Périphéries

L’entreprise, c’est la vie

Sacrées espèces
et menteurs menacés

Du kaki dans les yeux, des emmerdes plein la tête. Depuis des semaines, à Bogny-sur-Meuse, dans une cuvette au fin fond des Ardennes, une centaine d’ouvriers, parfois en tenue de camouflage, traquent leur dignité, leur honneur ou leur fierté, chapardés par un patron-braconnier. Le trou tombe en ruines ou - ça va plus vite - part en fumée. La mécanique du piège s’avère grossière : en promettant la main sur le cœur de les soigner, le viandard arrache les bêtes exténuées à la barre du tribunal de commerce ; il les dépèce (vente des stocks, des bâtiments, des terrains et des rebuts, transformation des machines en ferraille) et, avec la plus-value réalisée, se paie grassement, s’achète un meilleur couteau et repart fureter dans les sous-bois des vallées ardennaises. Des fois, pour le féliciter de son courage, de son zèle ou de son dévouement, les autorités locales le couvrent de cadeaux ; à force, il se constitue un modèle réduit d’empire. Le rapace règne, il est le roi du boulon, dans la bourgade même où, au milieu du XIXe siècle, la production industrielle de boulons a été inventée. C’est qui, le patron ?

Dans le capital comme dans la capitale, c’est peut-être bien la guerre, c’est en tout cas du grand spectacle. Après avoir tergiversé pendant des mois, Laurence Parisot, la présidente du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), pilonne le bunker où est retranchée la « vieille garde » de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), sa principale fédération... Qui le lui rend bien en minant la route du triomphe vers un patronat hyper-moderne, en froufrous roses et à la fraise tagada, voluptueux et totalitaire. L’entreprise, c’est la vie, c’est tout, et d’abord l’inverse, n’est-ce pas ?

Dans les Ardennes, ça se gâte : l’empire s’est écroulé, l’argile l’a englouti. Sur place, les licenciés en puissance, les vivants en sursis ont le mauvais goût d’arguer que le braconnier avait la cote dans la grande famille, chez les consanguins de l’UIMM et du MEDEF. Et réclament aux organisations patronales une indemnité de 50.000 euros par personne. Scandale dans le scandale. Ce ne sont pas deux histoires ; ceci est un carambolage.

Se faire baiser par l’avant-garde. Dans Libération du 13 mars 2008, le romancier français Eric Reinhardt rencontre la patronne des patrons français, Laurence Parisot. Les questions sont parfois plus longues que les réponses - c’est touchant -, mais le tout provient au fond du même tonneau. « Vous dites qu’il faut “sortir de la culture du conflit et de la suspicion”, et que “les parties autour de la table doivent cesser de douter mutuellement des bonnes intentions des autres”, lance Reinhardt. Vous avez raison, là se trouve le problème : la confiance. Il est important que les salariés n’aient pas le sentiment de se faire baiser par le MEDEF, et que le MEDEF n’ait pas le sentiment de parler avec des individus archaïques qui ne comprennent pas le monde dans lequel ils vivent. C’est un enjeu fondamental pour les années qui viennent, où nous serons conduits à réformer tous ensemble. » Et plus loin, Parisot jubile : « Je suis sûre qu’un jour le mot MEDEF sera synonyme d’avant-garde aux yeux du plus grand nombre. »

Des renseignements absolument complets.
Monsieur le directeur,
Nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint le questionnaire relatif aux effectifs occupés dans votre établissement au 31 décembre 2007.
Ce questionnaire doit permettre à l’UIMM de posséder, sur les effectifs de main-d’œuvre employée dans les entreprises selon les diverses catégories professionnelles, des renseignements absolument complets.
Nous attirons spécialement votre attention sur la nécessité de répondre rapidement à cette enquête, en nous faisant retour du questionnaire dans l’enveloppe ci-jointe au plus tard pour le mercredi 30 janvier 2008.
Comptant sur votre diligence et vous en remerciant à l’avance, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de nos salutations distinguées.

Le Secrétaire Général

Moins que zéro. Avant la liquidation judiciaire, le patron n’a pas eu le loisir de remplir ses obligations syndicales à l’UIMM. Montrons-nous coopératifs : au 31 décembre 2007, le conglomérat de petites usines métallurgiques à Bogny-sur-Meuse (Lenoir-et-Mernier, LCAB, Gérard-Bertrand, Dauvin) et à Gespunsart (Jayot), rachetées à prix cassés en quelques années, faisait travailler 140 personnes (une petite vingtaine de salariés ayant été licenciés dès l’automne) ; au 7 février 2008, lorsque la mise à mort a été prononcée par le tribunal de commerce, l’effectif a été réduit à zéro. Néantisé ni vu ni connu - pas plus de détail sur les suites, sorry boss. Très cordial adieu.

Répétitif. Ils sont allés au tribunal de commerce ; ils sont allés à la préfecture des Ardennes ; ils sont allés à la gare où passent les TGV (et sur les voies de chemins de fer pendant quelques heures) ; ils sont allés sur des ronds-points dans des zones commerciales ; ils sont allés sur les carrefours à l’entrée de Charleville ou à celle de Mézières ; ils sont allés sur la rocade où la vitesse est limitée à 50 km/h ; ils sont allés à l’UIMM ; ils sont allés au MEDEF ; ils sont allés à la Chambre de commerce et d’industrie (CCI), avec la CGPME juste à côté ; ils sont allés au Conseil général ; ils sont allés devant les assises, ravalées en prévision des descentes de la presse nationale pour le procès d’un serial killer de fillettes ; une poignée d’entre eux sont allés au ministère de l’Economie, des Finances et de l’Emploi à Paris ; ils sont allés et revenus de tout.

Ils ont écrit un « J’accuse » ; ils ont écrit une ode à la nuit tombée (« Dans les Ardennes profondes / Au cœur de nos vallées / Se propagent comme une onde / Nos chères usines fermées / Triste destin de vies / Au travail arrachées / Tristesse d’un pays / Qui se sent oublié... ») ; ils ont écrit des tracts (« Assez de discours... DES ACTES ! Les patrons de la métallurgie font bloc pour un des leurs, faites bloc pour plusieurs des vôtres ») ; avec des pincettes ou parfois des salamalecs, ils ont écrit des lettres aux pouvoirs publics, au patronat local et national, à Nicolas Sarkozy (« Ceci, monsieur le président, est un cri d’alarme, un cri de désespoir, un appel a l’aide afin de redonner à chacun l’envie de travailler ensemble dans des industries honnêtes, sans avoir ce sentiment de généraliser ce qui doit rester comme une faute de gestion exceptionnelle. Je vous prie de croire Monsieur le président à l’expression de ma plus haute considération »). Ils ont écrit, puis quoi encore ?

Ils ont montré aux visiteurs les beaux boulons qu’ils fabriquaient, leurs ateliers et leurs machines ; ils ont brûlé des montagnes de pneus - à la grande joie des garagistes, trop heureux de se débarrasser de ces ordures à bon compte ; ils ont pleuré dans leur fumée noire ou dans celle, blanche, des gaz lacrymogènes ; ils ont toussé, craché ; après un procès en place publique, ils ont également mis le feu à un pantin figurant leur patron ; ils ont rigolé en voyant la marionnette se décomposer sous les flammes, sauf les paluches, intactes, toujours crispées sur des billets factices de 500 euros - « Ah, regardez-le, comme il tient à son fric » ; ils ont jeté un carton d’œufs sur la façade du siège du patronat ardennais ; ils ont lampé du café qu’on leur offrait comme ils étaient sages et qu’ils ne faisaient pas trop de bruit à l’intérieur de la CCI ; dans la cour d’une de leurs usines, ils ont mangé toute sorte de viandes au barbecue et, après, avalé des crêpes au sucre ; ils ont menacé de déverser de l’acide chlorhydrique dans les égouts, non loin de la Meuse, mais un sénateur belge libéral, bourgmestre de Dinant, arrivé une heure avant la fin de l’ultimatum, les a convaincus de renvoyer leur pollution à plus tard, et si possible, à jamais.

Ils attendent, tendus : ils ont demandé 50.000 euros par tête de pipe afin d’indemniser leur « préjudice moral » et ils aimeraient bien que ça soit le patronat, en guéguerre sur la forme mais solidaire sur le fond, qui mette la main à la poche, au coffre, ou mieux encore, plonge les bras dans sa « caisse antigrève ». Ils rêvent d’être fluidifiés - salis, baisés, pollués ?

Prophylaxie. « Il faut aussi avoir présent à l’esprit que même une entreprise qui a rarement une grève trouvera sa gestion compromise si une autre entreprise cède devant la grève en accordant 3% des salaires en plus ou transige sur un principe fondamental, en raison de l’effet de contagion qui existe presque toujours (en sachant aussi que cette entreprise peut faire l’objet d’une attaque fomentée par les syndicats soutenus de l’extérieur). Chaque entreprise, même peu touchée directement par les grèves, a donc un intérêt évident à ce que la résistance de tous soit renforcée face aux conflits collectifs. »

Extraits de l’argumentaire strictement confidentiel, interne à l’UIMM, « sur l’action d’entraide professionnelle face aux conflits sociaux », communément désignée désormais comme caisse antigrève, le 18 février 1972

Question de principe. « Malheureusement, comme il n’est pas dans les compétences de l’UIMM de financer des indemnités de licenciement dans les entreprises de la branche, nous ne pouvons pas répondre à votre démarche collective. » (Courrier de Frédéric Saint-Geours, président de l’UIMM, aux salariés de Lenoir-et-Mernier, au conseil régional de Champagne-Ardenne et au conseil général des Ardennes, reçu sur place fin février)

Paroles contre paroles contre paroles contre paroles, etc. « Denis Gautier-Sauvagnac m’a dit qu’il avait eu une conversation avec Laurence et qu’elle était parfaitement au courant maintenant. Elle était au courant de ça en juin ou en mai 2007, en tout cas avant les vacances » (Daniel Dewavrin, ex président de l’UIMM, à l’AFP, le 8 mars 2008) ; « Les propos de Daniel Dewavrin et Denis Gautier-Sauvagnac selon lesquels j’aurais été informée du système frauduleux, objet des actuelles poursuites pénales qui touchent l’ancien président de l’UIMM, “dès avant l’été 2007”, sont gravement diffamatoires à mon encontre en ce qu’ils signifient que j’aurais menti. Je dépose donc plainte au pénal pour diffamation immédiatement. J’en charge mon avocat dès ce jour » (Communiqué de Laurence Parisot, présidente du MEDEF, le 8 mars) ; « Si Mme Parisot veut aller en justice, nous irons sereins et tranquilles. Je me suis borné à rapporter un fait, je n’ai aucune raison de ne pas rapporter ce que m’avait dit M. Gautier-Sauvagnac. Je serais étonné qu’il ne l’ait pas dit à d’autres personnes » (Daniel Dewavrin, à l’AFP, le 8 mars) ; « Ce sont des sacrés menteurs, ces messieurs » (Laurence Parisot, sur le plateau de France 2, le 8 mars) ; « La seule chose que je sais, c’est que j’étais présent lorsque Denis Gautier-Sauvagnac nous a rapporté la conversation qu’il avait eue avec elle, à Daniel Dewavrin et à moi-même. J’ai entendu la même chose que Daniel Dewavrin. Denis Gautier-Sauvagnac nous a dit que Laurence Parisot lui avait demandé si les distributions d’argent se poursuivaient comme avant, quelque chose comme ça. Nous étions tous les trois dans les bureaux de l’UIMM, c’était en mai ou juin 2007, en tout cas avant l’été » (Arnaud Leenhardt, autre ancien président de l’UIMM, dans Le Monde daté du 11 mars) ; « A l’unanimité, le Bureau du MEDEF confirme qu’il ignorait tout des pratiques de l’ancien président de l’UIMM. Il les réprouve, à nouveau, avec la plus grande fermeté et sans réserve. Par ailleurs le Bureau réaffirme son attachement aux valeurs de transparence, de modernité et d’unité qui doivent caractériser le patronat du XXIe siècle » (Communiqué du MEDEF, le 10 mars)

Rien à ajouter.
Renseignement judiciaire,
procès-verbal d’audition, témoin.

Le vendredi 14 mars 2008, à 14 heures 00 minute, nous soussigné gendarme X.X., agent de police judiciaire en résidence à Nouzonville, sous le contrôle de lieutenant Y.Y., officier de police judiciaire en résidence à Nouzonville, [...] nous trouvant au bureau de notre unité à Nouzonville 08700, rapportons les opérations suivantes : [...]
entendons la personne dénommée ci-dessus [Michèle Leflon, vice-présidente du conseil régional] qui nous déclare :
« Je me présente ce jour à votre unité en compagnie de Sylvain Dalla Rosa, conseiller régional, pour déposer une plainte en nos noms propres. Face à l’attitude du syndicat de l’Union des industries des métaux et de la métallurgie (UIMM) Ardennes qui, par le biais de son adhérent, directeur de l’entreprise Lenoir-et-Mernier LCAB sise à Bogny-sur-Meuse, qui a activement contribué au sabordage de l’économie ardennaise, nous déposons plainte contre le syndicat patronal UIMM Ardennes. Ce dernier a une responsabilité active dans la casse économique et sociale de notre département. C’est la cause d’un préjudice humain et financier très lourd pour les Ardennes. En conséquence, nous demandons à la justice d’obliger le syndicat UIMM à assumer ses responsabilités, notamment en indemnisant les salariés de Lenoir-et-Mernier LCAB victimes d’un licenciement. Les entreprises ardennaises au nombre desquelles Lenoir-et-Mernier ont participé au financement de la caisse noire de l’UIMM, faisant actuellement l’objet d’une information judiciaire. Cet argent doit servir à indemniser le préjudice moral des salariés licenciés. [...] A Nouzonville 08700, le 14 mars 2008, à 14 heures 25, lecture faite par moi des renseignements d’état civil et de la déclaration ci-dessus, j’y persiste et n’ai rien à changer, à y ajouter ou à y retrancher. »

A quel saint se vouer ? Invité à France-Inter, un matin de mars 2008, Frédéric Saint-Geours, le nouveau président de l’UIMM-dont-les-comptes-seront-eux-aussi-certifiés-à-l’avenir, saute de sa chaise en entendant à la revue de presse une référence à l’adhésion à son organisation du patron de Lenoir-et-Mernier dans les Ardennes : « Cette entreprise n’est pas membre de l’UIMM », croit-il utile de corriger. Patron d’une petite boîte de la métallurgie, président du MEDEF Ardennes et héros, parmi d’autres, du documentaire de Marcel Trillat, François de Saint-Gilles tente la même tactique avant d’admettre : « Le patron de Lenoir-et-Mernier n’a plus versé de cotisations à l’UIMM et au MEDEF depuis deux ans... » Le problème dans cette affaire, c’est qu’Albert de Sainte-Nitouche, ou dieu seul sait qui à l’UIMM, continue de prendre le banni pour un semblable et qu’à l’usine, les ouvriers collectionnent les preuves ultra-récentes de l’affiliation de leur PDG aux flamboyantes organisations professionnelles. Comme cette invitation à un comité directeur de l’UIMM-Ardennes le 22 janvier dernier, ou les derniers bulletins fédéraux hebdomadaires, envoyés de Paris.

Omertà dans la vallée. C’est une petite bourgade tranquille, au fin fond d’une vallée des Ardennes, enfoncée dans la forêt verdoyante. Vue du ciel, Nouzonville, oblongue, coulée sur la Meuse, pourrait ressembler à un hamac. Le calme règne. La ville, jadis, c’était un rythme dans les oreilles, un tempo dans la peau : le fracas sourd des marteaux-pilons, doublé de mini-secousses telluriques, avec les fonderies, forges et ateliers d’estampage pour épicentres. Aujourd’hui, les boutiques disparaissent les unes après les autres. La place est nette. Sur cinq hectares, non loin du fleuve, la friche, ouverte à tout vent, des aciéries Thomé-Cromback, fermées en 1996 par un repreneur véreux italien, hurle toute la désolation de l’endroit. Plus loin, à quelques pas de la mairie, pile en face de l’usine Thomé-Génot, liquidée en octobre 2006 après le pillage-éclair mené par le groupe américain Catalina, la boulangère a, elle aussi, tiré le rideau. Comme si son heure était arrivée. Dortoir, mouroir. S’il devait revenir, Jean-Baptiste Clément, poète du Temps des cerises et agitateur socialiste dans les parages après la Commune de Paris, statufié aux portes de Nouzonville, n’aurait plus guère de braises à remuer. Croissance du chômage et de la précarité, petit commerce des Restos du cœur et extension du désert de la lutte.

C’est ici, à Nouzonville, à quelques kilomètres de Bogny-sur-Meuse, que Marcel Trillat a tourné un magistral documentaire, Silence dans la Vallée. Avec une question simplissime : comment ce vide a-t-il pu envahir l’espace ? Sa thèse, c’est que, rivé aux profits modélisables, le capitalisme financiarisé, tel un tsunami, ravage tout sur son passage. Et le réalisateur emporte la conviction en faisant parler des petits patrons du cru, interdits de crédits bancaires, essorés par les donneurs d’ordre, étranglés par les mouvements spéculatifs sur les matières premières, pendus aux exigences intenables des fonds d’investissements... Au mois de janvier 2008, Laurence Parisot a, en amatrice déclarée des « grands débats sociétaux », organisé une projection du documentaire au siège parisien du patronat. Salle comble, applaudissements nourris, tentatives de récupération ou de désamorçage en direct : « Il y a deux choses très différentes, argue, sur le plateau, la présidente du MEDEF. Il y a, d’un côté, des entrepreneurs, comme ceux qui sont dans cette salle, ceux qui aiment les relations avec leurs salariés, et les autres, ces prédateurs dont parle le film, eux, ce ne sont pas des entrepreneurs, ce sont des escrocs. »

Un mois plus tard, toujours dans les Ardennes, juste à côté de Nouzonville, une grosse centaine d’ouvriers, victimes des agissements d’un patron-voyou chez Lenoir-et-Mernier, LCAB, Dauvin, Jayot, Gérard-Bertrand, appellent ces cœurs d’artichauts du patronat à la solidarité. « Banqueroute, malversations, détournement de fonds publics, enrichissement personnel, ventes à perte volontairement, faux bilan, dissimulation de matières premières, détaille Claude Choquet, délégué syndical CFDT et secrétaire du comité d’entreprise, dans une lettre adressée à Laurence Parisot et demeurée sans réponse. Voilà quelques exemples des plaintes qui ont ou vont être déposées à l’encontre du PDG. Le SRPJ enquête déjà sur ces faits. Mais les victimes restent les salariés qui vont perdre leur emploi et se retrouver à la rue avec, pour la plupart, plus de 20 ans d’ancienneté, une moyenne d’âge de 45 ans et peu de qualifications. Ceci dans une entreprise qu’un audit vient de déclarer viable commercialement et industriellement. Je sais que votre responsabilité n’est pas en cause, mais par cette lettre nous espérons simplement attirer votre attention, afin que vous preniez position contre ce genre de patron qui salit votre profession. » Les vedettes qui occupaient les premiers rôles chez Trillat regardent ailleurs. Et ceux qui les applaudissaient dans la salle de projection du MEDEF font la sourde oreille. Quand un Américain saccage, c’est le tollé - « On se dit que ce n’est peut-être pas le capitalisme financier ou la mondialisation qui est à l’origine de la descente aux enfers de cette entreprise, synthétisera Laurence Parisot devant la presse, au lendemain du raout autour de Trillat, mais plutôt, peut-être, en tout cas il faut poser la question, tout simplement une escroquerie gigantesque qui a traversé l’océan Atlantique » ; quand le bandit est ardennais, c’est l’omertà.

Vendetta de base. Patron-voyou, patron-vaurien, patron-fripouille, patron-truand, patron-gredin, patron-aigrefin, patron-arsouille, patron-apache, patron-à-nettoyer-au-karcher, patron-malandrin, patron-crapule, patron-brigand, patron-vautour, patron-pirate, patron-filou, patron-scélérat, patron-de-combat, patron-moderne.

Prends plusieurs bobines. «  Mon pauvre Marcel,
Quand tu es parti des Ardennes avec ton film
Silence dans la vallée,
beaucoup de personnes disaient :
“C’est un film noir,
cela ne représente pas la réalité des Ardennes
et en plus c’est un patron américain,
et en plus, un voyou...”

Je te demande de revenir
pour faire un acte 2 sur :
l’état de santé des chômeurs de Thomé-Génot
et un deuxième “Thomé Génot” qui se profile,
l’entreprise Lenoir et Mernier, tu connais ?
C’est celle qui a racheté Jayot, la filiale de Thomé-Génot
pour une bouchée de pain, 8.000 euros avec 200.000 euros
de stock de produits finis, et en plus, 300.000 euros
du conseil général. Mais, malheureusement, dépôt de bilan
et fermeture de l’usine. L’argent ? Ha, bonne question,
je ne sais pas où il est. Le patron ? Ha, oui celui-là,
il est français, c’est un voyou, d’après ce que j’ai pu lire
dans la presse. Mais le comble de cela,
c’est encore les mêmes qui trinquent : LES SALARIÉS.
[...]
Si je t’ai envoyé cette lettre,
c’est pour te dire que si tu viens,
prends plusieurs bobines
car il y a de quoi faire ici.
Silence dans la vallée acte 2
bientôt dans vos salles ;
le 3, bientôt en préparation
et le 4 est prévu pour 2009.
Amicalement,
Charles Rey
 »

Le saviez-vous ? Un lipdub est une danse, un hymne, une déclaration (et aussi un documentaire). C’est la fête de l’entreprise tous les jours - comme pour les femmes ou les poilus, il n’y a pas de raison que la cellule de base de la société, selon l’expression du poète Ernest-Antoine Seillière, n’ait qu’un jour de fête par an (oui, l’opération jaimemaboite est nettement insuffisante). Des employés de bureaux vocalisent, théâtralisent, chorégraphient leur dévotion totale : « L’entreprise, c’est la vie » (slogan actuel du MEDEF). Et les services de propagande enregistrent le mouvement des collaborateurs pour répandre à l’extérieur la bonne nouvelle : Motivés, motivés. Bien sûr, un couac peut toujours se produire, comme chez AOL France, où le lipdub se termine par un plan social... Mais vive le fun, à bas l’ennui à mort, il se passe quelque chose : jetés dehors mais trop heureux d’en avoir été. Au siège du Patronat du XXIe Siècle © (ex-MEDEF, ex-CNPF), ils ont bien compris l’intérêt du jeu et, oh yeah, ils s’y sont mis à donf’ début février. Même Laurence Parisot claque des doigts, dans le vent.

Dans leur bled des Ardennes, les ouvriers, hiératiques, les pieds collés dans la glaise, vivent leur lipdub sous acide, sans paroles ni musiques. Momifiés, fossilisés, figés aux siècles des Lumière - les frères, ou peut-être même les autres - et rendus à la rusticité : sortis d’usine, renvoyés dans leurs épaisses forêts.

Ecriture,
recueil de textes
et d’images,
montage
par Thomas Lemahieu

Les grandes photos
sont de Pierre Pytkowicz

Pour aller là-bas ou plus loin :
* Le blog des salariés de Lenoir-et-Mernier, LCAB, etc.
* Le blog de l’association des anciens Thomé-Génot

Et dans L’Humanité, sur le fond du conflit social à Bogny :
* Les vautours se portent bien, merci
* Anatomie d’un pillage magistral
Et à propos de l’« affaire UIMM » :
* une série d’articles Dans les petits papiers du patronat

Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :

Travail / Chômage
Périphéries, mars 2008
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