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« Je déteste le mot martyr. Glorifier la mort c’est moyen-âgeux. On a besoin d’une meilleure éthique pour le 21 siècle. » Cette réflexion est passée, jeudi 3 février, sur le Twitter de Slim Amamou, le blogueur entré au nouveau gouvernement tunisien. Parmi les réponses qu’elle a suscitées, celle-ci : « Cher monsieur, ces martyrs sont ceux qui t’ont donné le poste de secrétaire d’Etat au ministère de la jeunesse et des sports. »
Le tweet d’Amamou ne fait que relayer un lieu commun que l’on rencontre fréquemment : la vie est le bien suprême, et seuls des fanatiques obéissant à une pulsion morbide peuvent vouloir la sacrifier - ou des idiots : qu’on pense à Mourir pour des idées, la chanson de Georges Brassens. L’affirmation, a priori évidente et consensuelle (vive la vie, à bas la mort), mérite pourtant un second examen. Car le mot « martyre » peut désigner des actes très différents. On l’entend surtout dans son sens le plus sinistre : des hommes et des femmes endoctrinés se faisant sauter dans des attentats-suicides en entraînant des civils avec eux dans la mort. Mais les manifestants tunisiens et égyptiens l’ont également employé, ces dernières semaines, pour rendre hommage aux victimes de la répression dans leurs rangs. « Martyr », dans ce contexte, désigne donc des individus pacifiques qui, sans nourrir de fascination particulière pour la mort ou le sacrifice, assument le risque qu’implique le fait de descendre dans la rue, parce qu’ils placent plus haut que tout leur exigence de dignité et de liberté. Une telle attitude, à l’inverse de la première, ne mérite-t-elle pas le respect et l’admiration ? Même le geste délibérément autodestructeur de Mohammed Bouazizi, et de tous ceux qui l’ont imité, a de quoi impressionner, si terrifiant soit-il. Parfois, c’est justement l’amour de la vie qui peut amener, au nom de la haute idée que l’on s’en fait, à sacrifier sa propre existence. Ne pas voir cela, c’est vraiment n’avoir rien compris à l’humanité.
En France, l’adhésion à cette vision étroite est d’autant plus surprenante que le pays a ses martyrs, lui aussi. Sur les murs de Paris figurent de nombreuses plaques, à côté desquelles est souvent accroché un bouquet de fleurs, rappelant le nom d’un résistant tombé à cet endroit au cours des journées de la Libération. Et lorsque Nicolas Sarkozy a décrété, après son élection en 2007, que la lettre d’adieu de Guy Môquet, résistant communiste fusillé à l’âge de 17 ans, serait lue chaque année dans les lycées, la polémique qui s’en est suivie a porté sur la récupération politique ; mais personne, à ma connaissance, n’a eu l’idée de remettre en cause le choix du jeune homme de s’engager dans la résistance, ou de pointer du doigt ces communistes manipulateurs qui auraient profité de son immaturité pour l’endoctriner et l’envoyer à la mort.
Héroïsme chez nous, fanatisme chez les autres ? Indéniablement, le facteur culturel compte dans la façon dont on perçoit la mise en jeu par un individu de sa propre vie. On sera d’autant plus enclin à parler de fanatisme que le pouvoir qui est contesté, haï, combattu (celui de Moubarak, celui d’Israël ou des Etats-Unis), apparaît à nos yeux comme « ami », respectable, voire comme une figure du Bien et de la civilisation. On refusera alors d’admettre que certaines populations ont des raisons éminemment concrètes et légitimes de voir en lui un agresseur, un oppresseur, un ennemi cruel et implacable ; on préférera les criminaliser ou les diaboliser pour cela.
A cette grille de lecture s’ajoute parfois la rhétorique hypocrite qui prétend se préoccuper du sort des opprimés, en formulant le souhait qu’ils restent au moins en vie, les pauvres. Dans un éditorial de Charlie Hebdo, au début de la seconde Intifada, Philippe Val disait ainsi que, contrairement aux pro-palestiniens, il « préférait les Palestiniens vivants que morts (1) ». Derrière cet argument, il y a l’aveu implicite d’un mépris sidérant, comme si ces peuples étaient naturellement voués à se contenter d’une vie animale, réduite à sa dimension biologique. Ils sont des ombres vagues, des stéréotypes privés d’identité individuelle, d’histoire familiale et personnelle, de sentiments, d’aspirations. Alors, la dignité... Comme on l’avait déjà relevé ici, une telle revendication de leur part apparaît comme un caprice extravagant que l’on attribuera à une virilité un rien rugueuse. Personne ne semble réellement prendre la mesure de ce que signifie un quotidien fait d’humiliations, d’arbitraire, de brimades, de brutalités. La dignité, c’est une denrée de luxe, à laquelle les pouilleux ne devraient pas avoir l’outrecuidance de prétendre.
Mais il y a peut-être encore une autre raison, plus profonde, qui explique la désapprobation entourant une témérité excessive. Dans un livre captivant, La manifestation de soi, publié au printemps dernier dans la Bibliothèque du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (Mauss) à la Découverte, Jacques Dewitte réfute l’idée communément admise selon laquelle les actions humaines seraient motivées avant tout par le souci de l’autoconservation - celle de l’individu comme celle de l’espèce. Pour sa démonstration, il prend des exemples dans de nombreux domaines, et notamment dans le domaine militaire. Il s’appuie pour cela sur un manuscrit inachevé de l’écrivain Herman Melville, retrouvé à sa mort en 1891, et qui comporte une longue digression sur le comportement de l’amiral Nelson au cours de la bataille de Trafalgar, en 1805. L’amiral était monté sur le pont de son navire, vêtu de son uniforme d’apparat, arborant toutes ses décorations de guerre, et avait été mortellement touché par une balle ennemie.
Melville constatait qu’au moment où il écrivait - autour de 1890 -, la façon dont était perçue l’attitude pleine de panache de l’amiral avait évolué : ceux qu’il appelait les « utilitaristes martiaux » multipliaient désormais les arguties désapprobatrices, jugeant irresponsable, de la part de ce meneur d’hommes, de ne pas avoir davantage veillé à sa propre sécurité. Si Nelson était resté en vie, faisaient-ils valoir, il aurait pu diriger le navire pendant la tempête qui avait suivi la bataille, et peut-être ainsi épargner la vie de certains des marins qui y avaient péri - une hypothèse pourtant hasardeuse. Ce que Melville avait compris, écrit Jacques Dewitte, c’est la « rupture anthropologique » qui s’est produite au cours du XIXe siècle : à partir de ce moment, la seule valeur admissible devient « l’idéal d’une survie pour la survie ».
Dewitte se dit en désaccord avec Melville sur un point : l’auteur de Moby Dick, observe-t-il, attribue à Nelson une volonté délibérée de sacrifice. En cela, il « effectue un déplacement imperceptible et même une confusion entre le fait de s’exposer et celui de s’offrir à la mort ». Il explique : « Certes, en s’exposant comme il l’a fait sur le pont du Victory en tenue d’apparat, Nelson s’est exposé à un grand péril ; il a risqué sciemment d’être pris sous le feu de l’ennemi, il a mis sa vie en jeu. Ceci implique donc qu’il a assumé le risque de sa propre mort, mais je ne crois pas que l’on puisse dire, pour autant, qu’il ait délibérément recherché la mort. »
Il note au passage le double sens du verbe s’exposer, qui, ici, signifie à la fois « manifester son être avec éclat » et « se risquer à découvert ». On aurait tort, prévient-il, de ne voir dans cette « exposition » qu’un signe de vanité, ou une intrépidité gratuite, inconsidérée : « En paraissant tel ou tel, en se montrant comme ceci ou cela, on le devient aussi quelque peu. A supposer qu’existe un “être” qui puisse être isolé et envisagé pour lui-même, c’est-à-dire séparé de tout “paraître” impur (hypothèse purement spéculative), il faut bien admettre que l’on n’“est” plus exactement le même selon l’image de soi que l’on donne - que l’on adresse aux autres, et, tout autant, à soi-même. »
Bien qu’une prise de risque comme celle du héros de Trafalgar, depuis le changement de paradigme qu’il a relevé, soit disqualifiée et réprouvée socialement, Dewitte remarque que de tels actes de bravoure continuent, malgré tout, à nous faire vibrer. Et il s’interroge : « Cette émotion ne serait-elle pas l’indice de la présence toujours vive en nous, même si elle a été globalement mise en veilleuse, d’une attitude universellement humaine, existant dans toutes les sociétés ? »
Dans les sentiments de méfiance et d’admiration mêlées que nous inspirent les révolutionnaires tunisiens et égyptiens, c’est peut-être bien cette ambivalence que l’on retrouve. Eux aussi se sont « exposés », au double sens du terme, en faisant éclater aux yeux du monde entier leur courage et leur dignité - on pense notamment à cette scène saisissante de manifestants égyptiens priant, imperturbables, sous le jet d’un canon à eau -, mais aussi leur soif de justice et de liberté, ou encore leur humour. Un correspondant d’Al-Jazeera English sur la place Tahrir au Caire se disait frappé, dans l’après-midi du 4 février, par l’extraordinaire libération de la parole à laquelle il assistait ; il regrettait d’ailleurs que la traduction en anglais soit impuissante à rendre la richesse de la langue de ses interlocuteurs.
Ce qu’ils ont réussi à faire, au moins en partie, au moins pour un temps, c’est à renverser le paradigme de la « survie pour la survie », à nous remettre en mémoire cette dimension supérieure sans laquelle il n’y a pas de vie digne de ce nom, et même à nous l’imposer comme une évidence. Recevant Dominique de Villepin dans la matinale de France Inter, le 3 février, Patrick Cohen lui demandait d’un ton comminatoire s’il avait approuvé la phrase de Jacques Chirac, prononcée à Tunis en 2003 - alors que Villepin était ministre des affaires étrangères : « Le premier des droits de l’homme, c’est de manger. » Enfin, cette phrase est devenue scandaleuse... Au cours des dernières semaines, on a aussi vu changer de sens la notion de « miracle tunisien » : soudain, elle ne désigne plus la vitrine de réussite économique derrière laquelle s’abritait la dictature, mais l’irruption du peuple tunisien sur la scène de l’histoire.
S’agissant du monde arabe, on ne peut s’empêcher de constater pour finir que le lieu commun de la « survie pour la survie » cohabite assez bien avec un autre, tout aussi répandu, alors qu’il paraît pour le moins contradictoire : celui qui veut que l’islamisme représente un danger assez grand pour que l’on justifie la répression la plus sanglante - voire pour qu’on l’appelle de ses vœux -, si elle permet de contenir son influence. Ainsi, dans le Guide du Routard 2010 consacré à la Jordanie et à la Syrie, on lit, à propos de la ville syrienne de Hama, bastion religieux dont un tiers fut détruit en 1982 après une tentative de coup d’Etat des Frères musulmans contre Hafez El-Assad : « Un déluge de fer et de feu s’abattit sur la ville et fit de 20 000 à 30 000 morts. Hama fut isolée du pays durant un mois. “Le problème intégriste fut alors radicalement réglé”, avouent pas mal de gens aujourd’hui, et, à la limite, on a évité une situation à l’algérienne ! La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si l’on a définitivement écarté la menace ou si on l’a seulement repoussée... »
La révolte contre les dictatures de Ben Ali et de Moubarak a fait vaciller ces monstrueuses évidences, en rendant patent le prix exorbitant que le spectre islamiste fait payer aux populations. Là encore, il est difficile de savoir si cet ébranlement des certitudes sera durable. Mais au moins, l’épopée tunisienne aura obligé chacun à clarifier ses positions, comme en a témoigné ce dialogue entre deux éditorialistes français, Christophe Barbier et Jean-Michel Aphatie, le 14 janvier sur Canal +. Ben Ali venait de tomber, mais les deux hommes l’ignoraient, l’émission ayant été enregistrée (lire Julien Salingue et Ugo Palheta, « Tunisie : mots et maux de l’information en continu », Acrimed, 17 janvier 2011) :
« - Christophe Barbier : « Tout faire pour que l’islamisme n’arrive pas au pouvoir dans ces pays-là, c’est pas rendre service à nous, c’est rendre service à nous, et à eux, et aux peuples concernés... Tout plutôt que de les voir tomber dans ce qu’est devenu l’Iran ou l’Afghanistan. »
— Jean-Michel Aphatie : « Dans votre tout, il y a des choses horribles. Dans votre tout, il y a des choses horribles, Christophe. Il faut que vous vous débrouilliez avec des choses horribles. »
— Christophe Barbier : « Y a la raison d’Etat et y a du cynisme, je suis d’accord, mais j’assume cette phrase : “Plutôt Ben Ali que les barbus”. »
De quoi nous remettre en mémoire cet adage décidément très vrai : « Pire que le loup : la peur du loup ».
(1) Charlie Hebdo, 13 décembre 2000.
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