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Incontestablement, 17 filles est un beau film. Les réalisatrices, Delphine et Muriel Coulin, ont transposé dans leur ville natale de Lorient l’histoire des dix-huit élèves américaines d’un même lycée de Gloucester, dans le Massachusetts, qui, en 2008, avaient défrayé la chronique pour être tombées enceintes toutes en même temps. Leur héroïne, Camille, enceinte par accident, décide de garder le bébé, et persuade ses copines de l’imiter. Elles seront seize à la suivre. Elles concluent un pacte : après avoir accouché, elles habiteront toutes ensemble, s’entraideront, seront enfin adultes et indépendantes.
La mise en scène, très réussie, explore toutes les possibilités cinématographiques offertes à la fois par la décadence industrielle de la région, par la proximité de la mer, par l’omniprésence des éléments, et par la transformation physique spectaculaire de cette grappe d’adolescentes, par le contraste entre leur ventre qui s’arrondit et leur quotidien de gamines tournant en rond dans la cour de récréation ou s’ennuyant dans leur chambre au milieu de leurs peluches. La plupart d’entre elles sont minces et belles, à commencer par Camille, la meneuse (Louise Grinberg, déjà vue dans Entre les murs de Laurent Cantet) : la caméra semble aimantée par leur fraîcheur de jeunes filles en fleur. « Le casting a exclu les disgracieuses », note à raison le critique du Monde. On peut déjà tenter de repérer celles qu’on retrouvera dans des pubs pour des parfums ou des marques de prêt-à-porter. Les protagonistes du fait divers américain, elles, incarnent une version nettement moins glamour de la teen mom, comme on peut le voir dans un documentaire qui leur est consacré, The Gloucester 18.
On dira que rien n’obligeait les deux cinéastes françaises au réalisme. « Il s’agit uniquement de notre regard sur ce fait divers », insiste Muriel Coulin (Le Courrier, Genève, 30 décembre). Sauf qu’il y a des films dont la liberté par rapport aux faits, la qualité de réalisation, la stylisation, renforcent encore le regard qu’ils proposent sur la société et sur la vie ; or ici, on a plutôt l’impression d’un hiatus entre les deux, entre la forme et le fond, comme si le talent des sœurs Coulin leur permettait de biaiser avec leur sujet, de camoufler les failles et les ambiguïtés de leur film et du discours dont elles l’entourent dans leurs interviews.
Elles y présentent leurs héroïnes comme rebelles et subversives : « Nos filles me font penser aux Indignés », dit par exemple Delphine Coulin (Tribune de Lyon, 21 décembre) ; ou encore : « Dans cette ère du post-féminisme, les filles inventent une nouvelle utopie collective pour se révolter et changer le monde. » (Le Courrier) Le film ne se prive pas de tourner en ridicule les adultes, profs et parents - notamment le proviseur du lycée, interprété par Carlo Brandt -, tous décevants, médiocres et grisâtres, dépassés par les événements, multipliant les considérations sociologiques et les tentatives d’explication maladroites auxquelles les filles opposent leur mutisme plein de défi et leurs corps triomphants.
On reste néanmoins perplexe : subversive, la maternité ? Si 17 filles peut défendre cette thèse, c’est que, en tant que film français de bon goût, il évacue résolument toute la culture populaire dont notre monde est baigné ; c’est-à-dire la culture où apparaît de façon flagrante la survalorisation de la maternité, pour ne pas dire sa valorisation exclusive, qui reste aujourd’hui dominante dans de larges pans de la société. Sauf erreur de notre part, les chambres filmées ici sont entièrement dépourvues des affiches de chanteurs et de chanteuses, d’acteurs et d’actrices, qui, en France comme aux Etats-Unis, tapissent celles de l’écrasante majorité des adolescentes. Dans celle de Camille, l’héroïne, on aperçoit un portrait de Rimbaud (« On n’est pas sérieux... », tout ça, tout ça). Auteure d’un roman également inspiré par l’affaire de Gloucester (1), la journaliste Vanessa Schneider prend en compte cette dimension : ses héroïnes, auxquelles elle a conservé leurs prénoms et leur ville d’origine, parlent sans complexes de Kylie Minogue, Jennifer Lopez ou George Clooney. Mais les petites Françaises, même d’extraction prolote, sont sans doute trop distinguées pour manger de ce pain-là...
Aux Etats-Unis, de nombreux commentateurs ont fait le rapport entre l’attirance croissante des adolescentes pour la maternité et la fascination délirante pour la fécondité des femmes célèbres, dont le ventre est scruté avec tant d’acuité que la moindre digestion difficile les expose à des rumeurs qui s’étaleront en Une des tabloïds du monde entier. Une chroniqueuse du Detroit News constatait que le baby bump (le ventre de femme enceinte) était désormais présenté dans les médias comme un accessoire désirable de plus, au même titre qu’un sac : « Quand vous êtes Angelina Jolie, attendre des jumeaux implique de choisir une nouvelle robe pour le Festival de Cannes et d’engager une nounou supplémentaire. C’est aussi un ticket pour la couverture de People. Pour une jeune mère isolée, en revanche, cela a toutes les chances d’être un ticket pour la pauvreté. » En 2009, une Américaine, Nadya Suleman, déjà mère de quatre enfants, avait accédé à une célébrité mondiale en donnant naissance à des octuplés, conçus comme les premiers par fécondation artificielle. Obsédée par Angelina Jolie - la star est mère de six enfants, adoptés ou biologiques -, elle avait aussi eu recours à la chirurgie esthétique pour essayer de lui ressembler.
« L’avenir d’une fille est de faire des études, se marier et avoir des enfants. Et il est interdit de le faire dans un autre ordre », précise Delphine Coulin dans Le Courrier. D’accord : la subversion des héroïnes de 17 filles ne résiderait donc pas tant dans la maternité en elle-même que dans le fait de bousculer cet « ordre ». Sauf que lorsque tout votre environnement culturel vous martèle que le rôle de mère est « le plus beau » qu’une femme puisse endosser - non pas un beau rôle parmi d’autres, mais le plus beau -, il y a une certaine logique à vouloir zapper les autres étapes. Autant accéder tout de suite à ce statut censé vous apporter toute la considération que vous pouvez espérer et mettre un peu de sel et d’action dans votre existence, en vous dispensant de les chercher ailleurs - ou aussi ailleurs. La culture médiatique encourage à prendre ce raccourci, comme en témoignent les émissions de télé-réalité consacrées aux grossesses adolescentes (« Teen Mom », « 16 ans et enceinte », sur MTV). De très jeunes femmes célèbres montrent la voie : la petite sœur de Britney Spears, Jamie Lynn Spears, alors âgée de 17 ans, a accouché la semaine où éclatait l’affaire de Gloucester, et le Teen Vogue américain a suscité la controverse pour avoir affiché en couverture le mannequin Jourdan Dunn, enceinte à 19 ans. En France, en 2011, le clip de la chanson de Colonel Reyel Aurélie a totalisé 23 millions de vues sur Youtube, au grand ravissement des anti-IVG : « Aurélie n’a que 16 ans et elle attend un enfant / Ses amies et ses parents lui conseillent l’avortement / Elle n’est pas d’accord, elle voit les choses autrement / Elle dit qu’elle se sent prête pour qu’on l’appelle “maman”... »
17 filles aurait été bien plus audacieux et intéressant si, au lieu de se contenter d’explorer les potentialités cinégéniques de ces corps de jeunes madones enceintes, il avait laissé ses héroïnes mettre en œuvre leur utopie communautaire. A la fin du film (attention spoiler), l’une des voix off précise que, « bien sûr », les héroïnes n’ont pas élevé leurs enfants ensemble, qu’elles n’en ont même « jamais reparlé ». Certes, il s’est produit un événement dramatique qui peut justifier ce renoncement ; mais quand même... Delphine Coulin dit que « le plus beau et le plus poignant dans toute utopie, c’est de rêver en sachant que tout va bientôt s’écrouler », ce qui est éminemment discutable. C’est peut-être « beau et poignant » pour qui reste simple spectateur - et encore -, mais sûrement pas pour les protagonistes de l’utopie, qui ne trouvent l’énergie de s’y lancer que s’ils y croient totalement et sont prêts à aller jusqu’au bout. Muriel Coulin envisage cette grossesse collective « comme la possibilité d’un projet politique », avant d’ajouter aussitôt : « Mais nous savons qu’à 16 ou 17 ans, la conscience politique est assez limitée. » Au final, il reste quinze gamines engluées, comme avant, dans leur vie de lycéennes, sauf qu’elles ont un enfant qu’elles élèvent avec leurs parents. Mais ce n’est pas grave, puisque, avant cela, elles auront permis aux spectateurs de se repaître d’une jeunesse et d’une vitalité qui, pour beaucoup, ne sont plus qu’un souvenir plus ou moins lointain.
Cette projection à la fois idéalisante et condescendante opérée par les réalisatrices laisse une drôle d’impression. En tournant dans leur ville d’origine, Delphine et Muriel Coulin disent avoir mis dans leur film « tout notre univers, ce qui était proche de nous : les frustrations et le désœuvrement de l’adolescence, quand nous n’avions face à nous que l’océan et l’envie de tout faire éclater. D’ailleurs, quand nous en avons eu l’occasion, à 17 ans, nous sommes parties » (Tribune de Lyon). Elles aussi, donc, ont cherché un moyen de s’évader. En faisant un bébé ? Non : en s’inscrivant respectivement à Sciences Po et à l’Ecole Louis-Lumière.
« En France, les grossesses adolescentes augmentent chaque année. Ce n’est pas un hasard. C’est un moyen de bousculer un train de vie trop figé », affirme Delphine Coulin. N’est-il pas curieux d’accréditer l’idée que la maternité représente pour les jeunes filles la seule manière de se construire une vie, alors que soi-même, on n’a pas renoncé à accroître ses connaissances, à développer son talent et ses capacités ? Dans les interviews, les deux réalisatrices suggèrent parfois que c’est l’époque qui a changé : aujourd’hui, l’horizon étant désespérément bouché, un parcours comme le leur ne serait plus possible. « Quels rêves proposons-nous actuellement à nos enfants ?, interroge Delphine Coulin (Le Courrier). Pas grand-chose. Il est difficile d’avoir 17 ans. » Sauf que, dans le portrait consacré aux deux sœurs par Libération à la sortie du film (« Sœurs en chœur », 13 décembre), elle admet que lorsqu’elle-même était jeune, c’était déjà tout aussi dur : « Quand j’étais lycéenne, dans les années 1980, c’était la crise, tout le monde ne parlait que de “débouchés”, mais moi, je voulais écrire des livres [elle est aussi romancière]. »
Pourquoi, dans ce cas, ne pas mettre en scène l’énergie et l’ambition qui l’habitaient alors ? C’est un élitisme sidérant qui affleure ici. « Aujourd’hui, comment [les adolescentes] pourraient-elles fondamentalement changer leur quotidien ?, interroge Muriel Coulin. En participant à un programme de télé-réalité ? C’est très triste. » En somme, une petite minorité de femmes, dont les sœurs Coulin ont la chance de faire partie, aurait la capacité de faire carrière dans une profession créative ; mais la grande majorité serait condamnée à n’exister que par la maternité - ou alors, en passant chez Delarue. Entre les deux : rien. Non seulement il est un peu rapide de disqualifier, au lieu de les encourager, les passions et les ambitions que peuvent aussi nourrir les jeunes filles d’aujourd’hui, mais ce raisonnement binaire est très problématique. Est-ce qu’on imaginerait tenir le même discours au sujet des garçons, en prétendant qu’ils auraient le choix, pour donner un sens à leur vie, entre une brillante carrière artistique et la paternité, et rien d’autre ?
Dès lors, on peut se demander s’il n’y a pas un sujet caché à 17 filles : celui du rapport qu’entretiennent avec la féminité traditionnelle celles qui s’en écartent en devenant artistes, écrivaines ou cinéastes. Conscientes de déroger à une norme sociale, elles peuvent éprouver le besoin de réparer cette transgression en reniant, dans leur production savante, littéraire ou cinématographique, leurs choix et leur mode de vie, et en en rajoutant au contraire dans la célébration du modèle traditionnel, au risque d’alimenter les pires stéréotypes. Dans 17 filles, le spectateur est incité à penser que la réaction négative de l’infirmière scolaire, interprétée par Noémie Lvovsky, s’explique par le fait qu’elle-même n’a pas d’enfants. Pourquoi les réalisatrices sacrifient-elles à ce cliché de la femme sans enfants aigrie, alors qu’elles-mêmes n’en ont pas et semblent tout à fait heureuses et épanouies ?
Cette dissociation peut avoir plusieurs explications : l’élitisme, comme on l’a vu - « moi j’échappe à ce destin féminin traditionnel, mais c’est parce que je suis exceptionnelle, pour les autres ça suffira bien » - ; ou encore le désir de donner des gages, de montrer patte blanche, en espérant ainsi être admise malgré tout dans la grande communauté des femmes dont on se sent exclue parce qu’on est du côté des créatrices, et non des procréatrices. Elle peut aussi relever du désir sincère de compenser ce que l’on perçoit comme la trop grande cérébralité de sa vie, d’apprivoiser la dimension physique et charnelle de l’existence, quand on a spontanément commencé par développer son intellect dans une mesure supérieure à la moyenne de ses petits camarades. Ainsi, parmi leurs thèmes de prédilection, les sœurs Coulin citent « la féminité, le corps ». Ce qui est très bien, à condition de ne pas perdre de vue le fait que, dans leur écrasante majorité, les femmes sont plutôt confrontées au défi inverse : elles doivent conquérir le droit de ne pas être réduites à la dimension maternelle et/ou décorative dans laquelle des préjugés archaïques et tenaces tendent à les confiner.
Se souvenant de sa propre jeunesse, Muriel Coulin avance ce raisonnement remarquablement bancal et emberlificoté : « A l’époque aussi, des copines autour de moi voulaient faire du cinéma. Elles ont dû renoncer. Mais si nous avions été dix-sept, nous aurions certainement pu nous lancer ensemble. » Non seulement l’hypothèse paraît assez improbable, et traduit peut-être surtout la gêne d’être celle qui a réussi - elle a fait ses armes auprès de Louis Malle, Krzysztof Kieslowski ou Aki Kaurismäki, avant de réaliser des documentaires -, mais il y a quelque chose d’un peu forcé et hypocrite dans le fait de nier ainsi la différence qui existe entre un projet de grossesse et un projet de carrière cinématographique.
Peut-être est-ce aussi pour tenter de camoufler ce qu’elles doivent pressentir de leur propre élitisme - la réussite artistique, sinon rien - que les deux sœurs en font des tonnes sur les beautés de la maternité. Le problème, c’est que, par là, elles contribuent à escamoter et à étouffer cet espace, toujours menacé de rétrécissement ou de disparition, que les femmes ont toutes les peines du monde à se ménager : un espace où exister aussi en tant qu’individu, en tant que personne autonome, en dehors des liens amoureux et familiaux qu’elles ont pu tisser, et qui leur est tout aussi vital qu’eux. Un espace qu’elles peuvent faire vivre de mille manières différentes, éclatante ou discrète : pas besoin, pour légitimer son existence, d’obtenir l’avance sur recettes ou de publier un roman - même si rien n’interdit d’essayer.
« Aujourd’hui, les utopies féministes des années 1970 ont disparu », dit Delphine Coulin. Mais le féminisme n’est pas une utopie : il est un combat toujours à recommencer pour permettre aux femmes de se dégager des innombrables fantasmes et attentes que l’ordre social leur colle sur le dos, et qui les empêchent d’exister pleinement en tant que personnes. La fascination actuelle pour les grossesses adolescentes, à laquelle participe 17 filles, et dont la première manifestation fut le film américain Juno, sur un scénario de Diablo Cody, en 2007, tend à indiquer que ces attentes et ces fantasmes sont aujourd’hui bien présents et agissants - en fait, ils le sont dans toutes les périodes où il n’existe pas de mouvement féministe assez fort pour les tenir en respect. Le cinéma et le people ne lancent évidemment pas des mouvements qu’une jeunesse influençable se contente de suivre ; mais ils reflètent et amplifient considérablement une tendance profonde à l’œuvre dans la société.
On a l’impression de voir revenir, sous une forme contemporaine, cette « mystique féminine » qui, en 1963, avait donné son titre au célèbre livre de la journaliste américaine Betty Friedan (2). Très daté par certains aspects (à commencer par son discours apocalyptique sur l’homosexualité !), The Feminine Mystique reste néanmoins intéressant, car il décrit un cas d’école : le conditionnement forcené, proche de l’abrutissement, subi par les femmes américaines durant les quinze années de l’après-guerre pour les persuader que le mariage, les enfants et l’univers domestique devaient suffire à leur bonheur. Les traumatismes de la Grande dépression, puis de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide, conjugués à l’essor des banlieues résidentielles et de l’idéal du bonheur par la consommation, poussaient alors à un repli sur le foyer. Tout désir de faire usage de l’instruction que beaucoup avaient reçue, de travailler à l’extérieur, d’être partie prenante de la société, était condamné comme « non féminin » et ne pouvant produire que des « mégères asexuées ».
De nombreuses femmes embrassèrent avec enthousiasme le rôle qu’on leur proposait. Beaucoup devinrent mères très jeunes, ce qui amenait Betty Friedan à interroger : « Quels fils, quelles filles élèveront ces mères adolescentes, qui sont devenues mères avant même d’avoir affronté cette réalité, qui se sont servies de leur maternité même pour rompre le contact avec le réel ? » Ils étaient loin, les enthousiasmes et les audaces du début du siècle, ceux du féminisme de la « première vague ». Le combat pour le droit de vote (les Anglaises l’obtinrent en 1918, les Américaines en 1919) avait en effet considérablement amélioré l’estime d’elles-mêmes des femmes, ne serait-ce qu’en leur démontrant, comme l’écrivit la suffragette Ida Alexa Ross Wylie - citée par Friedan -, que ces jambes qu’il était même malséant de nommer dans la bonne société « pouvaient courir beaucoup plus vite qu’un flic anglais ». Désormais, les magazines américains publiaient des nouvelles dans lesquelles des jeunes filles « prenaient des cours pour apprendre à battre des cils et à perdre au tennis ». Et leur mère les avertissait : « Un jeune homme imberbe t’enlèvera et t’emmènera vivre avec lui quelque part dans un appartement d’une pièce et demie tandis qu’il s’initiera aux finesses et aux tracasseries de la Bourse. Mais aucun jeune homme ne voudra de toi tant que tu contreras les revers. »
Betty Friedan rend manifeste quelque chose dont devraient se souvenir ceux qui pestent contre les « excès du féminisme » : quand les femmes ne font pas de vagues, mais restent cantonnées dans des rôles étriqués ou débilitants, elles le payent toujours d’une manière ou d’une autre. Il y a des conséquences - et celles-ci valent largement le « malaise des hommes » censé survenir quand leurs compagnes ont l’outrecuidance de vouloir vivre comme des êtres humains. Ainsi, au début des années 1960, beaucoup de ces Américaines de la classe moyenne blanche étaient à moitié folles d’aliénation. Dans ce contexte, The Feminine Mystique fut une bombe. En leur disant qu’il était normal d’aspirer à quelque chose de plus qu’à une vie domestique heureuse, que ce n’était pas elles qui avaient un problème, mais la société, il transforma littéralement leur existence.
En 2011, sous le titre A Strange Stirring. “The Feminine Mystique” and American Women at the Dawn of the 1960s (« Une sensation étrange. La Mystique féminine et les femmes américaines à l’aube des années 1960 ») (3), l’historienne Stephanie Coontz a reconstitué l’impact exceptionnel qu’a eu le livre de Betty Friedan sur ses lectrices et sur la société. Tout en lui rendant hommage, elle le remet en contexte, en analyse aussi les points aveugles et les faiblesses. Avec l’aide de ses étudiants, elle a dépouillé l’abondant courrier reçu par Friedan à l’époque et interrogé des dizaines de femmes sur leurs souvenirs du livre. « Nous étions une génération de femmes intelligentes, écartées du monde », lui dit l’une d’elles. Une autre raconte comment elle envoya le livre, accompagné d’un petit mot acerbe, au psychanalyste qui essayait de lui faire « accepter son rôle d’épouse ». Une autre, encore, le lut en pleurant sans pouvoir s’arrêter, et n’interrompit sa lecture que pour aller balancer dans les toilettes sa plaquette d’antidépresseurs. Certains maris interdirent le livre dans leur maison ; d’autres écrivirent à Betty Friedan pour la remercier, lui disant qu’elle leur avait permis de mieux comprendre leur femme et qu’ils étaient maintenant résolus à la soutenir dans ses aspirations. Un jeune homme encore célibataire se promit de choisir pour compagne une fille qui ne « serait pas prête à renoncer à ses rêves ». Des femmes des générations suivantes témoignent également. L’une déclare : « Je n’ai compris ma mère que deux fois dans ma vie : quand j’ai lu Le Livre de Job, et quand j’ai lu La Mystique féminine. »
Parmi les lectrices de Friedan, plusieurs coururent s’inscrire ou se réinscrire à l’université. Certaines se prirent au jeu et firent de belles carrières de chercheuses. D’autres s’investirent dans la vie militante, ou trouvèrent des petits boulots ; d’autres divorcèrent. Toutes réaménagèrent leur vie d’une manière qui respectait davantage leurs besoins, conciliant au mieux leurs dimensions de mère, de compagne et d’individu. Pour certaines, cependant, il était trop tard : Coontz rapporte l’histoire d’Anne Parsons, fille d’un célèbre sociologue de Harvard qui promouvait activement le modèle de la femme au foyer. La jeune fille écrivit une lettre de huit pages à Betty Friedan, racontant comment, tourmentée par ce modèle, elle avait renoncé à ses études, puis les avait reprises. Mais son sentiment d’inadéquation était tel qu’elle finit par se faire interner. A l’asile, elle remplissait des pages entières avec les mots : « Tu n’es pas capable d’accepter tes instincts féminins basiques. » Elle finit par s’y suicider.
Sur la question de l’élitisme, Stephanie Coontz apporte un éclairage particulièrement intéressant. A la parution de The Feminine Mystique, explique-t-elle, l’une des critiques adressées à Betty Friedan lui reprochait de « survendre » les bénéfices du salariat, en ignorant le fait que beaucoup des postes ouverts aux femmes comportaient bien peu de travail créatif ou satisfaisant. Mais, pour sa part, elle avoue qu’elle lui ferait plutôt le reproche inverse : il lui semble que Friedan, en préconisant à ses lectrices de ne prendre que des emplois épanouissants et « de qualité » - quitte à préférer le bénévolat si elles n’en trouvent pas -, sous-estime le sentiment de confiance en soi et d’indépendance que peut apporter n’importe quel travail, même ceux qu’elle regarde de haut. L’une des femmes qu’elle a interviewées pour A Strange Stirring lui raconte ainsi que, après son diplôme, en 1959, et son mariage deux ans plus tard, elle avait continué à travailler, malgré la désapprobation de sa famille et de sa belle-famille : « Il n’y avait aucune perspective d’avancement, à part celle de quitter le pool des secrétaires pour devenir l’assistante particulière de quelqu’un - ou d’épouser le patron, je suppose. Ça va peut-être vous sembler drôle, à vous, la grande professionnelle, mais j’aimais vraiment mon boulot. Il me donnait le sentiment d’être quelqu’un, au-delà de mon statut d’épouse. »
Aujourd’hui comme hier, c’est peut-être bien ce fragile sentiment d’« être quelqu’un » qu’il est difficile et essentiel de défendre, plus que le « droit » d’être mère à 16 ans.
(1) Vanessa Schneider, Le Pacte des vierges, Stock, 2011.
(2) The Feminine Mystique, bizarrement traduit en français par Yvette Roudy sous le titre La femme mystifiée, Gonthier, Paris, 1964.
(3) Stephanie Coontz, A Strange Stirring. “The Feminine Mystique” and American Women at the Dawn of the 1960s, Basic Books, New York, 2011. « Une étrange sensation » fait référence aux premières lignes de La Mystique féminine : « Pendant des années, le malaise resta enfoui, inavoué, dans l’esprit des femmes américaines. C’était une sensation étrange, un sentiment d’insatisfaction, une aspiration à autre chose que les femmes ressentirent au milieu du XXe siècle aux Etats-Unis. »
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