Périphéries

Guillemets
Sommaire des citations
Destin

« Greta est plus jolie que moi mais elle est moins intéressante et je crois que grand-père m’aime plus qu’elle parce qu’elle chante faux. Elle a la peau blanche partout, elle n’a pas de grain de beauté sur le bras gauche et en été elle n’a pas de taches de rousseur comme moi. Les taches de rousseur rendent mon visage plus intéressant et le protègent du soleil. Pour tout dire, Greta est un peu vide, elle a une personnalité neutre et plate comme un lac placide alors que moi je suis un volcan, j’ai un feu qui couve et brûle en mon for intérieur et quand je chante c’est comme la lave qui déborde. On partage une chambre toutes les deux, nos lits sont bout à bout et dans les tiroirs de la commode ses habits sont à droite et les miens à gauche, elle passe un temps fou à se coiffer et ses cheveux sont châtain clair et ondulés alors que les miens sont blonds et raides et je me contente de les brosser vite fait bien fait, il y a des choses plus importantes dans la vie. La nuit je réfléchis à des millions de choses alors que Greta s’endort tout de suite et dort jusqu’au matin comme un lac plat et placide. »
Kristina dans Lignes de faille de Nancy Huston

« Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu’il y en a dans le monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard, ses maladies, sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des personnages : elles aiment, elles trompent, elles mentent, elles trahissent, elles sont belles, elles s’habillent de joncs et de mousses. Les forêts respirent. Les champs, les landes, les collines, les plages, les océans, les vallées dans les montagnes, les cimes éperdues frappées d’éclairs et les orgueilleuses murailles de roches sur lesquelles le vent des hauteurs vient s’éventrer depuis les premiers âges du monde : tout ça n’est pas un simple spectacle pour nos yeux. C’est une société d’êtres vivants. Nous ne connaissons que l’anatomie de ces belles choses vivantes, aussi humaines que nous, et si les mystères nous limitent de toutes parts c’est que nous n’avons jamais tenu compte des psychologies telluriques, végétales, fluviales et marines.
Cet apaisement qui nous vient dans l’amitié d’une montagne, cet appétit pour les forêts, cette ivresse qui nous balance, regard éteint et pensée morte, parce que nous avons senti l’odeur des bardanes humides, des champignons, des écorces, cette joie d’entrer dans l’herbe jusqu’au ventre, ce ne sont pas des créations de nos sens, ça existe autour de nous et ça dirige plus nos gestes que ce que nous croyons. »
Jean Giono, Le chant du monde, extraits publiés dans la revue Marginales numéro 5

« Il y a un tout qui nous englobe, une carte géante et indéchiffrable dont nous faisons partie. Je ne crois ni en Dieu ni au ciel ni à l’enfer ; mais peut-être existe-t-il une sorte de rythme universel qui nous protège. Appartenir à quelque chose, telle est la grande ambition des humains : et c’est ainsi que les croyants se sont inventé les religions ; nous, les libertaires, avons recours à la révolution pour donner un sens à quelque chose de si fugace. Aujourd’hui, cependant, je crois davantage au calme sourd et aveugle de la matière, à une sérénité surhumaine qui est à l’origine de toute beauté. »
Rosa Montero, La Fille du Cannibale

« La vie est un cadeau qui m’est fait, pas une mission qui m’est confiée. Il m’a fallu réprimer un sourire bien triste quand, rendant visite à l’un de mes meilleurs amis que le cancer allait emporter, j’ai entendu ce militant, aussi courageux devant la mort que devant la vie, déplorer de devoir quitter cette terre alors que tant de travail restait à y faire. Je n’aurai pas de si nobles soucis. Les rôles qu’on m’a assignés, ou que je me suis provisoirement attribués, je les ai toujours sentis raides et froids comme des armures. Je n’y entendais pas battre mon cœur. Comme je voyais là de la médiocrité, je me forçais à prendre la pose. Maintenant, les craintes se sont enfuies avec les illusions, et je reste à déballer le paquet reçu il y a soixante-douze ans, me piquant encore à ses épingles avec la même impatience. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 22 »

« Se méfier du pessimisme affiché. Cet homme cultivé m’assure que l’affaire Terre, comme disait Fargue, finira très mal, qu’on ne peut, au mieux, que retarder l’échéance, que l’espérance humaine est un dérisoire grain de sable jeté dans une mécanique qui s’en amuse. Pour un peu, il reprendrait le mot soufflé à Malraux par je ne sais plus quel grand de ce monde, Mao, je crois : la mort a toujours le dernier mot. Le grand écrivain le trouvait si profond qu’il le commentait gravement avec le général de Gaulle. À cinq ans et demi, je devais être aussi intelligent que Malraux, Mao et De Gaulle réunis puisque cette perspective m’était déjà familière. Donc, de la bouche de l’homme cultivé s’échappaient, comme des oiseaux de nuit, des évidences désolantes. Et, songeant sans doute à mes cinq ans et demi, il me semblait sonder de grandes profondeurs. J’imaginais ce sombre héraut en proie aux tourments de notre nature périssable, un crâne dans la main droite, abandonnant à chaque seconde un peu de sa soif et de sa faim, déserté par l’amour, terrifié par les progrès de l’Ennemie... Chansons ! Aussi tragique que mon genou, le bougre ! Le hasard, peu de temps après, me le fit voir en action dans une entreprise. Une machine à contrats, un bouffeur de réussite. Prêt à soutenir tout et son contraire selon le museau de l’interlocuteur. Un consultant orgastique et organisé. Dans cette frénésie, il y avait la caricature de l’éternité : l’immortalité désirante, ses mâchoires désarticulées, incapables de s’arrêter de claquer, l’enfer de la croissance. “Encore, encore ! crie le maître, répète-le que je jouisse !” Et l’esclave de murmurer : “Rien ne vaut rien, rien ne vaut rien, je vous le jure, l’espérance est impuissante, la mort a le dernier mot, le dernier mot, le dern...” »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 22 »

« L’âme, pourtant, n’est pas qu’une parole d’Evangile ou un mot pieux. Mais comment évoquer cette part immatérielle de l’homme quand Dieu est mort, quand il n’y a plus de finalité, plus de fin, plus de transcendance ? Il fut un temps, qui couvre l’ensemble du XXe siècle « couturé de camps » comme dit Hélène Cixous (le siècle des mouvements de masse inserrant au plus serré les individus, où l’Histoire comme jamais a drainé avec leur consentement docile les hommes vers les marais du pire), où il n’y eut quasiment plus que les bigots, les adeptes sectaires ou les chanteurs de charme pour oser l’employer dans l’espace social, et en réduire encore la portée jusqu’au stéréotype : en essorer dans leurs larmes de pacotille les derniers sucs - à force de n’être plus que mal dite, l’âme est devenue, littéralement : maudite. La notion d’âme, l’une des plus importantes et des plus discutées de l’histoire de la philosophie et de l’art aussi bien, n’a, très littéralement, plus droit de cité. Et c’est la cité, bien sûr, qui en souffre. L’âme n’a plus droit de cité, cela veut dire aussi, dans une mesure certaine, la poésie non plus - et c’est la cité qui souffre de cette avarice collective du langage arrimé aux tables de la communication. »
Bertrand Leclair, Le bonheur d’avoir une âme

« Alors que je lui demandais récemment des précisions, une amie, dont l’âme est concrètement une préoccupation quasi quotidienne puisqu’elle est luthière, m’a d’abord expliqué que “l’âme” du violon est une petite pièce découpée dans la fibre de l’épicéa, que le luthier place à la fin de son ouvrage dans le corps du violon une fois terminé, entre la table et le fond, au niveau de l’ouïe, usant pour ce faire d’une “pointe aux âmes”. Animée par la passion de l’objet, elle en vint assez vite, répondant à mes questions idiotes mais intéressées, à lâcher cette phrase, que je n’attendais pas mais que j’aurais pu espérer : en matière de violon, “il n’y a pas de corps sans âme” ; non seulement parce que l’âme est ce qui donne sa qualité sonore à l’instrument (un Stradivarius sans âme n’a qu’un son de crécelle), mais qu’elle est aussi ce qui lui donne sa solidité, son unité. Je pousse très légèrement le bouchon : sans âme, mémoire du son générique, le corps se brise à la première pression excessive. »
Bertrand Leclair, Le bonheur d’avoir une âme

« Plus sérieusement, Monsieur [le narrateur s’adresse à Descartes], ne pensez-vous pas que l’impasse de la pornographie est très précisément la vôtre, qui est de considérer le corps de l’homme comme une petite mécanique docile et prévisible, avec son petit moteur hydraulique, son arrosage automatique, ses canalisations, ses jets d’eau, ses ressorts, ses pistons, ses prises, ses pédales, ses engrenages, ses petites tenailles, ses petites cheminées, ses petites ouvertures, et toutes sortes d’esprits pour agacer les glandes au signal convenu ?
A quand, Monsieur, le kit d’un être humain en cinq mille pièces à monter chez soi ?
Ne pensez-vous pas que cette conception d’un homme machinal, enfermé dans un corps programmé au millimètre, mais privé de cette force irréductible à toute technique qu’on appelle la vie, ne pensez-vous pas que cette conception est, très exactement, porno ?
Voilà qui est envoyé. »
Lydie Salvayre, La méthode Mila

« Vous avez, Monsieur, laissez-moi vous le dire puisque mes réflexions m’y mènent, vous avez scandaleusement ignoré la mélancolie, cette mort continue qu’aucune mort n’apaise, ce déchirement muet étranger à toute raison, cette douleur démesurée au regard de laquelle tout paraît risible, frivole et sans substance, au regard de laquelle votre petite méthode et vos petites idées mathématiques sur l’homme ne sont que pitreries, j’ai la pénible obligation de vous le signaler. »
Lydie Salvayre, La méthode Mila

« Voilà ce que n’a pas compris, dans son extrémisme, ce con de Descartes, poursuivis-je. Ce con n’a pas compris qu’il y avait une pensée profonde, je veux dire une pensée refoulée aux abîmes, de mèche avec les rêves et tout ce qui est obscur, saisissant de la nuit la lumière enfermée, et qui nous gouvernait par en dessous d’une main implacable. Il n’a considéré que la pensée du dessus, la volontaire, celle qu’on téléguide, comme un petit avion, celle qui sait chiffrer, la mesureuse, l’américaine, comme aurait dit Tocqueville pour qui tous les Américains étaient, sans qu’ils le sussent, des cartésiens de choc. »
Lydie Salvayre, La méthode Mila

« Certaines femmes aussi ont été dévorées par leurs fesses, comme si celles-ci s’étaient rebellées contre elles. Ce sont des femmes à qui leurs fesses font honte, parce que tout le monde les regarde : on se retourne sur elles, on pousse des cris de surprise, on est saisi devant une telle farcissure. Leurs grosses fesses sont comme une accusation permanente. Elles éteignent pour ne pas se voir, mais leurs fesses brillent dans l’obscurité. Elles ont beau enfermer ces fesses compromettantes dans un gros drap ample, elles n’en finissent pas d’attirer le monde, comme des fesses faciles qui ne voudraient pas être faciles, qui tout à coup seraient plus difficiles qu’aucune autre. Elles ont cherché par tous les moyens à les aplatir, à les rapetisser, à les faire oublier, à se débattre désespérément contre elles. Mais les fesses ont triomphé, elles se sont fortifiées à leurs dépens. Et les femmes ont laissé faire. Elles ont laissé déborder leur corps par les fesses. Ce ne sont plus des femmes aux grosses fesses, ce sont des fesses avec de petites femmes dedans. Elles sont perdues désormais dans leurs fesses, comme si leur tête leur sortait par les fesses. C’est le drame des fesses-poulpes dévoreuses de femmes. »
Jean-Luc Hennig, Brève histoire des fesses

« Que les choses arrivent comme nous les dessinons n’a aucune importance. Si nous mesurons l’efficace de l’exercice à cela - cette coïncidence vérifiable plus tard entre le désir et l’état des choses -, nous sommes sortis du jeu qui gagne. Gagner au jeu, c’est nous représenter exactement ce que nous désirons, sans nous soucier le moins du monde que cela “arrive”, ou non. »
Séverine Auffret, Des blessures et des jeux - Manuel d’imagination libre

« A Gabrielle Partenza
A toutes,
A nous autres

Enterrez-moi nue
Comme je suis venue
Au monde hors du ventre
De ma mère inconnue

Enterrez-moi droite
Sans argent sans vêtements
Sans bijoux sans fioritures
Sans fard sans ornement
Sans voile sans bague sans rien
Sans collier ni boucles d’or fin
Sans rouge à lèvres ni noir aux yeux

De mon regard fermé
Je veux voir le monde décroître
Les étoiles le soleil tomber
La nuit se répandre à sa source
Et m’ensevelir dans sa bouche
Muette la dernière couche
Où m’étendre enfin solitaire
Comme un diamant gorgé de terre
Me reposer dormir enfin
Dormir dormir dormir dormir
Sans plus jamais penser à rien
Mourir mourir mourir mourir
Pour te rejoindre enfin ma mère

Et retrouver dans ton sourire
L’innocence qui m’a manqué
Toute une vie à te chercher
Te trouver pour pouvoir te perdre
Et te dire que je t’aimais »
Ecrit la nuit
Genève, 17 avril 2005
Clinique du Cesco
Grisélidis Réal, écrivaine et prostituée, morte le 31 mai 2005. Voir son portrait dans notre « Panorama subjectif de la littérature suisse » (mars 1999).
Le Noir est une couleur et Carnet de bal d’une courtisane viennent d’être réédités chez Verticales.

« Enchantée encore de mon rêve, je m’étonne d’avoir changé, d’avoir vieilli pendant que je rêvais... »
Colette, « Rêverie de nouvel an », Les Vrilles de la Vigne

« Chacun ruse avec ses angoisses, comme il peut. Autour de notre viande molle nous sécrétons une carapace plus ou moins rigide, et cette carapace finit la plupart du temps par nous remplacer. »
Rezvani, Le portrait ovale

« Pourtant, tout au contraire de ce qu’il nous semble si spontanément éprouver, c’est le présent perçu qui est infiniment riche et l’avenir imaginé qui est, de fait, infiniment pauvre. Car il y a toujours dans le présent infiniment plus de choses à voir que je n’en observe, et infiniment plus de détails que je n’en remarque. Relatif à mes attentes et à mes projets, ce que j’en perçois est en quelque sorte isolé et prélevé dans le foisonnement infini de la réalité. Au contraire, il n’y a rien de plus dans ce que j’imagine que ce que j’y mets. Alors qu’il peut m’arriver dans la réalité de trouver ce que je ne cherchais pas, il est vain de chercher dans les images que je façonne de l’avenir ce que je n’ai pas déjà trouvé. Mais, par une sorte de chiasme paradoxal, c’est précisément l’infinie richesse du réel qui m’en fait éprouver la précarité et, corrélativement, l’infinie pauvreté de l’imaginaire qui m’en fait éprouver la consistance. »
Nicolas Grimaldi, Bref traité du désenchantement

« Telle est l’originaire et insurmontable contradiction du désir. Tout désir est à la fois désir de rompre, de partir, d’appareiller, et désir d’arriver enfin, au bout du voyage, en un port d’où il n’y eût plus à partir : à la fois désir d’aventure et désir d’éternité, désir de transcendance et désir d’immanence, désir de la contingence et désir de la nécessité, désir d’innover et désir de conserver, désir du commencement et désir de l’ultimité. Il s’agit si peu de désirs différents qu’on n’accomplit jamais l’un sans quelque déception d’éprouver l’autre inaccompli. A peine l’ordre est-il établi qu’il nous impatiente et nous fait aspirer à la révolution ; mais la révolution n’a pas plus tôt éclaté que son improvisation brouillonne nous irrite, que tout devient terrifiant à force d’être imprévisible, et qu’elle nous fait désirer l’ordre qui nous en délivrera. C’est pourquoi l’avenir qu’on avait désiré ne se réalise jamais sans secrètement nous décevoir de laisser encore son contraire à désirer. Car désirer, c’est toujours désirer l’impossible. »
Nicolas Grimaldi, Bref traité du désenchantement

« Promesse qui ne peut jamais être tenue, tout homme attend toujours l’événement qui consacrerait ou justifierait sa vie. Ayant par conséquence son avenir toujours encore devant lui, tout homme meurt métaphysiquement en sa jeunesse. »
Nicolas Grimaldi, Bref traité du désenchantement

« Attendre, désirer, être indéfiniment confronté aux aléas de l’avenir et à la précarité du présent, ce ne sont pas les marques d’une condition déchue, d’une épreuve transitoire, ni d’une proscription : c’est à la fois le dynamisme de la médiation et l’exercice du temps. C’est tout simplement vivre. Car la vie absolue, la pure intensité des événements et des situations n’existent que dans l’imaginaire.
Aussi a-t-on souvent pu éprouver l’expérience que nous faisons dans l’art plus intense que celle que nous faisons dans la vie. Mais n’est-ce pas diffamer la vie que lui préférer un fantasme ? A l’illusion qui faisait naguère de l’art une imitation de la vie, ne risquons-nous pas d’en avoir substitué une autre, qui consiste à chercher dans la vie ce qu’on ne peut trouver que dans l’art ? Car c’est en vain qu’on chercherait à percevoir ce qu’on ne peut qu’imaginer. Au lieu que le présent nous déçoive de si mal ressembler à l’avenir que nous avions imaginé, ne devrions-nous pas nous réjouir plutôt d’y trouver ce que nous n’attendions pas ? Si l’art pouvait être une propédeutique à la vie, ce serait donc aussi en nous préparant à nous émerveiller de ce qui est encore plus unique, plus éphémère et plus fragile que lui.
Un début de sagesse consisterait alors à ne pas attendre comme une fête l’avènement de ce que nous avons imaginé, mais à nous réjouir comme d’une surprise de ce que nous n’attendions pas et que nous n’aurions même jamais pu imaginer. »
Nicolas Grimaldi, Bref traité du désenchantement

« Ce n’est pas de la maîtrise, ma petite, c’est une lutte à mort, quotidienne. La vie est une guerre. Non, la vie, c’est comme avancer dans un pays inconnu. Il faut que tu sois sans arrêt sur tes gardes et à l’affût... Et chaque jour qui passe, les choses empirent, parce que tu pénètres de plus en plus dans le pays des méchants, de plus en plus seul, de plus en plus cerné. Et toi, tu essaies de te battre ici ou là, à l’intérieur de la forêt, comme Rambo, l’armoire à glace des films. Regarde ma maison, je viens de la repeindre. Je l’ai peinte moi-même, avec un rouleau, et les portes avec de la laque. Eh bien ça, c’est lutter comme un brave au milieu de la forêt. Parce que ce qui te vient tout de suite à l’esprit, c’est de tout envoyer au diable. Que le plafond s’écroule et que la cuisine se remplisse de merde. Des fois, il te faut beaucoup de courage rien que pour remonter la fermeture Eclair de tes chaussures. Pourquoi nettoyer, pourquoi se laver ? Pourquoi faire l’horrible effort de vivre... pour aller passer dix heures au Hawaï ? Et demain je n’y serai plus, je serai dans un autre club, encore plus minable. Puis dans la rue. Ensuite, avec de la chance, une institution de charité. Mais je suis là, tu vois. En train de peindre la maison. Parce que, malgré tout, nous ne sommes pas des animaux. »
Rosa Montero, Le Territoire des Barbares

« Il faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas : il faut vieillir. Répète-toi cette parole, non comme un cri de désespoir, mais comme le rappel d’un départ nécessaire. Regarde-toi, regarde tes paupières, tes lèvres, soulève sur tes tempes les boucles de tes cheveux : déjà tu commences à t’éloigner de ta vie, ne l’oublie pas, il faut vieillir ! Eloigne-toi lentement, lentement, sans larmes ; n’oublie rien ! Emporte ta santé, ta gaieté, ta coquetterie, le peu de bonté et de justice qui t’a rendu la vie moins amère ; n’oublie pas ! Va-t’en parée, va-t’en douce, et ne t’arrête pas le long de la route irrésistible, tu l’essaierais en vain, - puisqu’il faut vieillir ! Suis le chemin, et ne t’y couche que pour mourir. Et, quand tu t’étendras au travers du vertigineux ruban ondulé, si tu n’as pas laissé derrière toi un à un tes cheveux en boucles, ni tes dents une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre éternelle n’a pas, avant ta dernière heure, sevré tes yeux de la lumière merveilleuse - si tu as, jusqu’au bout, gardé dans ta main la main amie qui te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée. »
Colette, Les vrilles de la vigne, cité par Nancy Huston dans l’un des interludes de Professeurs de désespoir

« C’est un état extraordinaire que celui de notre fragilité nocturne. Cela n’arrive pas toujours mais, parfois, après vous être mis au lit, la peur vous tombe dessus tel un prédateur. Alors, les dimensions des choses se disloquent ; les petits ennuis de la journée grandissent comme des ombres expressionnistes pour atteindre une taille démesurée et oppressante. Dans son roman The Information, Martin Amis parlait de cette voix qui vous murmure la nuit que vous allez mourir, message inaudible le jour mais assourdissant dans votre demi-sommeil. Où est donc la vérité ? A quel moment est-on le plus proche de la réalité, dans les angoisses nocturnes ou dans la relative anesthésie des jours ? Il serait bon de se le demander. »
Rosa Montero, La Folle du logis

« Je conseille d’avoir toujours un livre à la main, ainsi, quand la mort arrive et voit le livre, elle se penche pour savoir ce que vous lisez, comme je le fais moi-même dans le bus, et elle se laisse distraire. »
Rosa Montero, La Folle du logis

« Une pensée qui n’est pas vraiment formulée mais qui le frappe soudain à la manière d’un doute l’aide à se cramponner et se maintenir. Il y a tellement de choses, de toutes sortes. La consolation est à trouver dans la multiplicité. Les composantes de cette multiplicité se consolent au moyen de leur pluralité. Tout est d’une richesse très variée et personne ne peut affirmer qu’il connaît le fond. C’est pourquoi nous pouvons toujours fouiller dans cette pluralité. »
Harry Martinson, Il faut partir

« Comment font les gens, comment faisait-il jusqu’à présent ? Il n’avait pas été conscient de penser ou de ne pas penser... Maintenant il sentait tout le temps cette chose ronde sur ses épaules. Comment pense-t-on ? Avec des mots ? On fait des phrases ? C’est donc la même chose que de parler ? Un piano muet... Pourquoi un piano ? Un homme muet. Un homme qui ne parle pas tout haut, parle quand même, et tout le temps, en dedans... Quand on parle, on pense d’abord, faut croire. Mais avec quelle rapidité la pensée devient son, se traduit par du bruit ! On voit d’abord, on entend après... On voit l’éclair, puis on entend le tonnerre. »
Elsa Triolet, Le cheval blanc

« Adamsberg réfléchissait de manière vague en revenant à pied à son bureau. Jamais il ne réfléchissait à fond. Jamais il n’avait compris ce qui se passait quand il voyait des gens prendre leur tête entre leurs mains et dire « Bien, réfléchissons ». Ce qui se tramait alors dans leur cerveau, comment ils faisaient pour organiser des idées précises, induire, déduire et conclure, c’était un complet mystère pour lui. Il constatait que ça donnait des résultats indéniables, qu’après ces séances les gens opéraient des choix, et il admirait en se disant qu’il lui manquait quelque chose. Mais quand lui le faisait, quand il s’asseyait en se disant « Réfléchissons », rien ne se passait dans sa tête. C’est même dans ces seuls instants qu’il connaissait le néant. Adamsberg ne se rendait jamais compte qu’il réfléchissait, et s’il en prenait conscience, ça s’arrêtait. Ce qui fait que toutes ses idées, toutes ses intentions et toutes ses décisions, il ne savait jamais d’où elles venaient. »
Fred Vargas, L’homme aux cercles bleus

« Surtout ne demande pas ton chemin
A celui qui le connaît trop bien
Car tu ne pourrais t’égarer
Donc t’étonner et donc te retrouver
C’est comme ça qu’on passe à côté
De son jardin caché et enchanté

Pour pénétrer dans ton jardin secret
Tu peux y aller par n’importe quel sentier
Pourvu que nul ne l’ait connu
Un p’tit sentier pas comme tous les sentiers
Tu ne pourras pas te tromper
Car les grands ch’mins ne mènent vraiment à rien »
Rezvani, « Surtout ne demande pas ton chemin », Les Grains de beauté

« Au premier séjour à la montagne que j’ai fait, quelques mois après la mort de mon père, j’étais écrasée par une impression quasi cosmique de calamité. Ce qui ne m’empêchait pas de skier ni de voir comme jamais la splendeur des paysages de neige. J’avais même une énergie décuplée et ressentais comme le terrain le plus sûr les modulations de la vitesse sous mes skis. Je skiais exactement comme j’avais l’habitude de le faire en compagnie de mon père, avec cette seule différence que je pleurais. C’était un écoulement doux et continu qui me glaçait le visage. Je n’y pouvais rien et j’étais prête à ce qu’il en fût ainsi jusqu’à la fin des temps. Les mois, les années passeraient et je serais là à glisser et pleurer sur des pentes tour à tour grises ou ensoleillées, opaques ou claires. “Je neige”, dit un personnage de Genet dans Le Balcon. A l’inverse, pour moi, dans cette station des Pyrénées, “il pleurait”. Il n’arrêtait pas de pleurer. Et tous mes gestes et mes paroles, mes visions de nuit et mes pensées de jour, se pliaient à cette force de liquéfaction, l’admettaient comme une donnée primordiale, une humeur d’exception. »
Chantal Thomas, Souffrir

« Si je devais raconter un moment marquant de notre vie, il me semble que je n’en trouverais aucun plus “éclairé” que les autres. Notre vie entière est en lumière et je n’y vois aucune ombre, tout y est fort, neuf, éblouissant et en même temps étonnamment familier. Ce feu qui palpite, elle nue, moi nu sur elle parmi les coussins épars. Elle un bras replié gracieusement sous ses cheveux cuivrés qui débordent en lourdes vagues. Moi une jambe pesant sur son ventre, torse contre torse, lèvres contre lèvres murmurant. Dehors la nuit sereine. Au fond de la pièce la lampe au bec recourbé portant le globe orange au-dessus de la machine où une feuille enclenchée fait un blanc cru comme une flèche. Un peu à gauche le feu dans l’angle. Sur chaque fauteuil un chat qui dort. Dehors il neige. Si un jour je me suis mis à écrire c’est peut-être pour dire écrire raconter des choses aussi frêles aussi peu importantes apparemment. Pour dire que deux êtres se sont aimés pendant vingt ans comme au premier jour sans se quitter un instant, enracinés l’un dans l’autre. Drogués l’un de l’autre, comment appeler ça autrement ? Drogués intoxiqués de mutuelle présence. Nous avons fui la ville fui les autres pour venir ici dans ces forêts vivre ce qui nous faisait brûler. Et chaque jour restait derrière nous, peau morte, et chaque jour s’ouvrait devant nous aussi neuf et troublant. Certainement nous sommes le produit d’un monde décadent, certainement nous sommes les derniers hommes d’une espèce à jamais perdue. Nous le savons mais comment être autrement ? Autrement nous ne serions pas nous. Nous nous sommes retirés ici, ce fut notre façon de croire que quelque chose d’autre était possible maintenant, tout de suite. Nous avons vécu l’un par l’autre égoïstement, seuls dans ces forêts et c’est bien ainsi. »
Rezvani, Mille Aujourd’hui

« La vie n’est pas une construction individuelle. Une société n’est pas une addition d’individus. Le monde n’est pas une juxtaposition de sociétés. Le bonheur n’est pas une addition de réussites. Le malheur n’est pas une addition d’échecs. Il y a plus dans la marche qu’une suite de pas, dans l’amour qu’une suite de gestes, dans la pensée qu’une suite d’idées. Et plus dans une vie qu’une suite d’événements. En moi et hors de moi, entre chacun de nous et chacun des autres, existe cette forte et mystérieuse logique du passage, ce grand fleuve qui s’alimente de tout et que je veux bien que vous appeliez Relation si vous ne prenez pas, pour prononcer ce mot, l’air idiot de l’expert en nature humaine, s’il rameute en vous l’étrange et l’inavalable, le diamant et le caillou, s’il vous laisse silencieux et hébété, mais pourtant non accablé, si un peu d’eau sale dans une flache de banlieue, loin de vous pousser à la rumination morose de l’absurde et du contingent, vous reconduit à l’immensité, à l’Amazonie de la pensée, au Sahara du sentiment, au premier jour de tout. Nous existons dans un état de transport. Une vie individuelle n’a de sens que rapportée à l’intraduisible mouvement, qui, malgré tout, en dépit de tout, tel un pilote habile, ironique, farceur, la conduit. Et ce mouvement de moi à moi, quand je l’éprouve, je le vois tissé de A à Z de la présence des autres, une présence qui déborde, et de très loin, la conscience que j’en ai. Et la vie d’une société, la vie du monde, n’est rien d’autre que cette cascade de débordements incontrôlables qui fait jubiler les cœurs de ceux qui se savent pauvres (très bien !) et grincer les dents de ceux qui se croient riches (parfait !). Vivre, c’est contempler cet excès primordial, se faire docile au mouvement qui y conduit. Vivre ensemble, c’est découvrir dans le scintillement charnel des rencontres le signe chaud du mouvement et de l’inachevé ; c’est se familiariser avec le mystère inapprivoisable de la réalité. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences VII », sur Résurgences

« J’avais quatorze ans quand mes grands-parents décidèrent que je devais recourir à la chirurgie esthétique : il fallait me refaire le nez, recoller mes oreilles et, accessoirement, effacer la vilaine cicatrice de ma jambe gauche. Ils prirent rendez-vous avec un célèbre spécialiste, le Dr. F. Une date d’intervention fut arrêtée. Personnellement, j’hésitais. On me rassura : je pouvais jusqu’à la dernière minute revenir sur ce choix. Toutefois, c’est le Dr. F. lui-même qui mit fin à mes incertitudes : deux jours avant l’opération, il se suicida. »
Sophie Calle, Le Nez

« Aucun devoir n’est plus sous-estimé que le bonheur. En étant heureux, nous répandons des bienfaits anonymes sur le monde, qui nous restent souvent inconnus ou, lorsqu’ils sont révélés, ne surprennent personne autant que leurs auteurs. (...) Le côté rayonnant [d’un homme ou d’une femme heureux] attire la bonne volonté, et leur entrée dans une pièce donne l’impression qu’on vient d’allumer une nouvelle bougie. Peu importe qu’ils puissent démontrer ou pas la quarante-septième proposition, ils font mieux, ils démontrent par la pratique le grand Théorème de la Viabilité de la Vie. (...) Mieux vaut être saigné à blanc par un neveu insolent que tourmenté quotidiennement par un oncle grognon. »
Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs

« Elle n’est point sans grâce, la ferveur nouvelle des femmes, qui quête des oracles auprès des dieux païens, et, pour lire au-delà de cent jours d’hiver, pour connaître le sort de nos armées, va se fier à la feuille, à la graine, suivre le vol triangulaire des oiseaux migrateurs, épier les gestes de la bête terrée, interpréter la sagesse obscure - et que nous n’avons pas su même nommer - du bourgeon et du tubercule...
(...) Elles rient, elles ont bu du thé, mangé un gâteau ; elles n’échangent que des paroles d’espoir, de confiance ; aucune pourtant n’ignore la fragilité de son sort, ni les menaces que porte cette heure, ni que la Seine charrie des glaces au lieu de charbon ; elles savent que de l’autre côté de la vitre commence une nuit pétrifiante d’hiver, une nuit qui entrouvre, au loin, des doigts gelés d’où glisse l’arme... mais les cornes de l’avoine ont viré vers l’est, et l’oignon n’a que deux pelures !
(...) L’oignon n’a que deux pelures, cela est vrai, cela est inconcevable. Que sait-il de l’hiver, et comment le sait-il ? Le message qui atteint l’animal, avant que la terre ne s’ouvre ou vomisse le feu, la plante ne le reçoit-elle pas aussi ? Et pourquoi des fibres, délicates assez pour pâmer à l’approche de la chaleur et ressusciter à cause d’une pluie encore suspendue, ne détiendraient-elles pas, en même temps que la prévision du cataclysme, la certitude de sa fin ? Un oiseau célèbre, en pleine tourmente, l’accalmie. Une petite bête thésauriseuse voit par-delà cent jours à venir ; un bulbe, en dépit du froid précoce, montre sa nacre sous deux robes légères...
Monsieur Angot [directeur du Bureau central météorologique de France, 1848-1924], songez-vous comme moi qu’il y a sans doute quelque part, pressée sous la terre durcie, ou nue dans le vent cruel, une créature végétale, bulbe, graine, racine, cryptogame, pour qui l’ouragan déchaîné par l’homme n’a plus de secret, un être déjà préparé au silence futur - un être qui sait quand finira la guerre ?... »
Colette, La chambre éclairée

« Un “gros dormeur” évoque un être sphérique, entier, qui est une planète à lui seul. Assurément, le sommeil est rond. Une figure de perfection.
(...)
Au passage, on remarque que ces heureux hibernants retrouvent spontanément la figure de la sphère : les petits mammifères s’enroulent sur eux-mêmes ; quant à la tortue, elle n’a qu’à rentrer pattes et tête pour retrouver une forme circulaire. Les hibernants savent que le sommeil est rond, comme le temps.
(...)
J’ai une grande tendresse pour les hibernants, ils sont des modèles de sérénité et d’amour. Ils font confiance, ils savent qu’ils se réveilleront au moment juste et qu’il ne faut pas plus forcer le temps que les rythmes de la terre. Quand la nature entière est endormie, pendant la saison froide, que faire d’autre que s’accorder au sommeil général ? Le taoïsme fait de semblables recommandations, insistant sur l’influence qu’exercent les phénomènes atmosphériques sur notre corps (qui n’est lui-même qu’un phénomène atmosphérique...). Ainsi, le régime hivernal à adopter consiste à se coucher tôt et à se réveiller tard. Programme réjouissant. Pour moi, la plus belle déclaration d’amour serait : “J’ai envie d’hiberner avec vous.” »
Jacqueline Kelen, Du sommeil et autres joies déraisonnables

« Il n’y a que des méprises pour nous faire manquer d’assumer la vie. »
Anne Dufourmantelle, Blind date - Sexe et philosophie

« “Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; et j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent”, se persuadait Rousseau, comme Baudelaire notait son “sentiment dès l’enfance de destinée éternellement solitaire”, comme Jacques Thibault se sentait “toujours étranger, muré dans ses particularités, sans espoir d’en sortir ni de devenir semblable aux autres”. Pourtant cette solitude de la marginalité est la condition commune. Le comprendre, c’est découvrir que les autres sont comme moi, qu’eux aussi me voient dans le monde où je les vois, et qu’eux non plus ne se voient pas dans ce monde où je ne me vois jamais. C’est métaphysiquement qu’ils sont donc mes semblables, non comme ils m’apparaissent, en tant qu’êtres du monde, mais en tant que le monde leur apparaît, et qu’eux aussi en sont alors retranchés et invisiblement exclus. »
Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes

« Tchouang-tseu propose une anecdote où un Chinois sagace, apercevant un arbre d’une taille gigantesque, s’approche et, après l’avoir étudié dans ses moindres détails (branches, feuilles, sève, odeur), finit par s’écrier : “Cet arbre est vraiment inutilisable et c’est pourquoi il a pu atteindre une pareille taille. Ah ! l’homme divin, lui aussi, n’est que bois inutilisable.” »
Jacqueline Kelen, Du sommeil et autres joies déraisonnables

« Certains m’ont qualifiée d’atypique en regardant mon curriculum vitae, j’ai reçu cela comme une injure. Ils voulaient dire : inclassable, ingérable. Je n’avais pas le profil, comme ils disaient. Je préfère avoir un visage. »
Jacqueline Kelen, Du sommeil et autres joies déraisonnables

« On oublie que le geôlier est, d’une certaine manière, lui-même captif : c’est un prisonnier sans horizon, il ne porte aucune mission, ce qu’il cherche n’est pas de réaliser sa liberté mais d’empêcher l’autre d’être libre, il est victime de lui-même. Le geôlier ne peut pas chanter car il ignore tout de la mélancolie, il n’a ni regret du ciel ni nostalgie de la mer. En revanche le prisonnier chante, parce que c’est sa seule façon d’éprouver et de prouver sa propre existence. Et au fond de lui, il se sent plus libre que son geôlier qui n’a pas conscience de sa propre liberté et de sa propre solitude. La poésie consiste à nous faire don de cette force-là, dût-elle être fictive. »
Mahmoud Darwich, entretien à Libération, 10-11 mai 2003

« Le visage humain ne s’immobilise pas en un instant, il est comme les vagues, il se renouvelle et revient, mais sans ressembler à l’image ou à la vague précédente. »
Alia Mamdouh, La passion

« Sonde-toi bien : y a-t-il un sentiment que tu aies eu qui soit disparu ? Non, tout reste, n’est-ce pas ? tout. Les momies que l’on a dans le cœur ne tombent jamais en poussière et, quand on penche la tête par le soupirail, on les voit en bas, qui vous regardent avec leurs yeux ouverts, immobiles. »
Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852

« Je viens vous parler du rêve. Quand le vivant s’endort, il s’établit directement une communication entre son lit et sa tombe. L’endormi devient le réveillé de l’ombre ; il n’est pas immobile, il vole dans l’immensité ; il n’est pas aveugle, il voit dans l’infini ; il n’est pas sourd, il entend dans l’espace ; il n’est pas muet, il parle dans la mort ; il n’est pas couché, il est ailé ; il n’est pas étendu, il est planant ; il n’est pas tombé, il est ressuscité ; l’endormi est l’assaillant de la nuit ; tout sommeil fait le siège du mystère ; les rêves sont les projectiles des étoiles ; le jour tu vis, la nuit tu meurs ; les millions de soleils percent ton plafond et se mettent à éclairer ta chambre ; ta veilleuse est éteinte, un astre s’y allume ; ta lampe toute cette nuit va consumer une des gouttes de la Voie lactée ; ô assiégeur de la forteresse obscure ; mets, ô vivant, cette armure d’ivoire devant le donjon d’ébène et vois ; rêves, venez, tombez sur l’endormi. »
Procès-verbal de la séance de table tournante du dimanche 29 avril 1855, dix heures du soir, à Jersey. Ecrivant : Victor Hugo - Les Tables tournantes de Jersey, exposition « Trajectoires du rêve, du romantisme au surréalisme », Pavillon des Arts, Paris

« Qui va donc la secouer un peu, cette jeunesse à tout asservie ? Qui va lui apprendre qu’un homme qui n’affronte pas sa solitude n’est pas vraiment un homme ; qu’une pensée qui ne se heurte pas au doute et au mystère n’est pas une pensée ; qu’une sagesse qui ne mène pas au risque n’est pas une sagesse ; qu’un avenir déjà connu est un passé raté ; qu’un plaisir qui ne bouleverse pas n’est pas un plaisir ; qu’affronter, très jeune, l’idée de la mort empêche de croupir toute sa vie dans les plans de carrière et les mamours des banquiers ; qu’il faut admirer sans retenue ce qui mérite de l’être et jeter le reste, sans colère inutile mais sans faiblesse, à la poubelle de l’oubli ; que, pour tout ce qui compte vraiment, l’excessif est la seule mesure. »
Jean Sur, « Un tandem infernal », sur Résurgences

« Quelle garantie t’apportera donc cette belle philosophie qu’on loue et qu’on doit placer en tête de toutes les activités et de tous les biens ? Bien évidemment, de préférer te plaire à toi-même plutôt qu’au peuple, d’évaluer les jugements au lieu de les dénombrer, de vivre sans peur des dieux ni des hommes, soit de triompher de tes malheurs, soit d’y mettre fin. Pour le reste, si je te vois célébré par les voix bienveillantes du vulgaire, si, à ton entrée, clameurs et applaudissements retentissent, ornements de pantomime, si par la cité tout entière, femmes et enfants te louent, pourquoi n’aurais-je pas pitié de toi, moi, quand je sais quelle route mène à cette misérable faveur ? »
Sénèque, Lettres à Lucilius, placé par Olivier Razac en exergue de son livre L’écran et le zoo, Spectacle et domestication, des expositions coloniales à Loft Story

« Que reste-t-il des personnes quand la personne se dissout, disparaît, s’envole de l’autre côté de l’air, des choses du jour, de la limite indécise de la nuit, des requêtes impérieuses du prochain, de l’amour à présent presque inexistant qui un jour a embrasé le jour, de l’horizon infini du désert, des fleuves qui sont des chemins qui marcheraient pour ne jamais nous conduire dans un lieu commun, de l’aile des oiseaux, du corps tuméfié, dévoré d’un dieu et de ses sacrificateurs, du lieu de la clef et du trésor caché, de toi, de moi, que reste-t-il de l’ombre ?
Il resterait, peut-être une poignée innocente d’une très brève cendre et, dessous, la braise, les restes du feu qui palpite encore, de l’être qui a été, de celui qui sera encore, de celui qui ne sera jamais, de celui qui jamais n’est advenu.
Se dissoudre as-tu dit, ou naître pour toujours dans l’au-delà des masques. »
José Ángel Valente, « Masques », à Manolo Alvarez, Chansons d’Au-delà

« Là-haut, durant la longue accoutumance à son nouveau territoire, le funambule se sent seul. Sa silhouette restera longtemps inanimée. Agrippé des deux mains à la passerelle devant ce câble horizontal sur lequel il n’ose poser le pied, on croirait qu’il boit avec paresse le soleil tombant.
Il n’en est rien. Il gagne du temps.
Il mesure l’espace, palpe le vide, pèse les distances, surveille l’état des choses, en fixe la place. Il savoure sa solitude en tremblant : il sera funambule s’il passe, il le sait.
Il veut aligner à la verticale de ses pensées ses doutes et ses craintes pour hisser jusqu’à lui le courage qui lui reste.
Mais cela prend trop de temps.
Le câble gagne du terrain, le ciel devient sombre, c’est maintenant une centaine de mètres qui le séparent de la plate-forme d’en face. Le sol n’est plus au même niveau, il a encore baissé. Des cris viennent des bois. La fin du jour est proche.
Au plus fort de son désespoir le funambule empoigne son balancier et croyant devoir renoncer, pas à pas il progresse, pas à pas il passe.
C’est son premier exploit.
Il demeure là à le comprendre, les yeux posés sur ce plancher tout neuf, tandis que l’obscurité court au ras du sol. Lui, avec la cime des arbres, partage la lumière qui s’attarde plus légère que l’air.
Seul sur son fil, il s’enveloppe d’une allégresse âpre et sauvage par d’insouciantes traversées, sans ordre, dans l’humidité du soir. Il attache son balancier à la passerelle avant de prendre place au sommet du mât au sein d’un morceau d’espace noir et glacé pour recevoir sans angoisse la nuit qui entre. »
Philippe Petit, « Seul sur son fil », Traité du funambulisme

« Chaque soir tu regardes la timbale du soleil
plonger en hurlant dans la mer pommelée
clins d’œil des forts matous lovés dans les cordages
les espadons bleus filent devant l’étrave
bande de bijoutiers en fuite

Voilà des mois que tu n’as pas reçu de lettres
tu es le dernier des parias à bord de ce navire
le cœur rendu, un torchon d’étoupe à la main
tout noir de souvenirs déjà

tu t’abolis dans le tremblement des hélices
tu écoutes le chant ancien du sang dans tes oreilles

Caillots ensoleillés de la mémoire
et dénombrement des merveilles
quand tu savais vivre de peu
ta vie t’accompagnait comme un essaim d’abeilles
et tu payais sans marchander
le prix exorbitant de la beauté. »
Nicolas Bouvier, « Ulysse », Praz-de-Fort, 1978 - Le Dehors et le Dedans

« Au moment de me dissoudre, je pousserai un cri. Qu’il résonne, terrible, par les millions de vallées, par les millions de montagnes ! La nuit pleurera. La terre roulera plus furieuse, et les hommes sentiront que les poètes ne meurent pas seuls. »
Robert Walser, « Poètes », Cigogne et porc-épic

« Nous sommes quelques-uns à être rassemblés autour de cette table, alors même que par la pensée, qui plane au-dessus du présent, nous sommes ailleurs. C’est seulement le jour où nous serons devenus beaucoup plus subtils que le présent existera pour nous. Pour l’instant, je ne l’entrevois que de loin en loin. »
Robert Walser, « Table d’hôte », Cigogne et porc-épic

« On gagne le ciel en jouant. L’enfer, c’est de ne plus vouloir jouer. »
Myriam Pfeffer, professeur de méthode Feldenkrais et rescapée des camps, Télérama, 3 mai 2000

« Je suis né à huit heures et demie du soir
le mercredi 18 juillet 1934
Il y avait un orage
Une heure avant ma naissance
ma mère lavait les escaliers de son immeuble
pour qu’ils soient propres quand la sage-femme
marcherait dessus
Dans le quartier où vivait ma mère
on considérait les représentants du corps médical
comme des agents de l’autorité
J’ai été bombardé pour la première fois à cinq ans
Le bombardement a continué jusqu’à ce que j’aie onze ans
Plus tard l’armée m’a enseigné neuf façons de tuer
Et à vingt ans j’ai écrit ma première pièce
Comme tous les gens en vie au milieu de ce siècle ou nés depuis
Je suis un citoyen d’Auschwitz et un citoyen d’Hiroshima
Je suis aussi un citoyen du monde humain
qui est encore à construire. »
Edward Bond, Autobiographie

« L’âme n’est ni au-dessus, ni au-dedans, elle est “avec”, elle est sur la route, exposée à tous les contacts, les rencontres, en compagnie de ceux qui suivent le même chemin, tout le contraire d’une morale de salut, enseigner à l’âme à vivre sa vie, non pas à la sauver. »
Gilles Deleuze, in Dialogues avec Claire Parnet, cité par Elisabeth Lebovici dans sa critique de La Vie de Jésus de Bruno Dumont, Libération, 12 mai 1997

« La mort de chaque être humain est la mort de tous les hommes et la mort de chaque homme est la fin du monde. »
Fritz Zorn, Mars

« J’ai déjà gagné, mais on peut continuer à jouer, si ça vous amuse (I won, but we may go on) : ça pourrait être la mort qui parle... »
Chris Marker, Level Five

« Je n’ai rien guéri, rien sauvé, j’ai seulement traversé des instants, aussi précieux qu’une feuille à un arbre. »
Barbara, Télérama, 6 novembre 1996

« Nous sommes faits de l’étoffe dont sont faits les songes, et nos petites vies sont cernées de sommeil. »
Shakespeare, Richard III

« Quand j’ai vécu le dernier tremblement de terre, à Los Angeles, ma première réaction a été de remercier la Terre. Car c’est la première fois que ma terre d’Islande venait me rattraper ailleurs dans le monde, qu’elle venait me donner une leçon d’humilité à l’étranger. Il est bon de se faire rappeler, parfois, que l’on n’est rien. »
Björk, Les Inrockuptibles, 17 septembre 1997

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Périphéries, août 2006
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