est avant tout un prétexte à un voyage intérieur. Ainsi, une estampe est un objet qui lui permet de pénétrer à l’intérieur de l’œuvre. C’est la raison pour laquelle la perspective dans les gravures japonaises est si évidente et si profonde. Elle aide à accompagner l’œil dans son voyage à l’intérieur de l’estampe. »
C’est intéressant, mais on peut se demander si le rapport décrit ici comme « japonais » n’est pas en réalité universel, et si la différence ne tient pas simplement au fait que, en Occident, on répugne à le reconnaître. Parce que, d’après ma modeste expérience, sur Pinterest, tout le monde, ou quasiment, est japonais. On y recherche des images qu’on peut habiter, dans lesquelles on peut se projeter, devant lesquelles on peut rêvasser. Les photos d’intérieurs, d’architecture, de maisons, de cabanes dans les arbres et d’abris en tout genre remportent un grand succès : les tableaux consacrés à ces thèmes font partie de ceux qu’on retrouve chez pratiquement tout le monde ; mais la plupart des images, quel que soit le sujet représenté, semblent choisies parce qu’elles offrent un abri, même si ce n’est pas au sens littéral. Je rêve des textes qu’une exploration de l’Internet des images aurait pu inspirer à Gaston Bachelard.
Et puis, il y a le mode de relation qu’induit Pinterest, lui aussi très reposant. Twitter, en permettant à tout le monde de parler à tout le monde, a un côté autos tamponneuses, mais sans la dimension enivrante et joyeuse : ça va à toute allure, c’est violent, ça s’accroche, ça s’engueule, ça s’insulte à l’occasion. Sur Pinterest, on se contente de communier dans les « oh ! » et les « ah ! » d’admiration. On ne cultive pas son réseau et son influence — même si on a aussi vu émerger quelques reines du life-style qui font exploser le compteur d’abonnés. Ici, il est pratiquement impossible de sortir une énorme connerie qui ruinera instantanément votre réputation auprès de centaines ou de milliers de gens. Très difficile aussi de frimer ou de céder au narcissisme : on ne court pas le risque de voir ses petits ou grands accès de vanité épinglés pour l’éternité sur Personal Branling. On est dans une activité gratuite, ce qui fait un bien fou.
Ce que je préfère, c’est les moments où vous explorez un compte qui vous plaît, vous le passez en revue minutieusement, pendant que son propriétaire fait de même avec le vôtre, chacun gratifiant l’autre d’un réépinglage, d’un « j’aime », d’un abonnement à l’un de ses tableaux. J’adore l’idée d’être en train d’échanger des objets d’admiration — un plaisir auquel m’avaient déjà fait goûter les albums Panini de mon enfance — avec une personne totalement inconnue, dont je ne sais parfois même pas si elle est un homme ou une femme, si elle habite à deux rues de chez moi ou à l’autre bout de la planète. Même l’âge n’a plus d’importance : je me retrouve à suivre les publications d’un Américain de 16 ans d’origine pakistanaise, et de pas mal d’autres gamins qui, entre deux envois d’images, soupirent sur leur Tumblr qu’ils sont déprimés de devoir retourner à l’école demain, ou postent des photos de leurs orgies au MacDo. Il se crée des entités déconcertantes, à la fois complètement opaques et très familières : « Bon, Thorstein Ulf est à fond dans les peintres chinois, ces temps-ci... Il vient encore d’en balancer quinze d’un coup, franchement, il est pénible... Mais patience, ça lui passera... »
Certains diront que c’est triste d’échanger avec de parfaits inconnus qu’on ne rencontrera jamais, alors qu’on n’adresse même pas la parole à son voisin de palier. Je ne suis pas sûre qu’on puisse voir les choses de cette façon. Il y a effectivement une grande pauvreté relationnelle dans nos sociétés, mais il n’est pas certain qu’Internet y soit pour grand-chose. Ce qui change, c’est que le type de rapport qu’on n’entretenait autrefois qu’avec des artistes — compositeurs, peintres, écrivains — à travers leurs œuvres, on l’entretient aujourd’hui avec une foule d’inconnus. Chacun devient auteur, à un degré plus ou moins grand : chacun met à disposition ses textes, ses réflexions, ses photos, ses compositions, ou, plus modestement, ses sélections d’images, de musiques ou d’articles, et se crée un public plus ou moins important qui y trouve de l’intérêt. Est-ce qu’on aurait l’idée de conseiller à quelqu’un qui lit un roman ou qui écoute un disque de sortir plutôt parler à ses voisins ?
Pour autant, difficile de prétendre que tout va bien avec cette nouvelle configuration. Ce type de communication fantomatique, avec ses richesses et ses limites, devient beaucoup plus présent, voire envahissant, qu’il ne l’était quand il concernait seulement les artistes. Avant Internet, on communiquait très rarement de façon virtuelle avec des inconnus non artistes, même si cela pouvait arriver : ces accidents — car c’en était — ont par exemple inspiré la trame de romans comme Papa Longues Jambes (Daddy Long Legs), de Jean Webster, en 1912 (adapté au cinéma avec Fred Astaire et Leslie Caron), dans lequel une jeune fille entretient une correspondance avec le mystérieux homme riche qui paie ses études, et dont elle n’a fait qu’entrapercevoir l’ombre — aux jambes interminables — au détour d’un couloir. Ou comme Les deux moitiés de l’amitié, le roman jeunesse de Susie Morgenstern : un garçon solitaire appelle un numéro pris au hasard dans l’annuaire et tombe sur une fille de son âge, juive alors que lui-même est arabe, et une amitié naît entre eux. Aujourd’hui, ce scénario — qui était aussi celui du film de Nora Ephron You’ve got mail, en 1998, avec Meg Ryan et Tom Hanks — est devenu banal : on entretient des relations virtuelles avec une foule de gens qu’on peut finir par rencontrer un jour... ou pas.
Mais ce n’est pas forcément trop grave, pourvu qu’on conserve par ailleurs assez de rapports directs avec des êtres humains en chair et en os. Ce qui est peut-être plus troublant, c’est que les relations s’hybrident. Avant, on cloisonnait : il y avait d’un côté les gens avec qui on était en interaction directe, physique, multilatérale — amis, famille, collègues, voisins... — et de l’autre ceux qu’on connaissait de loin, artistes, écrivains, peintres, acteurs, qui communiquaient de façon unilatérale avec la masse de leur public. Aujourd’hui, on peut à la fois voir ses amis de façon plus ou moins régulière et, entre deux rendez-vous, les lire sur leur blog, ou simplement sur leur compte Facebook, où ils s’adressent à une audience plus large. C’est une manière de rester en contact avec des proches que de toute façon, par la force des choses, on voit rarement, parce qu’on n’habite pas ou plus dans la même ville ou le même pays ; mais cela peut aussi créer des trous d’air étranges dans la relation, favoriser la paranoïa, les malentendus, les illusions, et laisser chacun enfermé dans son monde.
Dans une intervention au Théâtre du Rond-Point, en novembre dernier, Christian Salmon citait l’expression de Kafka parlant de la « crise mondiale de son âme ». Par « âme », il faut entendre « la possibilité humaine de faire et d’échanger des expériences ». A son époque déjà, Kafka estimait cette possibilité menacée. Il distinguait, résume Salmon, « deux sortes d’inventions techniques : celles qui permettent de rapprocher les hommes entre eux, d’établir des relations réelles, naturelles : le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane ; et celles qui contribuent à rendre ces relations irréelles ou fantomatiques : la poste, le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil ». Alors Internet, on n’en parle même pas...
J’assume toujours ma vision enthousiaste d’Internet : il a modifié de façon spectaculaire les rapports de force dans la société, permis une éclosion d’expression fabuleuse. Ma génération ne serait nulle part sans Internet. En vingt ans, elle a déjà écrit une épopée. Je suis très consciente de la façon dont, loin de m’isoler, Internet a enrichi, très concrètement, ma vie réelle et relationnelle. Mais en même temps, je suis sensible à ces discours sur le trop-plein, la routine, le fantomatique. Est-ce que je serais en train de céder à un catastrophisme de Cassandre réac façon Finkielkraut ? A partir de quand le « fantomatique entre les hommes » cesse-t-il d’être, comme l’art, un bienfait, une forme de communication profonde et indispensable, complémentaire des autres, pour enfermer chacun dans une dérive solitaire et impuissante ? Est-ce que ce n’est pas aussi la vieille peur, la vieille réprobation sociale de l’imaginaire qui se manifeste dans les discours technophobes ? Entraînés dans des usages qui s’emparent de nous bien avant qu’on ait eu une chance de les penser, on peut seulement s’arrêter de temps en temps pour essayer de comprendre ce qu’on fout, au juste. Mais sans espérer apporter à cette question une réponse définitive.
P.-S. : une remarque de Joëlle Marelli (via Facebook) : « Sur les billets doux, les SMS, la communication instantanée, on a oublié l’usage “mondain” des télégrammes (les “petits bleus”) et des “pneumatiques”, notamment par Proust, qui écrit un mot à telle marquise pour lui dire qu’il a oublié ses gants chez elle puis avant de faire partir le message ajoute : “Ce message est sans objet puisque je viens de les retrouver.” »
(1) Francis Jauréguiberry, Les Branchés du portable. Sociologie des usages, PUF, 2003.
(2) « La passion des lettres », L’Express, 20 mars 2013.
(3) Mais bien sûr, en toute objectivité, le dernier est le meilleur.
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