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« Willa Cather est sans conteste l’un des plus grands écrivains américains du XXe siècle. On ne le sait pas assez. Faulkner, lui, ne l’ignorait pas. Un jour des années 1940, alors qu’il roulait en camionnette avec Howard Hawks vers les Rocheuses pour aller chasser le coq de bruyère et qu’ils parlaient littérature, Clark Gable, qui s’était joint à eux et n’avait sans doute jamais lu un livre de sa vie, les interrompit et demanda à Faulkner (qui, lui, n’allait jamais au cinéma, bien que travaillant alors pour la Warner) quels étaient les grands auteurs américains de leur temps. Faulkner lui répondit posément : John Dos Passos, Ernest Hemingway, Willa Cather et moi. Pour la petite histoire, ajoutons que Clark Gable s’écria sans malice : “Tiens ! Vous écrivez, monsieur Faulkner ?” Avec la même ingénuité, Faulkner lui demanda en retour : “Vous, monsieur Gable, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?” »
Frédéric Vitoux, « Viva Willa ! », Le Nouvel Observateur, 5 avril 2007

« Selon Erving Goffman, quand deux personnes sont en présence l’une de l’autre, elles échangent deux types d’informations : celles qu’elles donnent et celles qui leur échappent. D’après lui, dans une rencontre réelle, ce sont les informations qui échappent aux gens qui sont essentielles, et non celles qu’ils donnent volontairement. Les informations que les gens laissent échapper malgré eux, si l’on peut dire, dépendent beaucoup de la façon dont ils utilisent leur corps (voix, yeux, posture), ce qui veut dire qu’une grande partie de nos interactions sont une sorte de négociation entre ce que nous contrôlons consciemment et ce qui échappe à notre contrôle. Cet écart, dans les interactions corporelles, entre ce que nous disons, l’image que nous voulons donner de nous-mêmes, et ce qui échappe à notre contrôle, veut dire qu’il est difficile de décrire les aspects les plus importants de notre moi à l’aide de mots, étant donné que c’est précisément ce dont nous ne sommes pas conscients qui a le plus de chances de produire une impression significative sur la personne que nous rencontrons. »
Eva Illouz, « Réseaux amoureux » (étude sur les sites de rencontre en ligne), in Les sentiments du capitalisme

« L’autre n’est plus pour moi la clé du paradis, mais un compagnon de paradis. »
Marianne, 43 ans, restauratrice de tableaux, « Peut-on aimer sans souffrir ? », Marie-Claire, février 2007

« C’est le mauvais temps qui me protégeait le mieux. Plus de travaux extérieurs, personne sur les échafaudages, plus de barbecues à minuit dans les jardins avec beuglantes en stéréo, blagues graveleuses et rires avinés. Je désirais follement les intempéries. Rien ne m’était plus délectable qu’un ciel de tempête. Je vouais un culte aux bourrasques, aux averses, à la grêle qui mitraille les chaussées et les toits. J’applaudissais l’annonce du crachin, j’exultais devant la grisaille. Si le temps virait à l’orage, c’était Noël. J’allumais des cierges dans mon for intérieur pour que l’orage éclate à pleins seaux, que les éclairs s’en mêlent, que le tonnerre explose, que les gouttes inondent les rues, les caniveaux, qu’elles noient la ville sous un édredon liquide. J’aurais aimé que la pluie enfle et se prolonge, comme la mousson. Le gel était une bénédiction, la neige une délivrance : je redoutais les glissades sur les plaques de neige molle, mais rien n’étouffe les bruits comme elle. (...) Le verglas m’incommodait, de même que le brouillard, j’en déplorais les désagréments, mais j’adorais la morsure du froid qui oblige à boucher les issues. Alors je n’avais plus à subir l’intrusion des autres, ils demeuraient chez eux enfermés à vaquer de leur côté sans s’introduire de force dans mon intimité. Le bruit des autres, le sans-gêne des autres, l’égoïsme des autres. De ceux qui envahissent l’espace entier, nos appartements, nos maisons, chacun des lieux où l’on réside. Ils entrent sans frapper. Ils s’accordent tous les droits, ils se permettent toutes les outrances. Rien ne les arrête, les autres. Personne ne les convie, ils entrent quand même. Les autres, ce sont les bruyants. Ils décident, ils s’imposent. Ce sont les prédateurs, les pollueurs de tympans, tous ces gens qui nous déversent des turbulences à pleins tonneaux dans les oreilles, qui nous volent notre liberté, qui nous arrachent à nous-mêmes. Les colonisateurs du silence, les termites du cerveau. »
Jean-Michel Delacomptée, La vie de bureau

« Là comme ailleurs, les clients dînaient le portable à l’oreille, chacun dans son univers, assourdissants. C’est comme les transports en commun, me disais-je, il suffit de les prendre pour être assailli par les conversations gueulées à des interlocuteurs invisibles, les gens alentour ignorés, niés, réduits en cendres, toutes frontières abolies entre les espaces public et privé à la manière des régimes totalitaires, éventrés que nous sommes par les sons d’autrui, ouverts aux quatre vents, attaqués de tous côtés, fourragés sans pitié, perforés de part en part. Paradoxe de l’individualisme, on ne disposait plus de périmètre infrangible, d’un quant-à-soi étanche, la collectivité s’imposait sans sauvegarde possible (...). Elle finissait par m’excéder, moi, cette utilisation tous azimuts des téléphones portables, à pied, en voiture, à vélo, en rollers, au lit, aux W.-C., même au spectacle, quasi un nouvel organe. Tous ces gens à déblatérer en public, chacun enfermé dans son monde comme des petits sapins en plastique sous les flocons dans leur globe. »
Jean-Michel Delacomptée, La vie de bureau

« Nous disons qu’il “y a du jeu” ou que “ça joue” quand, dans une représentation, tout en prenant en charge ce qui est initialement prévu par la mise en scène, les acteurs disposent d’assez d’espace entre les rouages pour que l’invention et le plaisir puissent s’y glisser, si bien qu’ils donnent l’impression de réinventer le mouvement dans le moment même où ils l’effectuent. Traditionnellement, la plupart des acteurs affirment qu’ils ne refont jamais exactement la même chose, soir après soir, et qu’ils tiennent plus ou moins compte, de manière quasi inconsciente, des réactions du public ou de l’atmosphère du plateau. Parfois, il s’agit aussi d’une façon de se concentrer. Tel acteur raconte que, chargé d’éplucher une orange à chaque représentation, en prononçant un texte compliqué, le jeu se glissait dans sa relation avec sa partenaire (l’orange) ; que tout dépendait de la qualité ou de l’épaisseur de sa peau, des éclaboussures du jus, de la petite difficulté à effectuer ce geste simple en public, sans ostentation mais sans, non plus, qu’il devienne mécanique. Dans ce cas, le jeu réside dans l’attention portée au partenaire, dans son écoute, fût-il un fruit ou un objet, dans la conscience de l’écart avec son état (sa qualité) de la veille. La mécanisation est l’opposé du jeu, et le paradoxe du théâtre est qu’il est indispensable de construire et de roder une mécanique pour qu’elle tourne, mais à peine est-elle construite qu’il faut veiller à ce que la mécanique ne l’emporte pas sur le vivant et sur la capacité des acteurs à garantir qu’ils sont bien présents, en jeu.
(...) En revanche, s’il est difficile d’apprendre à avoir de la présence, je crois, et c’est cela qui importe pour le jeu, qu’il est possible d’apprendre à être présent, disponible, à la fois immergé dans la situation immédiate, et cependant vacant, ouvert à tout ce qui peut la modifier. Cela revient par exemple, sur scène, à identifier et à bénéficier de tous les événements même minimes qui se produisent. A contrario, Peter Brook raconte de façon hilarante ces représentations où les acteurs passent et repassent sur un simple éventail tombé accidentellement à terre, sans que jamais personne ne songe à le ramasser, puisque ce geste n’est pas prévu par la mise en scène ! Naturellement, le public ne s’intéresse plus qu’au sort de l’éventail et à ses sinistres craquements. Pire, Brook raconte, et c’est presque trop beau pour être vrai, avoir vu un décor entier s’effondrer sans que personne sur scène ne bronche. »
Jean-Pierre Ryngaert, « Les acteurs jouent aussi », revue L’Autre, volume 7, numéro 2, dossier « Jouer ! »

« “On s’appuie sur un coussin de paroles pour faire son solo”, dit un écrivain africain. L’idée est élémentaire mais l’emploi du mot “coussin” en transforme le sens, en multiplie la force et donne à une formule banale une dimension de profonde intériorité. Où les avons-nous entendues, ces paroles légères et chaleureuses qui nous ont revigorés ? Qui les a prononcées ? Comment, plume après plume, l’avons-nous composé, ce coussin ? Des paroles souples pour un repos actif, pour des projets sans outrance, sans défi, sans angoisse, sans crainte : il faut toute une vie pour ce coussin-là ; nul commerce, même s’il fait dans les idées, ne le propose tout cousu. C’est le kit de l’attention discrète, panoramique, clandestine, des relations mystérieuses entre souvenirs, pensées, sensations apparemment hétéroclites et qu’unissent, en dépit des erreurs et des fautes, des liens inespérés, inouïs, incompréhensibles. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 25 »

« Ma mère est morte ce 11 mars, à plus de quatre-vingt-dix-sept ans, me laissant une grande fatigue. Il y a quelque temps, elle avait été brièvement hospitalisée. Je l’avais trouvée au milieu d’un aréopage de médecins, d’internes, d’infirmières qu’elle considérait avec circonspection. Soudain, n’y tenant plus, elle avait laissé les blouses blanches à leurs spéculations et, se tournant vers moi, avait articulé de sa voix retentissante d’ancienne sourde : “S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière !” Tu savais comme tout le monde, ma pauvre petite mère, que beaucoup de choses, ici-bas, ne sont qu’histoires de cimetière. Mais, toi, tu le disais, et, loin de t’abattre, ça te donnait la pêche. Les autres font semblant, vois-tu, ça les déprime. Allons, pitié pour eux, et cachons nos sourires ! J’essaye de faire comme toi, de ne pas confondre la vie et les histoires de cimetière ; c’est sans doute pour obtenir ce résultat que tu m’as tant emmerdé, toi la mère italienne, heureusement unique, d’un fils également unique. Naturellement, je crains que mon oraison funèbre ne t’aille pas : de toute façon, rien ne t’allait jamais. À mon avis, c’est quand même celle qui te dégoûtera le moins. Au revoir. Et même si les anges sont des créatures inférieures aux humains, ne sois pas trop sévère avec eux, per favore ! »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 25 »

« Il arrivait que ma grand-mère, ou une voisine, presse ma mère de venir assister à quelque événement du quartier ou d’aller apaiser quelque conflit entre ménagères. Elle glissait alors un regard désolé sur sa tenue négligée et ses cheveux pas trop coiffés puis, jetant son tablier, s’écriait fièrement, comme on prend la Bastille : “Tant pis, j’y vais comme ça !” C’était rare qu’elle sorte comme ça, sans ajustements, pomponnages et pomponneries, sans obsession de faire distingué. Ces déboulés enthousiastes vers le monde, c’est la meilleure leçon que je garde d’elle. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 22 »

« Il me semble d’ailleurs que c’est en Ecosse, cet été-là, que je me suis formulé avec un effroi libérateur qu’un jour peut-être je deviendrai hermétique à ces rougeurs impromptues du visage qui dénoncent en nous quelque chose dont nous ignorons nous-mêmes les enjeux, de même que je n’éprouverai plus, peut-être, la sensation des cheveux qui se hérissent au rythme d’une parole chargée d’émotions par trop incontrôlables. Si l’effroi était libérateur, c’est que cette menace d’une inertie mortifère du visage m’apparut bien pire que le malaise rémanent depuis l’adolescence de donner à voir des émotions que l’on voudrait taire, de ces émotions coupables ou non qui transpirent par le corps pour déborder les mots trop sages du discours, et qui les précipitent en vain dans la bouche, les mots, comme autant de petits cailloux dévalant la pente de la langue pour rattraper la lisibilité excessive du visage - étrange lisibilité externe du visage, de ce qui s’y déchiffre peut-être (comment le savoir, le mesurer ?), qui n’est donné à lire qu’aux autres et brouille à proportion de son évidence toute lecture de soi. »
Bertrand Leclair, Le bonheur d’avoir une âme

« Je décidai donc de suivre une psychothérapie à l’arabe. Celle-ci consiste simplement à parler tout le temps et à tout le monde de ses problèmes sans se préoccuper de l’exaspération des auditeurs. Un jour ou l’autre, l’un d’entre eux dira quelque chose d’essentiel pour votre guérison, et vous vous serez épargné le souci et la dépense de consulter un spécialiste. La méthode est efficace mais elle a un inconvénient : elle vous fait perdre bon nombre de vos amis. »
Fatema Mernissi, Le harem et l’Occident

« Deux Grecs, lorsqu’ils se quittaient pour longtemps, ou même lorsqu’ils pensaient que seuls leurs enfants seraient peut-être amenés à se rencontrer un jour, cassaient en deux une assiette ou un plat, chacun emportant avec lui une moitié. Ainsi, lors des retrouvailles futures, pourrait-on reconstituer le plat entier en collant bord à bord les deux moitiés. Ils appelaient de tels fragments des « tessères d’hospitalité », parce que chacun s’engageait à recevoir chez lui quiconque serait porteur de l’autre moitié, et à lui faire bon accueil. »
Jacques Bonniot de Ruisselet, Le nombril

« Depuis quelque temps, il préfère s’isoler au moment du repas ; à ceux qui insistent pour l’entraîner, il répond que son énergie sociale n’est pas illimitée. »
Pierre Mari, Résolution

« Quand des femmes me demandent d’enlever mes lunettes pour qu’elles puissent voir mes yeux, je leur dis que cela fait tomber mon pantalon. En général, ça leur fait peur. »
Paul Newman, Le Monde 2, 15 janvier 2005

« A l’Agence pour l’emploi, ils ont dit : Au tri des ordures, vous mettez une croix à chaque camion qui passe. - Ça sert à quoi ? j’ai demandé. - Pour nos statistiques. Mais il faut se lever de bonne heure, ça aide à garder les horaires. Et moi : - Merci bien, j’ai grasse mat’. »
Saraï dans Daewoo de François Bon

« Conduire sur les autoroutes m’a longtemps fait très peur. En fait, j’en étais totalement incapable : je voyageais par les nationales où j’étais curieusement plus à l’aise. J’en ai beaucoup parlé au psy parce que je ne comprenais pas pourquoi j’avais tellement peur, et aussi parce que c’était un vrai handicap pour le boulot et dans la vie en général. Et c’est un des rares sujets sur lesquels il a daigné me donner son avis... Il m’a dit qu’à bien y regarder, une voiture avait de nombreux points communs avec un cercueil... Que foncer à des vitesses pas naturelles sur une route où on ne sait rien des gens qui pilotent les autres cercueils donnait à réfléchir... Et que, dans ces conditions, il lui paraissait plutôt légitime d’avoir peur. Depuis, je n’ai plus peur. C’est rigolo, la psychanalyse... »
Manu Larcenet, Le combat ordinaire I

« A un arrêt d’autobus, j’avertis une dame, prête à s’asseoir, que le banc est déséquilibré : Qu’est-ce qui n’est pas déséquilibré de nos jours !, me dit-elle, en se laissant choir de tout son poids et manquant de basculer... »
Chantal Thomas, Souffrir

« Le moi doit moins être compris par analogie avec un corps chimique qu’on définit par ses propriétés, qu’avec une source qu’on définirait par sa pureté ou son débit, ou avec un foyer lumineux qu’on définirait par l’intensité de son rayonnement. Porté par la vie, il tend à la transmettre. Il est un simple médium. (...) Car c’est la vie qui constitue le moi, y enferme son énergie pour qu’elle en déborde, s’y concentre pour qu’il la diffuse, et s’y réfléchit pour être communiquée. Comme une source lumineuse ne s’éclaire qu’en rayonnant, le moi ne vit qu’en se diffusant. »
Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes

« Pas plus que l’eau qui dévale ne remonte à sa source, pas plus qu’on ne regarde le soleil mais les choses qu’il éclaire, pas plus cette extravasion de soi n’attend-elle de justice, de retour, ni de réciprocité. L’équité suppose le calcul, le calcul suppose la mesure ; cela est de l’ordre de la représentation ; mais l’expansivité de l’esprit passe toute mesure. »
Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes

« Une plaisanterie fuse, un mensonge solennel se perd dans un éclat de rire, et la parole s’élance hors de la routine quotidienne, dans les champs infinis de la nature, joyeuse et réjouissante comme de jeunes garçons à la sortie de l’école. La parole seule nous permet de connaître notre époque et de nous connaître nous-mêmes. Bref, le premier devoir d’un homme, c’est de parler ; voilà sa tâche principale dans l’existence ; et la conversation, qui est l’échange harmonieux entre deux personnes ou plus, est de loin le plus accessible des plaisirs. (...) Le piment de la vie, c’est la lutte ; même les relations les plus chaleureuses impliquent une forme de compétition ; et si nous ne voulons pas passer à côté de tout ce que l’existence peut nous apporter de bon, il nous faut sans cesse affronter quelqu’un, les yeux dans les yeux, et combattre corps à corps, que nous soyons amis ou ennemis. Et c’est encore par la force physique et la puissance du tempérament ou de l’intelligence que nous atteignons des plaisirs dignes de ce nom. Les hommes et les femmes s’affrontent dans des joutes amoureuses comme des hypnotiseurs rivaux ; les gens actifs et adroits se lancent des défis dans les sports physiques ; et les sédentaires s’assoient pour faire une partie d’échecs ou converser. »
Robert Louis Stevenson, « Causerie et causeurs I », Une apologie des oisifs

« Toute conversation à bâtons rompus est un feu d’artifice d’ostentation ; et suivant les règles du jeu, chacun accepte et flatte la vanité de son interlocuteur. C’est pour cette raison que nous prenons le risque de nous dévoiler autant, que nous osons faire preuve d’une éloquence si chaleureuse, et que nous acquérons aux yeux les uns des autres une telle envergure. Car les causeurs, une fois lancés, dépassent les limites de leur être ordinaire, s’élèvent jusqu’à la hauteur de leurs prétentions secrètes et se font passer pour ces héros, courageux, pieux, charmeurs et sages que, dans leurs moments les plus glorieux, ils aimeraient tant être. Ainsi érigent-ils en parole un palais de délices qu’ils habitent l’espace d’un moment, un temple doublé d’un théâtre où ils contemplent le cercle des grands de ce monde, festoient avec les dieux et goûtent aux plaisirs exquis de la gloire. Et quand la discussion s’achève, chacun va son chemin, ivre de vanité et d’admiration, traînant encore derrière soi des nuées de gloire ; chacun descend des sommets de ses bacchanales idéales, progressivement et en douceur. (...) L’effervescence d’une bonne conversation se ressent encore longtemps après dans le sang, on en garde le cœur battant, l’esprit en ébullition, et la terre danse autour de vous, dans les couleurs du soleil couchant. »
Robert Louis Stevenson, « Causerie et causeurs I », Une apologie des oisifs

« Quand, après un bombardement, les copains demandent, en morse : “Etes-vous vivants ?”, Chappot et son groupe répondent, toujours en morse : “Et ta sœur ?” »
Souvenirs de Verdun d’Henry Chappot, l’un des derniers poilus, L’Express, 30 octobre 2003

« Il est impossible de démêler les différentes émotions, la fierté, l’humilité, la pitié et la passion, que suscitent un regard d’amour heureux ou une caresse inattendue. Se faire beau, apprêter ses cheveux, parler avec éloquence, faire tout et n’importe quoi pour faire ressortir sa personnalité et ses attributs, et les magnifier aux yeux des autres, ce n’est pas seulement glorifier son propre être, mais offrir en même temps l’hommage le plus délicat. Et c’est dans cette dernière intention que les amoureux agissent ainsi ; car l’essence de l’amour est la bonté ; et de fait, la meilleure définition de l’amour est une bonté passionnée : une bonté, pour ainsi dire, devenue folle, importune et violente. »
Robert Louis Stevenson, « Tomber amoureux », Virginibus puerisque

« Pour ma part, je connais peu de choses plus désirables qu’une expression vivante et animée, à l’exception de qualités aussi indéniables que le sens de l’honneur, l’humour et la faculté d’émouvoir ; des regards qui correspondent à chaque sentiment, une élégance et une prestance telles que nous plaisions même dans les entractes de la séduction, telles que nos beaux discours ne soient jamais discrédités par des manières frustes, et telles que nous ne devenions jamais à notre insu notre propre caricature. (...) Il y a une créature (car je ne peux lui donner le nom d’“homme”) qui se signale par sa malchance. Je pense à celui qui a renoncé à son droit naturel d’expression, qui a cultivé des intonations artificielles, qui a enseigné maintes grimaces à son visage, comme à un singe apprivoisé, et qui a détourné ou coupé tous les moyens de communication qui le reliaient à ses semblables. Le corps est une demeure pleine de fenêtres : nous y sommes tous assis, à nous montrer et à crier aux passants de monter nous aimer. Mais cet homme a posé à ses fenêtres des vitres opaques et élégamment colorées. On aura beau admirer sa demeure pour son architecture, la foule aura beau s’arrêter devant les vitraux, le pauvre propriétaire languira toujours à l’intérieur, sans réconfort et perpétuellement seul. »
Robert Louis Stevenson, « La vérité des relations humaines », Virginibus puerisque

« Cette méfiance envers l’émotion est un héritage lourd, un verrou très ancien ; encore aujourd’hui, il est risqué de s’y frotter, d’oser dire, mais si, le sexe c’est de l’amour, il n’interdit pas l’émotion, il s’en nourrit comme la philosophie s’en nourrit, elle aussi. Pas de vraie pensée sans émotion, pas de sexe non plus. L’émotion est la signature de l’altérité. Elle est signe, précisément, qu’il y a de l’autre et que cet autre nous atteint. »
Anne Dufourmantelle, Blind date - Sexe et philosophie

« Les visiteurs arrivent en groupe.
Mais à la fin, ils partiront.

Reste avec moi. Car nous n’avons qu’un seul refuge.

Le besoin de l’aube, au moins une fois
Pour voir le lever de soleil sur ton visage
Le besoin du silence des étoiles dans le ciel
Pour entendre la suavité de ta voix
Le besoin de pluie un jour de canicule
Pour laver tes paupières du flux des sanglots
Le besoin de nuages dans le ciel
Pour nous entraîner ensemble à voler

Quelle que soit la situation, nous avons toujours besoin d’un récit,
Car nous pourrions ne pas nous revoir. »
Alia Mamdouh, La passion

« Regarder une image érotique aux côtés de n’importe qui, c’est gênant. On n’est pas gêné par sa présence, non : on regarde ce qu’on veut, et lui aussi, et on peut bien regarder la même chose, et on sait bien que ces choses-là existent, on n’est pas complètement cons. Il est là, pas bouger, bien sage : il regarde, juste, la même chose que moi : il a le droit. Mais sa pensée, elle, bouge, c’est ça qui est gênant. Je vois sa pensée qui durcit. Je sens sa pensée qui s’empare de l’image. Or cette image, là, elle est à moi. Nos pensées se battent. Elles opposent leurs visions. On peut partager la réalité, sous les traits d’une femme bien réelle : très franchement, ça ne pose aucun problème, la réalité vous embrasse et puis voilà. Mais partager une image en pensées : c’est bien plus difficile. »
Laetitia Bianchi, Voyez-vous

« D’un tort subi, il ne se vengeait jamais, et se vengeait peut-être du même coup suffisamment ainsi. Ceux qui ne le traitaient pas comme il l’aurait souhaité, il les laissait tomber, comme on dit, c’est-à-dire qu’il s’accoutumait à ne pas penser à bien des méchancetés. Il préservait ainsi sa vie intérieure de retomber à l’état sauvage, et ses pensées de prendre une dureté malsaine. »
Robert Walser, « Wladimir », La Rose

« Toute la nuit on a parlé, et la lumière des mots
nous a tenu chaud »
Nancy Huston, Tu es mon amour depuis tant d’années (avec des calligraphies de Rachid Koraïchi)

« J’aime les Correspondances, leur ton de confidence, leurs singularités, leur goût du détail futile, de cet "insignifiant" - si plein de sens - qui tisse le quotidien. Sans échapper aux codes qu’un siècle épistolier a savamment réglés, elles ont, sur les autobiographies, l’avantage d’une spontanéité plus grande, d’une moindre mise en scène. Les gens y apparaissent non dans la posture de leurs rêves, mais dans le désarroi de l’instant, avec leurs maux de tête et leurs mouvements d’humeur, leurs tracas et leurs projets. Les Mémoires rationalisent et statufient, sélectionnent et finalisent ; les petites touches pointillistes des lettres, dans leur fugacité incertaine, dessinent les contours flous d’existences en devenir. Rien n’est joué encore, tout est possible. Du moins, l’auteur le croit. Pour nous, qui savons, c’est une source supplémentaire de mélancolie : celle de Dieu, sans doute, s’il est bon... Les Mémoires sont monologues impérieux, actes d’un pouvoir qui trie et censure sans appel et sans contradicteur. Les Correspondances tentent sinon un dialogue, du moins un échange avec un interlocuteur complice ou indifférent, proche ou opaque. Les rencontres, les malentendus, les silences, par lesquels vivent et meurent un amour, une amitié, une relation, y esquissent un art de la fugue. Loin des cérémonies officielles, les Correspondances introduisent à l’intérieur des couples et des groupes. Elles montrent l’envers du spectacle, les fatigues du héros, ses doutes et son train-train. Aussi les thuriféraires hésitent-ils à les rendre publiques. Non pas tant par respect de l’intime, si aisément violé pour l’ennemi, mais par crainte de l’ombre que la grisaille de la pratique risque de jeter aux splendeurs de la théorie. C’est pourquoi sans doute les Correspondances, approche de vérité, nous touchent tant aujourd’hui. »
Michelle Perrot, « Les filles de Karl Marx, lettres inédites », Les femmes ou les silences de l’Histoire

« Il n’y a pas au monde d’acte plus individualiste que celui d’écrire. Cela ne veut pas dire, et peut-être même tout au contraire, qu’il s’agisse d’un acte égoïste (au-delà de la pratique adolescente du journal intime qui montre à quel point le geste d’écrire, qui fait passer les mots via la main du corps à la page, ce miroir, projection d’un dedans vers un dehors, est aussi une façon de tracer des frontières entre soi et le monde - ces frontières qu’il s’agira justement de franchir une fois qu’elles sont définies). Il ne s’agit pas d’un acte égoïste, et tout au contraire, en cela qu’écrire c’est toujours s’adresser, prendre la parole, et la prendre pour parler à un autre, serait-il idéal, la prendre pour sauver quelque chose entre soi et le monde, entre soi et l’autre, la prendre pour dire que l’échange véritable est impossible, mais le dire c’est déjà, par la voix qui s’élève et creuse un manque, le contredire. Il n’y a pas d’acte au monde plus individualiste, parce qu’il implique un retrait du monde, retrait paradoxal qui n’a de sens qu’à vouloir enfin saisir le monde qui sans cesse nous fuit, nous échappe, se dilue dans nos échanges, nos mensonges, nos silences. »
Bertrand Leclair, Théorie de la déroute

« Je travaillais à Milan sur un chantier de construction il y a plus de dix ans et j’avais le rare privilège d’habiter dans les parages. A midi je rentrais chez moi à pied pour manger et je revenais une heure plus tard. Sur mon chemin je rencontrais un mendiant, un homme aux cheveux blancs, âgé mais pas vieux. La première fois j’avais mille lires en poche, je les lui donnai. A quelques pas devant moi des jeunes avaient répondu à son geste quêteur en se moquant de lui. Je vis sur son visage le déclic musculaire d’une souffrance, le recul sous un coup reçu, c’est pourquoi je sortis mon billet de mille lires. Ainsi tous les jours je passais à l’heure de la pause et lui donnais mille lires. Puis je ne le vis plus. Finalement je m’aperçus qu’il se cachait sur mon passage pour ne pas me retirer cet argent. Ce fut donc lui qui me fit la plus grande charité, celle de me laisser avec mille lires de plus, lui qui eut un geste secret d’affection pour l’ouvrier fripé de midi. Et cela ne veut rien démontrer, mais dire seulement comme est infini entre deux êtres humains le degré d’attentions qu’ils peuvent échanger en se rencontrant au bord d’un trottoir, à ras de terre. »
Erri De Luca, Rez-de-chaussée

« Ainsi, ils reviennent, ceux qu’on a oubliés ? Ceux dont on se croyait oubliés, les voici qui reparaissent, bien en dessous de la hauteur dont nous avons pris l’habitude, ils lèvent les yeux vers nous, s’immobilisent, et l’un et l’autre, celui-là qui est revenu et reprend ses droits après bien longtemps, d’une part, et celle-ci qui est forcée de revoir celui qui est revenu, d’autre part, également médusés, échangent des regards d’incompréhension et sont fort embarrassés de leur complicité d’autrefois. Etrangeté et familiarité se disputent encore. Que m’apportes-tu ? Veux-tu me faire éclater en larmes ? »
Robert Walser, « Lady, Lord, balayeuse de rue (Netty), soldat de marine », Cigogne et porc-épic

« On s’était tu. Une des femmes se remit à parler. Il s’agissait du froid qui devenait violent, pas assez cependant pour arrêter l’épidémie de fièvre typhoïde et pour permettre de patiner. Et chacune donna son avis sur cette entrée en scène de la gelée à Paris ; puis elles exprimèrent leurs préférences dans les saisons, avec toutes les raisons banales qui traînent dans les esprits comme la poussière dans les appartements. »
Guy de Maupassant, Bel-Ami

« A vous, beau garçon ténébreux croisé à la rétrospective Brassaï le vendredi 5 mai après-midi,
Sans doute ne m’avez-vous pas remarquée, beau garçon ténébreux, mais moi soudainement je vous ai vu surgir devant moi, puis vous poster dans mon dos afin de contempler la photo devant laquelle je me tenais. Vous étiez grand et mince, beau jeune fauve longiligne, le vêtement branché mais négligé avec recherche ; un T-shirt, qui dans mon souvenir demeure bleu clair, mettait en valeur votre jolie petite gueule de beau brun, le cheveu et l’œil sombres, le regard perçant, la mine sensiblement hautaine, l’air de dire “J’évolue bien au-dessus de vous, dans de hautes sphères dont vous n’avez pas idée, commun des mortels bas et vulgaires.” Assurément vous vous la jouiez, bel étalon mystérieux, et remarquablement, vous aviez l’air de sortir d’un film d’auteur dont vous auriez été le héros tourmenté, un séduisant jeune homme en proie aux affres de la création et des doutes existentiels, bouillant Alfred de Musset introverti du Centre Beaubourg. Je vous ai lancé un regard involontairement insistant et vaguement horrifié, que vous n’avez probablement pas noté, absorbé que vous étiez, magnifique et dangereux félin, avec votre air pénétré et supérieur, à affecter froideur et détachement, torride échantillon de l’espèce mâle : je vous ai pris pour Olivier Assayas, ce qui, somme toute, n’était pas confusion si stupide puisque vous aviez, sexy appât du désir féminin, un rôle dans Irma Vep. Mais il est heureux que je me fusse trompée sur votre identité, beau garçon ténébreux, car si je vous avais reconnu pour l’acteur que j’avais remarqué dans une scène avec Maggie Cheung, et non pour Olivier Assayas, peut-être aurais-je eu le courage, ou l’innocence, ou la naïveté, de vous adresser un “Je vous connais, vous” qui m’aurait rendue parfaitement ridicule, d’autant plus que d’évidence vous auriez dédaigné pareille inconscience, sinon, la politesse aidant, en vous fendant d’un grommellement lapidaire. Savez-vous que vous aviez l’air d’un astre, troublant objet de curiosité sexuelle, avec votre intrigant visage fermé, la lippe légèrement, oh très légèrement, boudeuse, et ce regard fiévreux dans une attitude un tantinet prétentieuse, d’arrogance et de hauteur mêlées ? Votre T-shirt clair comme une aigue-marine au milieu de la masse des visiteurs de photos noir et blanc vous rendait encore plus inaccessible, délicieux archétype de Parisien branché. Vous sembliez plein de morgue et de mépris pour autrui, exquis modèle de virilité, encore qu’afficher du mépris eût paru fort généreux de votre part. Ce vendredi à Beaubourg, il m’a été donné de croiser un vénéneux exemplaire de ce que le genre masculin peut produire de plus irrésistible et de plus déroutant à la fois, mais qui ne saurait que m’inciter à ne pas monter trop souvent à Paris, il ne fait pas bon être une fille seule, laide et transparente, quand on croise votre genre de fascinant animal en liberté, beau garçon ténébreux.
Une fille transparente. »
Courrier des lecteurs des Inrockuptibles, 16 mai 2000

« Il y a quelque temps, dans un aéroport, une femme s’est agrippée à ma jambe. C’était comme dans ces documentaires sur les Beatles ou sur Elvis. Elle avait un regard vide, perdu, comme si elle jouait un rôle. J’aurais voulu lui dire : “Ecoute, ça n’est que moi. Je suis vraiment, honnêtement, un type comme tout le monde. Tu n’as pas besoin de faire ça.” Mais elle ne m’aurait pas écouté, de toute façon. »
Leonardo DiCaprio, Talk Magazine, février 2000

« Haroun s’aperçut que, lorsque Babilbouche jonglait, cela lui rappelait les plus grandes représentations données par son père, Rachid Khalifa, le Shah de Bla. Il retrouva assez de voix pour dire : “J’ai toujours pensé que l’art du conteur ressemblait à celui du jongleur. On lance de nombreuses histoires différentes en l’air et on jongle avec elles, et, si l’on est adroit, on n’en laisse tomber aucune. Ainsi, jongler est peut-être aussi une façon de conter.” Babilbouche haussa les épaules, rattrapa toutes ses balles d’or et les remit dans ses poches. “Je n’en sais rien, dit-elle. Je voulais simplement que tu saches à qui tu avais affaire.” »
Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires

« La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde - du point de vue théorique - une terrible dislocation des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres... Ecrire des lettres, c’est se mettre à nu devant des fantômes. »
Franz Kafka, cité par Christian Salmon dans Tombeau de la fiction

« J’admire quand, de l’autre bout du monde, me parvient, depuis une main amie, un petit papier et qui ne se trompe pas : il est bien pour moi. A travers l’infinie multitude, nous avons la faculté de nous diriger, de nous atteindre, de nous reconnaître, infailliblement et sans approximation. »
Elzbieta, L’Enfance de l’Art

« Un cerveau comme ça rend voyeur. Alors on le chatouille, on lui impose des exercices douteux, histoire de le voir se contorsionner, s’exhiber avec ingénuité, dévoiler ses courbes affolantes. Et il démarre au quart de tour, jamais économe de sa grâce, prêt à tout dès la première question. Comme dans ces fascinantes installations de laboratoire de chimie, on voit la question passer en direct par les tubes les plus biscornus, les éprouvettes les plus saugrenues, les pipettes les plus alambiquées. Pourtant, même partie à des kilomètres de la question, embarquée pour un rodéo rocambolesque, la réponse, systématiquement, miraculeusement, retombe sur ses pattes, souvent par un dernier mot qui éclaire brillamment dix dernières minutes que l’on craignait être des divagations. Entre-temps, on aura eu le privilège rare d’être le témoin d’un cheminement de pensée de Björk, de visiter l’intimité de son cerveau. On nous a accusés de souvent interviewer Björk pour le seul plaisir de parcourir l’Islande. Faux, c’est sa seule cervelle qu’on adore arpenter, en godillots de marche, et souvent en sueur. D’un tel paysage avec geysers, chemins cabossés, volcans, sombres failles et cascades joyeuses, on tombe fatalement amoureux. »
JD Beauvallet, « Le cerveau de Björk », Les Inrockuptibles, 28 juillet 1999

« Aujourd’hui, on a communément tendance à penser que seul un événement réel peut perturber quelqu’un. Freud s’est attaché à prouver le contraire. (...) Les plus grandes folies n’ont pas forcément leur origine dans un trauma réel, elles peuvent être causées par les relations imaginaires qu’un sujet entretient avec son entourage. (...) De manière surprenante, c’est un film qui suggère qu’il faut se réveiller, que c’est la vie qui compte, qu’il faut faire l’amour... C’est très banal, mais ce qui l’est moins, c’est qu’un éloge de la normalité vienne de Kubrick, qui a passé toute sa vie dans un imaginaire pervers. Et aussi que ce film sorte maintenant, alors que le cinéma s’attache plutôt, dans le domaine de l’intimité, à montrer la perversion. Kubrick risque ainsi de passer pour un grand naïf qui filme une histoire d’amour démodée. »
Elisabeth Roudinesco, « Kubrick rétablit la puissance du fantasme », interview à propos de Eyes Wide Shut, Télérama, 15 septembre 1999

« Ce qui m’éloigne de moi me sépare des autres. »
Miss Tic, poétesse des murs parisiens, pour Regards

« C’est ainsi que se passe la vie pour les introvertis. On leur parle. Le temps qu’ils sortent de chez eux pour répondre, il n’y a plus personne. »
Gébé, Charlie Hebdo, 31 mars 1993

« C’est terrible de vouloir toujours être en contact avec les autres. J’aimerais bien faire un spectacle de vingt minutes dans lequel on proposerait toutes les solutions pour détruire les portables : avec un autocuiseur, un four à micro-ondes, une coulée de fonte. Ce serait un acte de violence agréable. On m’a dit qu’il y avait de faux portables : parler dans du plastique avec des fantômes, en revanche, ça devient très intéressant sur la détresse humaine. »
Macha Makeieff, Libération, 20 mars 1999

« La vie est trop courte pour se passer des gens qu’on aime. »
Carole Bouquet, Elle, 29 mars 1999

« Paul, tu n’es pas là mais souvent il me semble que ton absence me chuchote dans le creux de l’oreille. Ça me tient compagnie.
Et là, ton absence me demande : “Esther, où est-ce que je suis ? Où est-ce que j’ai vraiment été, moi, moi-même, celui que je suis vraiment : Paul ? Je suis tellement perdu que je n’arrive plus à me retrouver...
Et dans ma tête, moi je pense : c’est facile : tu étais et tu es encore dans ma foi, dans mon espoir et dans mon amour.
Et ton absence me demande encore : “Est-ce que je suis ton enfant, est-ce que je suis coupable, est-ce que tu peux me pardonner ?
Et moi, dans ma tête, je te réponds : Tu as fait de ma vie un enchantement.
Et ton absence me demande : “Cache-moi, protège-moi.” Et, comme Solveig, je te réponds : Dors, mon tout petit, dors... Toute la longue journée de la vie, nous l’avons passée à jouer, à courir, à chanter ensemble. Maintenant, mon enfant a besoin de se reposer. Alors ferme les yeux, mon p’tit gars, mon fiancé, mon amour. N’aie pas peur, ne crains rien parce que je veille sur toi...
Alors ton absence s’endort tout contre mon esprit.
Je te protège. Je pense à toi. Je t’embrasse.
Esther. »
Lettre d’Esther à Paul, Arnaud Desplechin, Comment je me suis disputé... ma vie sexuelle

« Depuis sa rupture avec Esther, Paul était hanté par l’idée qu’il ne l’avait jamais connue. Esther avait juste occupé pendant dix ans une place qui lui préexistait et qui lui survivrait. Ce cynisme involontaire lui semblait ruiner dix ans de souvenirs amoureux. Il n’avait donc aimé que lui-même...
Je t’ai changé.” Avec cette seule phrase, Sylvia avait su lui rendre Esther, rendre Paul au monde. Bien sûr qu’il pouvait connaître autrui, puisqu’autrui le changeait. Peu importait son aveuglement.
Sylvia, qu’il n’avait vue qu’une dizaine de fois lors de rendez-vous clandestins, Sylvia que sa discipline adultère le forçait à ignorer les rares fois où il la croisait en compagnie de Nathan, Sylvia avait suffi à le changer ! Il se souvenait effectivement quel parfait imbécile il était avant qu’elle ne l’apprivoise. Si un tel miracle avait été possible avec un amour si ténu, c’était donc qu’Esther, elle, avait dû le changer du tout au tout ! Aujourd’hui il la quittait mais il la portait en lui d’une manière indélébile. Il serait toujours désormais “Paul qui fut dix ans avec Esther”. Le vieux Paul était mort. Il ne vivait donc pas pour rien. »
La voix off en conclusion de Comment je me suis disputé... ma vie sexuelle d’Arnaud Desplechin

« Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. »
Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, II, 5

« Il est interdit au contrôleur de bavarder avec les distingués voyageurs. Mais que se passe-t-il si des interdits sont contournés, des lois transgressées, des avertissements de nature si délicate et philanthropique ignorés ? C’est fréquent. Une causerie avec le conducteur promet d’être une détente des plus charmantes et moi, justement, je sais presque toujours saisir une occasion de commencer une conversation amusante et fructueuse avec l’employé des tramways. Cela vaut la peine de ne pas respecter certains règlements, et tenter l’impossible pour faire parler les uniformes contribue au bien-être. »
Robert Walser, « En tramway », Retour dans la neige

« Elle attrapait son verre et ses yeux se mouillaient de larmes. Je suis au regret de l’écrire aussi nettement, mais voilà, elle pleurait.
Les minutes passaient. Il s’agissait de très grosses minutes, très belles et très poussives, qui tombaient entre nous et prenaient comme du béton. »
Marie Desplechin, Sans moi

« Tu te tais, j’étais. Tu parles, je suis. »
Edmond Jabès

« Vous voyez, vous refusez toute discussion sérieuse. Vous vous complaisez dans vos idées, d’où vous m’attaquez. Vous prétendez ignorer ce qui vous contrarie et vous me déniez toute crédibilité. (...) Vous craignez d’être entraînée dans un univers régi par une autre vérité. »
« Il ne peut y avoir que des versions différentes de ce qui s’est passé. »
Howard Barker, Tableau d’une exécution

« Vos désespoirs et vos sourires me fascinent, pourquoi ne pas traquer une nuit la folie jusqu’au bout ? Je vous embrasse. »
Grisélidis Réal, lettre à Jean-Luc Hennig, La Passe imaginaire

« Marcello et moi avons une amitié sans règles ni frontières, une vraie belle amitié fondée sur une totale et réciproque méfiance. »
Federico Fellini parlant de Marcello Mastroianni

Sommaire des citations
Périphéries, juillet 2007
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