Périphéries

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Mai 2012

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[01/05/12] « Des paradis vraiment bizarres »
« Reflets dans un œil d’homme », un essai de Nancy Huston

En octobre 2010, Séverine Auffret et Nancy Huston avaient organisé au Petit Palais, à Paris, un colloque sur la coquetterie (on peut encore l’écouter sur le site de France Culture, première et deuxième partie). Une journée chaleureuse et passionnante, atypique à la fois sur le fond — où d’autre aurait-on eu la chance d’entendre un exposé sur la symbolique de la boucle d’oreille ? — et sur la forme, musique et théâtre se mêlant aux communications plus classiques. Ma propre participation m’avait décidée à me lancer dans l’écriture de Beauté fatale. Nancy Huston, elle, a prolongé sa réflexion dans un livre qui paraît le 2 mai chez Actes Sud : Reflets dans un œil d’homme. Malheureusement, à la lecture, la perplexité qu’on avait ressentie en l’écoutant ce jour-là se change en consternation.

Au soin obsessionnel apporté par les femmes à leur apparence, elle fournit une explication : la nature. Le livre se présente comme une charge contre les études de genre, accusées de nier la part de déterminisme biologique qui façonne les comportements sexuels respectifs des hommes et des femmes : « Grossièrement exprimé, les jeunes femelles humaines tout comme les guenons tiennent à séduire les mâles, car elles veulent devenir mères. Pour atteindre cet objectif, elles se font belles. Aveuglés par nos idées modernes sur l’égalité entre les sexes, que nous refusons de concevoir autrement que comme l’identité entre les sexes, nous pouvons faire abstraction un temps de cette réalité énorme, mais, si l’on n’est pas totalement barricadé derrière nos certitudes théoriques, il y aura toujours un électrochoc pour nous le rappeler. » Ou : « Les hommes ont une prédisposition innée à désirer les femmes par le regard, et les femmes se sont toujours complu dans ce regard parce qu’il préparait leur fécondation. » Ou encore : « Homo sapiens demeure une espèce animale programmée comme toutes les autres pour se reproduire et, que cela nous plaise et nous flatte ou non, nos comportements sont infléchis par cette programmation. »

Jusqu’ici, on avait toujours suivi Nancy Huston avec enthousiasme lorsqu’elle pointait la tendance de la civilisation occidentale à s’abîmer dans des fantasmes de toute-puissance et à cultiver l’idée d’un individu capable de s’affranchir de toute limite naturelle ou biologique, de se recréer ex nihilo ; de s’autoengendrer. Dans Journal de la création comme dans Professeurs de désespoir, elle a magistralement analysé la répulsion manifestée par beaucoup d’écrivains et d’intellectuels envers le corps — répulsion intimement liée à la haine des femmes et des mères —, mais aussi envers tout ce qui rappelle la faiblesse et la dépendance de l’être humain, contrariant leur vision glorieuse d’un démiurge solitaire et souverain.

Nous avons une dimension animale,
mais les expériences que nous en faisons
sont toujours filtrées par la culture

Les études de genre ont-elles pu alimenter parfois le rejet de la chair, la négation des limites, le fantasme de l’autoengendrement ? Oui, sans aucun doute. Judith Butler elle-même, dans Ces corps qui comptent, en 1993, a mis en garde contre cette tentation : elle a voulu « répondre aux interprètes de son précédent livre [Trouble dans le genre, 1990], qui y voyaient l’expression d’un volontarisme (on pourrait “performer” son genre comme on joue un rôle au théâtre, on pourrait en changer comme de chemise) et d’un idéalisme (le genre ne serait qu’une pure construction culturelle ou discursive, il n’y aurait pas de réalité ou de substrat corporel derrière le genre) ».

Mais pour autant, reconnaître qu’il y a bien une réalité biologique derrière le genre n’implique pas d’en déduire, comme le fait Huston, que la biologie détermine nos comportements. Pour Butler, « la prise en compte de la matérialité des corps n’implique pas la saisie effective d’une réalité pure, naturelle, derrière le genre : le sexe est un présupposé nécessaire du genre, mais nous n’avons et n’aurons jamais accès au réel du sexe que médiatement, à travers nos schèmes culturels ». Incontestablement, nous avons donc une dimension animale ; mais les expériences que nous en faisons sont toujours filtrées par la culture. Pour expérimenter une nature à l’état pur, il faudrait être hors de la culture, ce qui n’est le cas de personne. Tous, nous y baignons non pas dès notre enfance, mais dès notre conception, comme le montrait en 1974 Elena Gianini Belotti en étudiant, dans Du côté des petites filles, les croyances sur les diverses manifestations censées permettre de deviner, pendant la grossesse, le sexe du bébé.

Le hareng est-il « un tigre pour le hareng » ?

Les tenants des études de genre, prétend Nancy Huston, sont antidarwiniens, au même titre que les créationnistes, car ils refusent « de placer l’humain dans une continuité biologique avec le monde animal ». Elle souligne que nous partageons « 98% de nos gènes » avec les chimpanzés. Le problème, c’est que, par là, elle escamote le fait que nous n’appartenons pas à la même espèce. Cet escamotage est systématique dans les discours qui expliquent nos comportements par ceux de nos cousins du règne animal. Colette Guillaumin, dans Sexe, race et pratique du pouvoir (Côté-femmes, 1992), avait fait remarquer que l’espèce humaine était bien la seule sur laquelle on osait tirer des conclusions à l’emporte-pièce à partir de l’observation d’autres espèces : « La socialité des babouins et la socialité des termites ne se superposent pas. Les formes de leur rapport à leur milieu ne sont pas les mêmes puisque leur équipement n’est pas analogue ; les relations entre individus de ces groupes ne peuvent donc être identiques. De cela, tout le monde convient pour autant qu’on parle de babouins et de termites, malgré leur commune appartenance au vivant. Tout se complique lorsqu’on prétend qu’il en est exactement de même de la socialité des hommes comparée à celle des grouses d’Ecosse ; il est fort mal vu de dire que chacune d’entre elles est spécifique. Chose étrange, si la commune nature animale permet de faire de l’homme, tour à tour et selon les besoins, un chimpanzé, un loup, ou une grouse d’Ecosse, on ne se préoccupe nullement d’expliquer le loup par la grouse ni le chimpanzé par le loup. (...) Si “l’homme est un loup pour l’homme”, le hareng pour autant n’est pas “un tigre pour le hareng”. »

En l’occurrence, les thèses de la psychologie évolutionniste auxquelles souscrit Nancy Huston négligent le fait que, comme le rappelle Irène Jonas dans Moi Tarzan, toi Jane, « au cours de l’évolution la sexualité humaine a acquis des caractéristiques spécifiques qui la distinguent de celle des autres primates. Du fait de la disjonction au sein de l’espèce humaine entre les deux sexualités, celle du désir et celle de la reproduction, la sexualité humaine “cérébralisée” envahit tout le corps et ne se confine pas dans les limites du génital. La sexualité humaine a ainsi poussé encore plus loin le polymorphisme de la sexualité chez les primates ».

L’offensive de la psychologie évolutionniste

Reconnaître cette spécificité ne mène en rien à alimenter une forme de mégalomanie civilisationnelle ; cela évite simplement de cautionner des thèses réactionnaires et indigentes qui ont fait un retour en force ces dernières années, notamment à travers des best-sellers comme Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus de John Gray (1). Ces théories connaissent un vif succès pour des raisons qu’analyse Odile Fillod sur son blog Allodoxia, sous le titre « Les faux nez biologistes de la psychologie évolutionniste » (25 avril 2012) : « Fonder en nature certaines différences entre les sexes dans les comportements sexuels conforte le sens commun, est conforme aux mythes savants (dont ceux produits par la psychanalyse), rassure quant à la certitude d’un fondement biologique solide des identités sexuées, et est susceptible d’attirer l’attention d’un public peu curieux de sciences mais toujours intéressé par la sexualité, celle-ci constituant justement l’un des derniers refuges des identifications de sexe mises à mal par les évolutions sociales. » La psychologie évolutionniste se fonde en particulier sur une vision stéréotypée et fantasmatique de la préhistoire (l’homme chasseur, la femme cueilleuse chargée de marmaille, etc.), que perpétue à son tour joyeusement Nancy Huston. Elle cite par exemple un homme de son entourage : « J’aime bien cette théorie : que l’homme ait dû exercer son œil, pour la chasse. L’homme est à l’extérieur, c’est le prédateur, etc. On est programmé pour ça, et c’est encore le cas. »

Au XIXe siècle, on mesurait la taille du crâne ou du cerveau ; la méthode était moins sophistiquée, mais l’obsession était la même, remarque Irène Jonas : « trouver une trace matérielle de la différence entre hommes et femmes ». Avatar moderne de cette quête, la psychologie évolutionniste, en prétendant expliquer cette différence par l’évolution biologique, légitime l’ordre social — censé refléter un ordre naturel — en usant de l’argument indiscutable de la science. Elle profite à la fois de la disgrâce dont souffrent actuellement les sciences sociales par rapport aux sciences « dures » et de l’essor du développement personnel, comme de l’invasion plus générale de la culture populaire par la psychologie (2). Elle se présente, remarque Odile Fillod, comme « suffisamment autonome du social — gage de scientificité — pour oser braver le “politiquement correct” ». Ce qui est exactement l’argument de Nancy Huston : « La nature n’est pas politiquement correcte ; seuls les humains peuvent l’être. »

Irène Jonas :
« L’apprentissage modifie la structure
et le fonctionnement du cerveau humain,
non seulement pendant l’enfance,
mais aussi à l’âge adulte »

L’argument impressionne peu Irène Jonas, qui invoque le « mythe de la science pure » dénoncé par le philosophe Pierre Thuillier : celui-ci ne croyait pas que l’on puisse isoler une science neutre, objective, distincte de ses utilisations. Le principal reproche qu’on peut faire à la psychologie évolutionniste, insiste également Odile Fillod, ce n’est pas qu’elle autorise des récupérations douteuses : c’est surtout qu’elle travestit de simples hypothèses en certitudes scientifiques. En outre, s’il faut vraiment parler de science, l’imagerie par résonance magnétique (IRM) a permis ces dernières années de mettre en évidence « l’importance des variations individuelles dans le fonctionnement du cerveau et la plasticité de celui-ci », rappelle Irène Jonas. Nos comportements sont donc loin d’être gravés dans notre cerveau comme dans du marbre. Ces découvertes « rendent obsolètes nombre de spéculations sur les différences de fonctionnement entre les sexes et plaident en faveur d’un rôle majeur des facteurs socioculturels dans les différences d’aptitudes et de comportement entre les sexes ». « Les connexions se réorganisent en permanence dans le temps et dans l’espace, qu’il s’agisse de l’acquisition d’apprentissages ou de compensation des défaillances, écrit-elle. L’apprentissage modifie la structure et le fonctionnement du cerveau humain, non seulement pendant l’enfance, mais aussi à l’âge adulte. »

Si nous ne sommes pas toujours conscients du fait que nos comportements sont dictés par les besoins de la reproduction, ce serait, affirme Nancy Huston, parce que notre « orgueil humain » nous en empêche : « Naïvement, et avec la meilleure foi du monde, nous sommes persuadés de savoir ce que nous faisons et de faire ce que nous voulons. » En revanche, on est prié de croire sur parole l’un de ses amis peintres lorsqu’il se dit « complètement convaincu » que « ce qui se passe entre les yeux d’un homme et le corps d’une femme » relève de « quelque chose d’atavique ». N’y aurait-il pas tout lieu de se méfier, au contraire, de l’illusion puissante qui nous fait constamment sous-estimer la force de la culture et conclure que ce que nous voyons à l’œuvre, en nous-mêmes ou chez les autres, ce sont les gènes, la biologie ou l’« atavisme » ?

On a la nette impression que la naïveté est plutôt du côté de la croyance dans le déterminisme biologique. Et les bras nous en tombent lorsque Huston, dans ce livre, prétend déceler la preuve de l’irréductible différence des sexes dans le fait que les hommes représentent « 90% de la population carcérale », que les femmes sont rarement vues « en train de tripoter le moteur d’une voiture », que filles et garçons continuent d’avoir des jeux bien distincts dans les cours de récréation, ou encore dans le destin tragique de Camille Claudel. « Si le féminin ne diffère pas du tout du masculin, interroge-t-elle, comment explique-t-on que les seuls hommes possèdent l’argent, commandent des tableaux, dirigent les entreprises, et ainsi de suite ? »

Clichés en pagaille

Inévitablement, avec de tels postulats de départ, on patauge dans les pires clichés. Ainsi, les hommes cherchent à répandre leur semence le plus largement possible, tandis que les femmes veulent un compagnon fiable, capable de les soutenir durant leur grossesse et l’élevage des petits, ce qui expliquerait que les premiers soient surtout intéressés par « la baise » et les secondes par « l’amour ». Ils convoiteraient des partenaires « aussi jeunes et belles que possible », tandis qu’elles désireraient des compagnons « aussi riches, forts et fiables que possible ». Ils « fantasment beaucoup, se masturbent beaucoup », « vont voir ailleurs », tandis qu’elles « supportent relativement bien l’abstinence sexuelle » et, selon un sondage, valorisent plus que tout dans leur couple « le moment où on s’endort l’un contre l’autre ».

D’emblée, une objection s’impose : que faire des exceptions ? Que faire des hommes qui sont fidèles par goût ? Des femmes qui ne le sont pas ? De celles qui s’intéressent au sexe et pas seulement à l’amour et à l’intimité, qui fantasment et se masturbent beaucoup ? De celles qui tombent amoureuses d’un pauvre, ou d’un mauvais garçon peu susceptible de faire un compagnon fiable ? De ceux qui tombent amoureux d’une femme plus toute jeune, ou pas très belle ? De celles qui se fichent de la façon dont elles sont habillées et de ceux qui sont coquets ? Que faire des homosexuels, dont les stratégies amoureuses ne peuvent pas être soupçonnées d’être sous-tendues par le souci de la reproduction ? Si l’on adhère à la théorie du déterminisme biologique, alors, de deux choses l’une : soit les comportements que celui-ci nous dicte sont immuables, et tous les individus sus-cités sont des erreurs de la nature, des cas pathologiques, des déviants au sens strict du terme, qu’il faut traiter en conséquence ; soit ces comportements sont malléables, modifiables, et on peut donc choisir de conserver ceux qui nous conviennent et d’abandonner ceux qui ne nous conviennent pas.

Mais alors, s’il est possible d’ignorer ces injonctions supposément venues du fond de nos cellules, si elles ne sont pas contraignantes, pourquoi insister autant dessus ? Où veut-elle en venir, se demande-t-on ? Quelles conclusions faut-il tirer, d’après elle, de cette soumission aux impératifs biologiques qu’elle théorise ? Elle-même ne semble pas très bien le savoir. A cet égard, Reflets dans un œil d’homme laisse surtout une impression de confusion. En épousant ces thèses, alors que, par beaucoup d’aspects, elle est elle-même tout sauf réactionnaire, Huston se condamne à des embardées déroutantes.

Entre tentation réactionnaire
et attachement à un minimum de féminisme

Elle a des propos qui font bondir, par exemple lorsqu’elle évoque le cas de Véronique Courjault, jugée en 2009 pour avoir tué trois de ses nouveaux-nés. Le problème de cette femme, explique-t-elle, est qu’elle n’avait pas été préparée à la maternité. Puis elle fait un parallèle avec les méthodes d’éducation égalitaires appliquées dans les écoles suédoises, qu’apparemment elle réprouve. Et elle conclut : « A ce rythme-là, on risque de découvrir sous peu, en France comme en Suède, beaucoup de bébés congelés. On ne peut pas à la fois se scandaliser de ce qu’on prépare les petites filles à un avenir incluant la maternité et s’étonner de ce que, devenues mères sans y avoir été préparées, elles fourrent leurs fœtus au frigo. »

Autrement dit, en éduquant les filles de façon à leur laisser le plus grand éventail de possibilités ouvert pour leur avenir, on les condamnerait à devenir des mères « dénaturées », et potentiellement infanticides ?! Ironie du sort, au moment où on lisait ces lignes, en Norvège débutait le procès d’Anders Behring Breivik, qui se scandalisait à la barre de ce qu’« en Norvège soudain à l’école, les garçons apprennent à tricoter et à faire la cuisine, les filles à travailler le bois et le métal ! ». Et le propos de Huston n’est pas très éloigné de celui d’Eric Zemmour, qui écrivait par exemple dans Le Premier sexe : « Tant que les femmes ne feront qu’un bébé par an, elles chercheront le mâle qui protégera le mieux leur enfant. »

Mais le plus déconcertant, c’est que le livre réserve par ailleurs quelques analyses critiques incisives et très justes de l’aliénation des femmes à leur apparence, ou encore des oppressions justifiées par un prétendu ordre naturel — des pages très fortes sur la prostitution ou la pornographie, notamment. Si elle invite à « ne pas nier ce qui est », Huston précise aussi qu’« énoncer un état de fait n’est pas l’approuver » et que « ce n’est pas parce qu’un comportement est inné qu’il doit être tenu pour sacré, admirable ou intouchable ». « Dire que les comportements machistes sont en partie biologiquement déterminés n’est pas dire qu’il faille baisser les bras devant le machisme », affirme-t-elle en conclusion. « Les rôles que nous jouons dans le théâtre sexuel ont pu être assouplis grâce au mouvement des femmes », observe-t-elle pour s’en féliciter, car elle estime que « plus il y a de jeu dans cette affaire, mieux cela vaudra ». Mais comment est-on censé lutter contre la biologie ?

Cette posture ambiguë, entre tentation réactionnaire et attachement à un minimum de féminisme, nous rappelle celle de Delphine et Muriel Coulin, les réalisatrices de 17 filles. Comme elles, en endossant le rôle d’intellectuelle et de créatrice de tout temps réservé aux hommes, Nancy Huston s’est rendue coupable d’une transgression ; comme elles, elle semble éprouver en retour le besoin de manifester avec véhémence son adhésion à la féminité traditionnelle. De façon significative, elle parle de sa redécouverte de la bonne vieille vérité selon laquelle les femmes « se font belles » parce que c’est comme ça, point, comme d’une victoire remportée sur la « penseuse » en elle : « Je le savais, bien sûr. L’écrivain en moi le savait ; la femme, l’adolescente et la petite fille le savaient ; seule la “penseuse” en moi refusait encore, par moments, de le savoir, en raison du dogme dominant de notre temps, aussi absurde qu’inamovible, dogme selon lequel toutes les différences entre les sexes sont socialement construites. » Autant que sur le prestige de la science, la psychologie évolutionniste mise sur le « bon sens » ; c’est du côté de ce « bon sens » que Huston semble vouloir se ranger, loin de l’élitisme décadent et fallacieux que représenterait le monde intellectuel. On pense à ce rappel à l’ordre du critique Jacques Siclier écrivant au sujet du premier film d’Agnès Varda, en 1954 : « Tant de cérébralité chez une jeune femme a quelque chose d’affligeant. »

Une défense passionnée de la norme

Nancy Huston a raconté, dans ses essais, le parcours qui l’a fait passer au cours de sa vie d’une posture d’intellectuelle radicale — volonté de se concevoir comme un pur esprit, rejet de la procréation — à une attitude plus apaisée : acceptation du corps, expérience de la maternité. Cette trajectoire lui a inspiré des réflexions superbes. Ici, cependant, la finesse de sa pensée cède la place à quelque chose de beaucoup moins intéressant et réjouissant : une défense passionnée de la norme. Elle semble oublier que si, pour elle, les apanages féminins traditionnels, comme la maternité, la coquetterie, ont été une conquête difficile, un aboutissement, une révélation, pour la grande majorité des femmes, ils sont plutôt ce à quoi on les assigne, et ce dont elles doivent parvenir à sortir pour étendre la palette de leur identité. De sorte que les célébrer sans nuance ni retenue revient à tenir un discours banalement conservateur.

Ainsi, ce passage de Reflets dans un œil d’homme laisse une impression désagréable : « Bien plus qu’ils ne se l’imaginent, les libertins et les queers ressemblent aux moines et aux bonnes sœurs : tous ces anti-breeders (opposants de l’engendrement) s’évertuent à contrer la biologie, à faire un pied de nez à la programmation génétique. Pas de problème. Ils peuvent s’amuser comme ils veulent, que ce soit par l’abstinence ou le fist-fucking ; l’espèce s’en moque car ceux qui la narguent disparaissent sans laisser de trace. » On a du mal à ne pas percevoir un jugement de valeur dans le ton dédaigneux de ces quelques lignes. Et c’est un crève-cœur de voir une réflexion aussi riche que la sienne s’appauvrir au point de se résumer à une satisfaction presque arrogante à l’idée d’être du côté de la biologie et de l’espèce.

Donner sa bénédiction
à l’ordre des choses

Pénible aussi de voir son féminisme réduit à une erreur de jeunesse due à l’inexpérience et à la sombre radicalité de cette période de sa vie. Il y a quelques années, elle remarquait avec amusement qu’on lui disait souvent : « Vous qui avez été féministe... », comme si, pour ses interlocuteurs, cet engagement ne pouvait appartenir qu’au passé. Apparemment, l’époque où elle assumait cette étiquette est révolue : « J’aurais du mal à me présenter aujourd’hui comme féministe », confie-t-elle à l’AFP à l’occasion de la sortie de Reflets dans un œil d’homme (25 avril 2012). Elle semble ainsi se laisser séduire par « ce chant des sirènes qui invite à l’interprétation binaire et réductrice des rapports entre les hommes et les femmes », pour reprendre l’expression de Djaouida Séhili dans sa préface au livre d’Irène Jonas. On croit aussi déceler dans ce revirement une forme de déception, de dépit : puisque ça n’a pas marché, puisque, quarante ans après le mouvement des femmes, les inégalités persistent, alors, autant penser qu’il y a de bonnes raisons à cela, et donner sa bénédiction à l’ordre des choses.

Plus décevant encore : à ce féminisme qu’elle renie, elle fait dans ce livre un procès aussi injuste qu’approximatif, en en donnant une image caricaturale et largement fantaisiste. Le plus souvent, écrit-elle ainsi, le féminisme aurait « préservé l’idée chrétienne d’une différence radicale entre corps et esprit, et la surévaluation de celui-ci par rapport à celui-là. Il a raisonné comme si la beauté physique était une valeur aliénante, plaquée sur les femmes par le machisme millénaire, exacerbée à l’ère capitaliste par les industries de la cosmétique et de la mode. Dans cette optique, la coquetterie était quasiment un “péché”. Fais gaffe, ma fille, disaient les mères féministes tout comme les mères catholiques : quand un garçon te fait la cour, demande-lui toujours : “Tu t’intéresses à moi ou seulement à mon corps ?” Comme si le soi pouvait se passer d’un corps ! Comme si l’esprit était plus authentiquement “soi” que le corps ! ».

Il y a de quoi être atterrée de retrouver sous sa plume, sous une forme à peine voilée, l’accusation de puritanisme qui est un classique de l’argumentaire antiféministe. Surtout, on aimerait bien savoir chez qui, au juste, elle a entendu un tel discours... Attribuer aux féministes des propos qu’elles n’ont jamais tenus pour ensuite les dénoncer, c’est un procédé qu’on avait plus l’habitude de trouver chez Elisabeth Badinter que chez Nancy Huston. Pour autant qu’on sache, elles n’ont jamais contesté le fait que les femmes soient aussi un corps, mais le fait qu’elles soient uniquement un corps — et un corps qui leur appartenait si peu : corseté, surveillé, corrigé, réprimé, parfois violenté, par le pouvoir familial, marital, médical, médiatique. De même, si l’industrie de la mode et des cosmétiques est critiquable, ce n’est pas parce qu’elle encouragerait la coquetterie et valoriserait le corps des femmes — à moins de gober sans recul le discours publicitaire —, mais parce que, en le standardisant, en le banalisant, elle le rend impuissant à exprimer une personnalité, justement. C’est parce que, en prospérant sur la haine de soi qu’elle entretient chez les femmes — jamais assez belles, jamais assez minces, jamais assez propres, jamais assez élégantes —, en tuant chez elles la spontanéité, en les inhibant, en bridant leurs élans, en les rendant égocentriques à force de complexes, et en inculquant aussi à leurs partenaires, à force de les bombarder d’images artificielles, des exigences irréalistes, elle empoisonne leurs relations amoureuses. Il suffit d’un coup d’œil aux images névrotiquement aseptisées que produit cette industrie pour savoir de quel côté se trouve le puritanisme. C’est elle qui fait la guerre au corps, et non le féminisme.

Citant, dans Reflets d’un œil d’homme, l’anthropologue féministe Françoise Héritier, qui essayait d’imaginer ce que serait une symétrie totale entre hommes et femmes dans l’usage de prostituées et de prostitués, Nancy Huston commente : « A force de vouloir imposer à tout prix l’idée de l’identité des sexes, on en arrive à imaginer des paradis vraiment bizarres. » Il n’est pas sûr que Françoise Héritier, dans ce passage, ait voulu ébaucher une réalité désirable : la démarche visait plutôt à faire prendre conscience d’une inégalité en renversant les rôles. Mais l’expression est frappante. Ces « paradis vraiment bizarres » qu’ont de tout temps voulu explorer les féministes, et qui ne sont bizarres que parce qu’ils sont si peu fréquentés, seront toujours à mes yeux bien plus attirants que ces paradis normaux et normatifs qui peuvent si facilement tourner à l’enfer ordinaire.

Mona Chollet
Merci à Benjamin Calle

[05/05/2012] A voir : sexe et cerveau : la neurobiologiste Catherine Vidal tire à boulets rouges sur les idées reçues ; www.lazarus-mirages.net/sexe-et-cerveau. A écouter : « Défaire les mythes sur la préhistoire : que sait-on de nos ancêtres ? » (Radiorageuses)

(1) Lire, sur Les Mots sont importants, l’article d’Irène Jonas : « Les ouvrages “psy” sur le couple », 12 avril 2012.

(2) Analysée par Eva Illouz dans Les Sentiments du capitalisme, Seuil, 2006. Lire aussi, par exemple, « M6 : pour vivre heureux, vivons coachés ! », Télérama, 11 avril 2012.

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* Penser sans entraves - Annie Leclerc, philosophe - octobre 2003
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* Catherine Breillat cherche les problèmes - Une vraie jeune fille - juin 2000
Périphéries, 1er mai 2012
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