Quand des écrivains se plaignent de leur sort matériel, ils suscitent toujours une vive agressivité. Ce ressentiment doit plus à des images d’Epinal qu’à la réalité : comme le rappelle le sociologue Bernard Lahire dans La Condition littéraire, en dehors de l’infime minorité qui vit de ses œuvres, les auteurs n’ont pas de statut social en tant que tels. Ils ont le statut de leur second métier, de leur gagne-pain, qui peut être très divers. Et si beaucoup sont précarisés, c’est au même titre et pour les mêmes raisons que l’ensemble de la population. En revanche, ils suscitent une jalousie justifiée dans la mesure où ils ont la chance d’avoir identifié leur vocation, et d’avoir dans leur vie une activité gratuite, qu’ils exercent pour elle-même. Ils donnent ainsi une visibilité à un besoin qui existe chez tout le monde, mais qui ne trouve pas toujours à s’exprimer. L’écriture a aussi ceci de particulier qu’on y est irremplaçable : personne d’autre ne pourrait produire le même texte. Or, en lisant, dans Working, les témoignages d’Américains recueillis dans les années soixante-dix par le journaliste Studs Terkel, on s’aperçoit que c’est cela qui départage les travailleurs heureux et malheureux : la possibilité ou non de se mettre soi-même dans ce qu’on fait. Une aspiration humaine essentielle, mais compromise, dans tous les secteurs d’activité, par l’automatisation et la standardisation.
« Il me reste une grande terreur parce que je vois que tout en moi est prêt pour un travail poétique, que ce travail serait pour moi une solution divine, une entrée réelle dans la vie, alors qu’au bureau je dois, au nom d’une lamentable paperasserie, arracher un morceau de sa chair au corps capable d’un tel bonheur », écrivait en 1911, dans son journal, un Franz Kafka désespéré par les entraves mises à sa vocation littéraire par la nécessité de gagner sa vie. Le sociologue Bernard Lahire le cite dans La Condition littéraire - La double vie des écrivains, au chapitre « Témoignages littéraires sur la double vie ».
Ce livre fait un sort au préjugé, souvent entretenu par le milieu littéraire lui-même, selon lequel les écrivains seraient des créatures vivant en lévitation permanente dans le ciel des idées, sur une sorte d’Olympe inaccessible au commun des mortels. De tout temps, ceux qui ont vécu de leur production littéraire ont été une infime minorité, même si la notoriété de certains d’entre eux - comme Flaubert, archétype de l’écrivain-rentier - a pu donner l’illusion du contraire. D’autres, bien sûr, tirent leur subsistance d’activités très voisines, sources en même temps d’une certaine notoriété, comme l’édition, la critique et/ou le journalisme. Mais les plus nombreux, on l’oublie trop souvent, se baladent dans tous les autres secteurs de la société. « Ce n’est que par un extraordinaire abus de langage que l’on qualifie ces hommes et ces femmes d’"écrivains" de la même manière que l’on parle de "médecins", d’"enseignants", d’"ouvriers" ou de "patrons" », signale Bernard Lahire. Il n’y a pas, en effet, de « position sociale de l’écrivain » : la position sociale des écrivains est celle de leur second métier. En fonction du prestige dont ils jouissent auprès du public et de la critique, et/ou de la publicité qu’ils lui font, leurs voisins, leurs collègues, ceux qu’ils côtoient dans leur vie de tous les jours, sont plus ou moins au courant de leur activité littéraire. Leurs publications ne font que donner une traduction concrète à une dimension de leur personnalité qui ne trouve pas à s’exprimer dans leur quotidien, et que leur entourage, parfois, est à mille lieues de soupçonner. L’écrivain allemand Gottfried Benn (1886-1956), par exemple, était médecin. Un confrère lui dit un jour : « Je lis votre nom assez souvent dans les journaux ; s’agit-il bien vraiment de vous ? J’aurais pensé tout à fait impossible qu’on parlât avec vous d’autre chose que de statistique du cancer ou de déchirures du péritoine. » De son expérience de « double vie », Benn tire cet enseignement : « L’unité de la personnalité est chose douteuse. »
L’écrivain, dit Bernard Lahire, constitue « un beau cas d’appartenance multiple ». Il rend particulièrement évidente une vérité universelle : chacun est une foule. Il abrite des personnages différents, qui cohabitent en lui de façon harmonieuse ou chaotique et se révèlent en fonction des lieux, des moments et des personnes avec qui il se trouve. Et si, quand on est témoin de cette pluralité ou de cette complexité chez les autres, on est, comme le confrère de Gottfried Benn, surpris et incrédule, voire choqué, c’est peut-être parce que notre mode d’organisation sociale pousse les individus à s’amputer de toutes leurs dimensions, pour en privilégier une seule, celle qui correspond à leur activité rémunérée - une tendance qu’a encore amplifiée l’avènement du management et de la « motivation ». Lahire rappelle que, pour Marx, la société communiste idéale devait permettre à chacun d’exercer tour à tour différentes activités, sans jamais se laisser pétrifier dans un rôle unique - « de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique ».
C’est un rêve de cet ordre qu’exprime Mike Lefevre : employé dans une aciérie, il fait partie des Américains que le journaliste de radio Studs Terkel, au début des années soixante-dix, a interrogés sur leur travail - des témoignages publiés par l’éditeur franco-américain André Schiffrin et récemment traduits en français sous le titre Working - Histoires orales du travail aux Etats-Unis. Son rêve, dit Mike Lefevre, serait d’ouvrir un bar-librairie où toutes sortes de gens se retrouveraient, « où un ouvrier aurait pas honte de [lire le poète] Walt Whitman et où un professeur aurait pas honte d’avoir peint sa bicoque pendant son dimanche ». Une autre interviewée de Terkel, Beryl Simpson, hôtesse de l’air, évoque, elle, la pression qu’elle subit pour renoncer à toutes les dimensions d’elle-même qui n’entrent pas en jeu dans son travail : « Je me rappelle, quand j’ai commencé à travailler pour les compagnies aériennes, on m’a dit : "Vous allez dormir, manger et boire de la compagnie aérienne. Il n’y aura pas de temps dans votre vie pour les ballets, le théâtre, la musique, rien." Mon premier surveillant m’a dit ça. Je parlais d’aller voir un ballet avec un autre employé, il nous a entendus et il nous a dit que nous devrions parler de notre travail. Quand des gens de compagnies aériennes se rencontrent, ils parlent d’avions. Pas d’autre chose. »
L’écrivain peut donc être vu comme une victime banale de la spécialisation capitaliste, et de la place envahissante prise par leur gagne-pain dans la vie de tous les hommes, avec les frustrations que cela implique. « Si j’avais une semaine de vingt heures, je connaîtrais mieux mes gosses et ma femme », dit Mike Lefevre. Il est obligé d’arbitrer entre différentes aspirations, entre différents aspects de lui-même, à défaut de pouvoir les réaliser tous : « Si j’ai à choisir entre un pique-nique avec ma femme et mes gosses ou un campus d’université, ça sera le pique-nique. Mais avec la semaine de vingt heures, je pourrais faire les deux. » Si l’écrivain souffre plus que les autres de cette nécessité d’arbitrer, c’est peut-être à cause de la nature très particulière de son loisir de prédilection : la fiction, en tant qu’univers parallèle, concurrent de l’univers réel, est une activité d’une chronophagie sans limite, tout en bénéficiant d’une faible légitimité sociale. Dans La Condition littéraire, certains racontent avec humour comment les plages de temps qu’ils se réservent pour écrire, et qu’ils attendent avec impatience, finissent par leur filer entre les doigts sans avoir été mises à profit, grignotées par des imprévus de toutes sortes, sollicitations des enfants, visites des amis, obligations diverses. Une jeune romancière motive sa demande de bourse par le fait que « rien n’est mieux qu’une immersion profonde dans ses écrits, si l’on veut laisser cours à ses élans d’inspiration et d’imagination ».
L’auteure Florence Piette (c’est un pseudonyme) parle de son sentiment de « ne jamais être assez disponible, assez libre, assez tranquille, de ne jamais avoir assez de temps ». D’où la nécessité, parfois, de tailler dans le vif, et de supprimer carrément ce à quoi d’autres considéreraient comme impensable de renoncer : soit la vie de famille (pas d’enfants), soit le gagne-pain. Une auteure, anonyme, qui exerce la profession d’institutrice, a ainsi fait le choix de passer à mi-temps, et de vivre avec très peu d’argent : « Je sentais que l’écriture prenait de plus en plus de place, qu’elle poussait le reste, les week-ends, les amis. J’en étais arrivée au point où je n’appréciais plus d’être dehors, en promenade, au bord de la mer. Je voulais rentrer. Retourner à la table d’écriture et travailler. Un jour, je me suis aperçue que l’écriture avait pris le pas sur la vraie vie. Il y a eu danger. J’ai donc décidé de me libérer du temps et tant pis pour le confort. »
On voit aussi apparaître, dans La Condition littéraire, la dimension sexuée de la question : Cécile Artière (pseudonyme) explique que son temps d’écriture est en partie bouffé par ce qu’elle appelle « la vie des femmes », les tâches domestiques, les courses, les vêtements à porter au pressing... Pour une écrivaine, la fameuse « double journée des femmes » se transforme en triple journée. Yves Bichet, écrivain et maçon, évoque même en riant le cas d’une romancière qui, pour écrire à l’abri des sollicitations familiales, se réfugie à l’hôtel d’autoroute, entre Montpellier et Béziers : « Elle téléphonait de temps en temps en disant : "Vous n’avez pas à savoir." » Lui-même commente : « Ce qu’il y a souvent, dans les couples, c’est le mec écrivain et puis la petite femme qui lui sert tout. C’est très souvent comme ça. » Une tendance confirmée par le témoignage de l’écrivain Driss Chraïbi, monument de goujaterie : « Je ne m’occupe pas de factures. Je n’ai pas de chéquier, pas de carte bancaire. Je n’ai rien ! Ma femme s’occupe de tout. Elle gère. Et d’autant plus qu’elle est écossaise. Alors vous voyez ! Moi, ça m’enchante ! (...) C’est elle qui fait les courses et les trucs dans ce genre. Non pas que je me compare à de Gaulle, mais je suis tout à fait d’accord avec lui quand il parlait un peu avec hauteur, avec dédain, de l’intendance. Je n’aime pas l’intendance, c’est tout. »
L’homme spirituel, la femme terrienne, lui qui se consacre à sa vocation, elle cantonnée au rôle de muse et/ou d’intendante, le premier rendant des hommages d’autant plus douteux qu’ils sont appuyés à la personnalité de la seconde, à son intelligence, à sa sensualité et/ou à son sens pratique : le schéma peut sembler innocent la première fois qu’on le rencontre, mais, à force, il devient rédhibitoire. Et empêche, par exemple, de trouver le moindre charme au récent best-seller de l’Indien Tarun J. Tejpal, Loin de Chandigarh, encensé par la critique, dans lequel la compagne du héros se voue à son épanouissement littéraire et érotique, cherchant des petits boulots pour faire bouillir la marmite pendant que monsieur, resté à la maison, fait crépiter sa machine à écrire. On se prend à rêver de couples qui créeraient chacun de son côté, en se partageant les tâches domestiques et en se retrouvant pour des étreintes torrides dont leurs œuvres porteraient l’empreinte. Bernard Lahire remarque que, pour se mettre à écrire et avoir envie d’être publié, il faut « se sentir implicitement autorisé à le faire » ; cela explique pourquoi, même si le jeu littéraire est assez ouvert, les écrivains appartiennent souvent aux classes supérieures : « L’écriture longue et la publication restent associées dans nos sociétés à une certaine importance sociale. » Une importance que confère le milieu d’origine... Mais aussi, sans doute, le sexe.
Le rapport des écrivains à la contrainte du « second métier » est très divers. Certains en souffrent, alors que, pour d’autres, il fait office de garde-fou. Sans lui, il leur semble que l’univers parallèle de la fiction pourrait les engloutir. « J’ai frôlé des moments où je pense que j’aurais pu basculer, pas dans la démence mais bon dans une certaine marginalité. Donc ce qui me ferait hésiter à lâcher l’école, c’est ça. Je me dis : "Après, tu es toute seule." Donc il faut faire attention », dit Claudie Gallay. Alors que, dans leur travail, les écrivains manipulent les protagonistes qu’ils ont créés, leur activité rémunérée les oblige à redevenir eux-mêmes des protagonistes, à retrouver leurs contours, les limites de leur enveloppe physique. La poétesse Caroline Sagot-Duvauroux (sœur de Jean-Louis) apprécie pour cela ses emplois alimentaires : « Ça m’évade un peu. Je le ressens comme quelque chose qui m’empêche d’être dévorée par le monstre que j’ai choisi de servir, même si ma grande joie, elle est là-dedans en même temps. Le reste, c’est parce qu’il faut gagner des sous, mais en même temps, il se trouve que ça doit me détendre quand même un peu par le simple fait que ça me situe dans le monde, que je ne suis pas moi-même uniquement une fabrique. »
Laura Desprein, auteure et comédienne, alterne deux activités qui sont l’une tournée vers l’intérieur, l’autre vers l’extérieur. Arnaud Basch (pseudonyme) estime que la contrainte extérieure est même nécessaire à l’écriture : « Ça doit être bien de pouvoir ne faire qu’écrire. Mais non, peut-être qu’il y a aussi dans cette espèce de tension et dans tout ce que je puise ailleurs, justement cette envie-là de me retrouver dans cette solitude indispensable pour moi, pour écrire, par contraste. Il y a une capacité effective de mobiliser quelque chose qui est de l’ordre de soi-même parce que la veille on était dans la mêlée. » En outre, le second métier peut constituer pour les écrivains une source d’inspiration, même à leur corps défendant : Kafka a beau pester contre son emploi de gratte-papier, on a du mal, aujourd’hui, à imaginer ce qu’aurait été son œuvre sans sa description de la bureaucratie, et par quel autre adjectif on aurait dû remplacer « kafkaïen »...
D’autres, au contraire, se passeraient sans complexe du second métier, qui ne représente à leurs yeux rien d’autre qu’un obstacle. Après avoir longtemps cru nécessaire de garder le contact avec le monde social, de « voir le vrai peuple » et « être avec des vrais gens », Annie Zadek dit en être revenue : « Je ne le crois pas ou je ne le crois plus ou j’ai fait le tour de ça ou ça me suffit. » Dans Working, on trouve un torpillage du même ordre dans la bouche de Terry Pickens, quatorze ans, qui exerce la fonction, si importante dans la mystique américaine du travail, de livreur de journaux : « Je ne vois pas pourquoi ça va vous rendre meilleur de vendre des journaux et d’apprendre que les gens sont plutôt vachards, ou qu’ils ont pas assez de sous pour acheter un journal. Ça va vous rendre plutôt plus mauvais, parce que vous allez pas les avoir à la bonne, les gens qui vous paient pas. Et vous allez pas les avoir à la bonne, ceux qui ont l’air de vous faire une grande faveur parce qu’ils vous paient. Ouais, ça vous forme le caractère si on veut, mais pas en mieux. (...) Je vois pas où les gens vont chercher tous leurs boniments sur le môme qui va devenir Président, et que vendre des journaux, c’est ce qui l’a fait devenir Président. Que ça lui a appris à se débrouiller avec son argent, et toutes ces conneries-là. Vous savez ce que ça m’a fait ? Ça m’a appris à avoir les gens de ma tournée dans le nez. Et les chiens. » Il faut peut-être se méfier, en effet, de cette morale doloriste selon laquelle il serait bon pour nous d’en baver et de nous mortifier. Comme le fait remarquer Bernard Lahire, il y aurait « mille autres manières » que le second métier de rompre l’isolement des écrivains. De même, si une certaine dose de contrainte peut leur être bénéfique, comme à tout être humain, pour leur donner un « cadre », il reste à voir de quelle dose ils ont besoin au juste. Et enfin, il n’est peut-être pas indispensable que, pour être formatrice, cette contrainte soit désagréable.
Lahire, et certains des auteurs qui témoignent dans son livre, font valoir que les écrivains, contrairement aux chercheurs ou aux intermittents du spectacle, ne bénéficient d’aucun statut. Seul le jeu de l’oie des prix littéraires, des bourses, des résidences, leur permet parfois de se dégager davantage de temps pour écrire que dans les interstices de leur « second métier » - qui est souvent le premier par le nombre d’heures qu’ils lui consacrent, même si ce n’est pas le plus important à leurs yeux. Le marché de l’édition n’existerait pas sans eux, plaident-ils, mais, parmi les acteurs de la chaîne du livre, ils sont les derniers servis. La question est délicate à trancher : les chercheurs augmentent le savoir de la société sur un objet d’étude donné ; serait-il justifié, ou même possible, de faire également bénéficier d’un « statut » ceux qui se consacrent à l’exploration de l’imaginaire ? En outre, l’écrivain, contrairement au comédien, par exemple, exerce sa créativité et produit de l’art avec une logistique réduite au minimum : dans la solitude, dans l’intimité, en volant quelques heures à ses autres occupations dès que l’occasion se présente.
Sa démarche se caractérise par une liberté totale, qui, une fois qu’il y a goûté, lui donne une détermination phénoménale : quelles que soient les contraintes avec lesquelles il doit jongler, il trouve le moyen de répondre à ce qui constitue pour lui une nécessité intérieure. Comme Kafka, Guy de Maupassant, qui était commis dans les ministères, se plaignait amèrement du temps précieux que lui faisait perdre son gagne-pain ; il écrivait à Flaubert : « Mon ministère me détruit peu à peu. Après mes sept heures de travaux administratifs, je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m’accablent l’esprit. (...) Je ne trouve pas ma ligne, et j’ai envie de pleurer sur mon papier. » Et pourtant, comme celle de Kafka, son œuvre est là. D’une manière ou d’une autre, ils ont trouvé le moyen de la faire exister. « J’écris l’hiver, et la nuit », dit aujourd’hui André Bucher, écrivain-agriculteur.
Quoi qu’il en soit, la revendication d’un statut pour les écrivains déclenche une agressivité très intéressante. La parution de La Condition littéraire, en septembre 2006, a bénéficié d’une large couverture médiatique : la vie d’écrivain fascine. Mais de nombreuses voix, y compris celles de certains auteurs, se sont élevées pour s’insurger contre l’idée qu’ils devraient bénéficier d’un traitement particulier, celui-ci étant perçu comme un privilège indu, un passe-droit. On y décèle la confirmation que ces gens-là sont des enfants gâtés, égocentriques, inconscients et imbus d’eux-mêmes, qu’ils se considèrent comme au-dessus du vulgaire et estiment qu’ils devraient être dispensés de subir le lot commun. Pourtant, si on laisse ici de côté la question du rôle que doit ou ne doit pas jouer l’Etat dans l’épanouissement de la vie culturelle, on est frappé par une chose : si des écrivains sont aujourd’hui dans une panade terrifiante, c’est exactement au même titre qu’une grande partie de la population.
La lecture des demandes d’aides adressées à la Société des gens de lettres, analysées dans La Condition littéraire, est insoutenable. Elle rend assez obscène, pour le coup, le procès d’intention qu’on vient de mentionner, et qui traduit, outre un anti-intellectualisme puant, la persistance d’images d’Epinal assez peu en rapport avec la réalité de la condition d’écrivain. Comme un grand nombre de leurs contemporains, ceux qui formulent ces demandes d’aide ont connu un accident de la vie, séparation, problème de santé, licenciement ; ils ont perdu leur second métier ou les petits boulots qui les avaient longtemps fait vivre. Ils ne réclament pas le droit d’aller chercher l’inspiration aux frais du contribuable entre deux cocktails dans un mas du Luberon, mais celui de survivre. S’ils le font en tant qu’écrivains, ce n’est pas parce qu’ils estiment être d’une essence supérieure ou avoir plus de droits que les autres, mais tout simplement parce que c’est leur domaine, ou un de leurs domaines d’activité.
Et quand bien même certains d’entre eux avaient fait le pari de vivre - chichement - de leur écriture, jusqu’au jour où cela n’a plus marché, est-ce vraiment si condamnable ? Au moins, leur production littéraire les rendait heureux, eux et leur cercle de lecteurs ; au pire, elle était inoffensive, alors que bien des emplois sont nuisibles à la société et rendent malheureux ceux qui les occupent, sans que ça soulève de contestation particulière. Dans Working, la jeune Enid Du Bois se souvient de sa cuisante expérience comme démarcheuse par téléphone pour vendre des abonnements à un journal ; on lui avait attribué un ghetto de Chicago : « Une femme que j’avais appelée de bonne heure le matin sortait juste de l’hôpital. Elle avait été obligée de se lever pour me répondre. Ils me racontaient leurs malheurs. Certains ne savaient pas lire, je vous jure. Alors qu’est-ce qu’ils auraient fait d’un journal. Vous savez ce que je leur disais : "Vous pourrez toujours regarder les bandes dessinées..." "Si vous avez des enfants, il faut bien qu’ils apprennent à lire le journal." J’ai honte quand j’y pense. » Elle craque le jour où elle tombe sur un aveugle qui se dit désolé de ne pas pouvoir l’aider en prenant un abonnement. Elle raccroche et court s’enfermer aux toilettes : « J’en étais malade. J’ai beaucoup prié, là, dans les toilettes. Je disais : "Mon Dieu, il doit y avoir quelque chose de mieux pour moi. Je n’ai jamais fait de mal à personne, Seigneur." »
Dans l’agressivité que suscitent les écrivains quand ils réclament de vivre un peu mieux de leur plume, il semble y avoir l’idée que quelque chose qui apporte du plaisir ne doit pas être payé ; qu’on ne doit être payé que pour ce qui nous fait souffrir ou exige de nous un renoncement, un sacrifice. Certes, c’est le lot de la plupart des gens. Mais si ceux qui ont cette chance en étaient privés, ça n’améliorerait en rien le sort des autres. Personne n’a rien à gagner à conforter cette logique mortifère ; au contraire. Cette odeur tenace de mort prématurée que dégage le travail moderne revient souvent dans les témoignages de Working : « Un boulot, c’est un boulot, pas une condamnation à mort », s’insurge par exemple Phil Stallings, soudeur chez Ford. C’est au point qu’Elmer Ruiz, le fossoyeur, qui habite avec sa famille sur son lieu de travail et pense qu’il y sera enterré, apparaît comme une allégorie saisissante de bien d’autres témoins du livre.
Comme tout le monde, les écrivains, puisqu’ils ont presque tous un autre métier, sont ballottés entre la précarité et la peur du chômage, qui menacent de les priver de subsistance, et la tyrannie du travail, qui les empêche de consacrer une part suffisante de leur temps à l’activité qui leur importe le plus. On peut donc penser que l’approche la plus pertinente pour résoudre les difficultés que rencontrent les artistes n’est pas de réclamer pour eux un statut particulier, mais de faire le lien entre leur sort et celui de l’ensemble de la population. C’est ce qu’ont bien compris les intermittents du spectacle quand ils revendiquent non seulement le maintien de leur statut, mais son extension à tous les travailleurs victimes, comme eux, de la discontinuité de l’emploi : « Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous. » Par ailleurs, l’écriture peut être considérée comme un parfait exemple de ces activités à la croisée de l’intime et du public qui connaissent, avec Internet, une expansion inédite, ce qui brouille un peu plus la frontière entre professionnalisme et amateurisme.
Au lieu de rabrouer les écrivains quand ils se plaignent de leur sort, on ferait mieux de les prendre comme cobayes pour repenser la condition de tous les travailleurs. Car l’écriture, plus largement, s’inscrit dans un mouvement de prise de distance avec la sphère salariale : constatant que le meilleur d’eux-mêmes ne peut s’y exprimer, que l’utilité sociale divorce de l’utilité économique, beaucoup de salariés consacrent leurs loisirs à une production, artistique ou non, qui leur semble avoir du sens. Dans Working, Nora Watson, rédactrice de vingt-huit ans, à la recherche d’un autre poste, se présente à des entretiens d’embauche en disant : « Certainement je peux vous apporter des échantillons de mon travail, mais ceux dont je suis fière, c’est ceux que l’institution n’a jamais publiés. »
Harold Patrick, qui conduit un chariot-élévateur pendant la semaine, passe son week-end à cultiver des légumes sur un bout de terrain dans le New Jersey : « A l’automne, vous faites des conserves de tomates, des haricots verts, vous faites de la gelée de raisin, de la gelée de cassis. Maintenant, j’ai creusé un étang, j’y ai mis du poisson et il vient des oiseaux sauvages, des canards, des oies, des cygnes, des faisans, tout ça. On voit quelquefois des cerfs, ils viennent boire... Ouais, je travaille comme un enragé là-bas ! Plus que sur mon élévateur. Bien sûr, vous êtes fier de tout ça. » Le travail contre le « travail », en somme. Walter Lundquist, dessinateur commercial, revenu du rêve américain, « ce beau rêve horrible, frelaté, que nous avons tous plus ou moins », dégoûté de mettre son talent au service de la publicité, se consacre à des projets qui le satisfont, quitte à plancher sur les commandes lucratives le soir : « Ma famille regarde la télé et moi je m’assieds à côté d’eux et je travaille toute la soirée au boulot payant pour gagner ma croûte et pouvoir passer le reste de la journée à faire ce que je trouve important. Je fais des journées de seize heures. »
Dans son introduction, Studs Terkel écrit : « Peut-être est-il temps de redéfinir l’éthique du travail et de retirer l’usage de cette idée aux hommes ordinaires qui l’invoquent. Dans un monde de cybernétique, de technologie galopante, ce sont de plus en plus les choses qui font les choses. Il semblerait que le moment soit venu pour notre espèce de passer à d’autres activités. Des activités humaines. Freud l’exprime d’une certaine façon, Ralph Helstein d’une autre. Il est président du syndicat des emballeurs. "Apprendre, c’est du travail. Elever les enfants, c’est du travail. L’action sociale, c’est du travail. Une fois que vous avez accepté l’idée que le travail, c’est quelque chose qui a un sens, et pas seulement le moyen de gagner de l’argent, vous n’avez plus besoin de vous inquiéter du chômage. Plus d’excuse pour les bêtes de somme. La société n’en a pas besoin. Nous sommes capables de nourrir, de loger et d’habiller tout le monde, sans problème. La difficulté, ça va être de trouver assez de façons d’occuper l’homme pour qu’il reste en contact avec la réalité." De toute évidence, nos imaginations n’ont pas encore été mises à l’épreuve. » Trente-cinq ans après que ces lignes ont été écrites, c’est malheureusement toujours vrai.
« Dans l’inconscient collectif l’auteur est riche de quelque chose qui fait qu’il n’a pas besoin d’être payé », dit un auteur cité dans La Condition littéraire. On croit savoir ce que c’est : tous les interviewés de Working sont « à la recherche d’une vocation » (c’est le titre d’une des parties du livre) ; ils ont une idée plus ou moins précise de ce que serait la leur, mais bien peu sont ceux qui peuvent la mettre en pratique. Elle reste virtuelle : « L’or que l’on pourrait trouver dans leurs vies ignorées est aussitôt transmuté dans le vil métal de l’être banal », déplore, au sujet de la plupart des gens, le sociologue anglais Richard Hoggart, cité par Studs Terkel. Or, l’écrivain, lui, a la chance inestimable d’avoir trouvé sa vocation et de la réaliser, malgré les obstacles pratiques qu’il affronte. Nathacha Appanah-Mouriquand est très consciente de ce privilège : « Je sais que j’ai trouvé quelque chose pour lequel je suis faite. (...) Je me dis que j’ai de la chance d’avoir trouvé ça, même si c’était dur à poser. » Dans Working, Bud Freeman, saxophoniste, a eu la même chance ; il joue de son instrument depuis quarante-sept ans, et ça n’a fait que devenir plus précieux pour lui : « C’est la chose que j’ai besoin de faire. »
Le grand luxe de l’écrivain, même dans le dénuement matériel, c’est d’exercer une activité qui porte sa récompense en elle-même, et pas dans le bénéfice secondaire - par exemple matériel - qu’elle permet. Il échappe à cette malédiction qui est le lot commun : « Les gens ne travaillent pas pour travailler, ils travaillent pour une voiture, une maison, des vacances », déplore dans Working Kay Stepkin (qui y échappe elle aussi puisqu’elle a ouvert une boulangerie coopérative). Les buts poursuivis par les autres semblent alors dérisoires : « Je n’ai jamais pensé au problème de gagner de l’argent. J’ai même quasi crevé de faim. Mais tout de même, je n’arrivais pas à penser à ça, gagner de l’argent », constate Caroline Sagot-Duvauroux. Même la publication de ses textes est secondaire : « On écrit, on écrit et on verra bien », dit Alain Piolot. Catherine Simon auteure de polars, confirme : « Quand on écrit un roman policier - quand il est publié c’est autre chose - mais quand on l’écrit, on est dans la sphère de l’intime, de l’invisible et du ludique. »
La création littéraire représente, selon l’auteure américaine Annie Dillard, « la vie à son plus haut degré de liberté » : Florence Piette a toujours aimé « l’idée de réorganiser les données qu’on a dans la vie, de les enregistrer et de les transformer ». Enzo Cormann, lui aussi, s’émerveille de cette « liberté extraordinaire de pouvoir ficeler des agencements singuliers », de « déployer de la vie de façon imaginaire et par conséquent d’élargir l’éventail de l’expérience ». Il se met au travail « avec de l’appétit » : « C’est-à-dire que m’installer à 8h et demie le matin avec une tasse de café, c’est un vrai plaisir. » L’écrivain est un être que le désir, devançant ou déjouant sa volonté consciente, n’a pas quitté, ne quitte jamais : « La nécessité d’écrire revient par bouffées », dit Olivier Saison. Tous évoquent une notion d’ancrage, d’adéquation, de plénitude. Claudie Gallay : « Quand je suis seule, je suis dans un état d’esprit absolument parfait. » A l’école, Caroline Sagot-Duvauroux adorait les exercices de français : « C’est comme si j’étais dans l’eau et que j’étais un poisson. » Pour Maryvonne Rippert, qui avait mis ses aspirations littéraires sous le boisseau pendant trente ans, se remettre à écrire a été comme « enfiler des pantoufles psychologiques ». Cécile Artière affirme : « Mon identité psychique est dans l’écriture. » Le texte révèle en effet une vérité qui ne pourrait pas trouver à s’exprimer ailleurs ; ainsi, raconte Bernard Lahire, André Gide avait d’abord refusé de publier Marcel Proust à la NRF, avant de faire son mea culpa auprès de lui : « Pour moi vous étiez resté celui qui fréquente chez Mmes X et Z - celui qui écrit dans le Figaro. (...) Un snob, un mondain amateur. »
C’est peut-être cette autonomie, cette assurance dans leur vocation, qu’on envie aux écrivains, et qui expliquent le mélange de respect et d’agressivité qu’ils suscitent. Laura Desprein fait remarquer : « Les gens sont fascinés par l’idée qu’on puisse être seul, dans notre société où on nie tellement la solitude que ça les renvoie à leur propre désir de solitude, de vieil ermite, de l’île déserte. Et puis le fait d’écrire de bout en bout quelque chose, ça veut dire qu’il y a une certaine obstination, une certaine volonté et ça aussi ça fascine les gens, cette volonté, tout seul, sans que personne ait rien demandé de faire. » La jalousie, c’est d’ailleurs ce qui peut être à l’origine de certaines vocations d’écrivains : « On lit quelque chose et puis on imagine l’auteur en train de l’écrire, et le plaisir qu’il a eu. Alors on est jaloux », dit Pierre Charras.
Marc Lambron, lui, dit que ce qu’il y a de beau dans l’écriture, c’est qu’on s’y sent « insubstituable » : « Le propre d’un texte littéraire, c’est précisément que, si l’auteur ne l’écrit pas, personne ne peut l’écrire à sa place en gros. Ecrire, c’est un marqueur identitaire très fort. » Il met là le doigt sur l’essentiel. L’obsession anxieuse de se sentir utile, d’« apporter une contribution », est un leitmotiv chez tous ceux qui témoignent dans Working. Et, quand on creuse un peu ce désir, on s’aperçoit qu’il traduit un besoin très profond de se rendre utile en tant qu’on est soi-même, et pas un autre ; en tant qu’on est, effectivement, insubstituable. Or, ce qui met en échec ce besoin, et rend les gens malheureux au travail, c’est l’automatisation, la standardisation, qui gagnent tous les secteurs d’activité, et la conscience douloureuse d’être interchangeables. « Je suis un robot », « un singe pourrait faire ce que je fais », « vous devenez un cinglé d’automate » : cette plainte amère, remarque Studs Terkel, revient sans cesse dans les témoignages. Les êtres humains se sentent contaminés par les machines : Sharon Atkins, réceptionniste dans une grosse entreprise commerciale, constate que ses conversations avec ses proches sont devenues « courtes, hachées » ; elle rêve de s’exiler au « pays sans téléphone ». Steve Dubi, inspecteur chez US Steel depuis quarante ans, n’existe dans son métier que sous la forme d’un numéro : « Il y a des tas de gens qui connaissent pas votre nom. Moi, je suis quarante-quatre mille soixante-cinq. Sur votre feuille de paie, il y a pas votre nom, juste votre numéro. Au bureau central, ils savent pas qui c’est quarante-quatre mille soixante-cinq. Ils savent pas si c’est un Blanc, un Noir ou un Indien. »
Les machines ont même droit à plus d’égards que les hommes, qui leur sont subordonnés et asservis. Mike Lefevre ne comprend pas pourquoi ce n’est pas plutôt l’inverse, les machines mises au service des humains : « On peut envoyer une fusée sans hommes et on envoie des hommes dans les aciéries pour faire le boulot d’un mulet. Pourquoi ? » L’ouvrier agricole Roberto Acuna constate que ses patrons « traitent mieux leurs machines et leurs animaux » que leurs travailleurs. Gary Bryner, ouvrier chez General Motors, a renoncé à un poste de contremaître parce qu’il n’en pouvait plus de s’entendre seriner : « La production d’abord, les hommes ensuite. » Phil Stallings, chez Ford, confirme : « Quand un type devient contremaître, il peut même plus être humain, question sentiments. Y a un type, là, qui perd tout son sang. Et après, mon pote ? Faut que la chaîne continue à tourner. » On ne l’arrête que « si un type est blessé au point que ça gêne la production ». Dans une usine de matériel agricole à Moline, rapporte Studs Terkel, « un ouvrier se plaint que celui qui produit beaucoup et mal est plus apprécié que celui qui produit peu et bien : le premier est un allié de la croissance nationale, alors que le second la menace ». Ainsi, la fierté du travail bien fait ne peut plus exister. Comme dit Charlie Blossom, gosse de riches très paumé devenu un hippie hilarant et caricatural, mais avec des éclairs de lucidité : « Nous sommes paresseux parce que nous n’avons rien d’intéressant à faire. » Et Nora Watson : « On attend de vous moins que ce que vous pouvez donner. » Les récits de Working dessinent avec précision le tableau d’un monde qui marche sur la tête - qui, comme l’écrit Jean-François Billeter, « soumet l’infinie profondeur et variété du social aux abstractions de la raison marchande ».
Un monde où l’humanité est de trop. Rip Torn, acteur humilié par la nécessité de tourner des publicités, l’illustre bien : « Au Mexique, il y a quelque chose d’unique dans les rues. Les trottoirs sont faits à la main et pas à la machine. Alors il y a des petites irrégularités. C’est pour ça que l’œil se repose là-bas, même en regardant les trottoirs et les murs. C’est de l’artisanat. Dans une chaise, vous voyez l’homme. Et vous savez qu’on n’en a pas sorti sept mille pareilles dans la journée. (...) Il y a de l’art là-dedans, et c’est ce qui rend l’humanité plus heureuse. Vous travaillez par nécessité, bien sûr, mais dans votre travail, il vous faut un peu d’art aussi. » On peut d’ailleurs noter que les professions intellectuelles ne sont pas à l’abri de la dépersonnalisation et de l’automatisation : le journalisme contemporain, dans lequel l’information devient de plus en plus un simple produit d’appel fabriqué à la chaîne, se rapproche par bien des aspects d’un « travail de singe ».
C’est peut-être là que se situe le clivage décisif : non pas entre les métiers intellectuels ou artistiques et les métiers manuels, mais entre les métiers qui font une place à l’humanité et à la singularité du travailleur, et ceux qui l’obligent à les refouler. Certes, la première distinction est très présente dans Working : Rose Hoffmann, enseignante, exprime bien le prestige attaché aux métiers intellectuels, quand elle raconte qu’enfant, elle croyait que les professeurs « avaient des W.-C. en or ». Mike Lefevre s’insurge contre le mépris dans lequel on tient les métiers manuels : « Je voudrais bien voir dans un bâtiment comme ça, disons l’Empire State, une plaque qui irait du haut en bas avec les noms de tous les maçons, les noms de tous les électriciens, tous les noms. Comme ça, un type pourrait venir avec son gosse et il lui dirait : "Tiens, tu vois, là, au quarante-cinquième étage, c’est moi qui ai posé le longeron d’acier." Picasso, il peut montrer une peinture. Moi, qu’est-ce que je peux montrer ? Un écrivain, il peut montrer son livre. Tout le monde, il devrait avoir quelque chose à montrer. »
Mais il n’empêche que c’est très net : ceux qui sont heureux et fiers de leur travail sont ceux qui, indépendamment de la nature de leur activité, savent qu’aucune machine ne pourrait le faire à leur place - ou alors, pas aussi bien. Alors que l’ouvrier à la chaîne a l’impression désespérante que l’aiguille se traîne sur le cadran de l’horloge, eux ne voient pas le temps filer. C’est le cas, par exemple, d’Eugene Russell, l’accordeur de pianos : « Si je travaille sur un bon Steinway, ma journée passe si vite que je me demande où elle est passée. » Un jour, il restaure entièrement un vieux piano droit ; une semaine après, il apprend que le propriétaire l’a vendu. Surpris, il demande pourquoi. Et reçoit cette réponse : « J’ai entendu le son que je voulais entendre. » Alors qu’il accorde un piano dans la salle de danse d’un hôtel où se tient une réunion de fabricants d’ordinateurs, l’un d’eux vient lui taper sur l’épaule : « Un jour, on va prendre votre place. » Il réplique : « Quand vous aurez fini d’isoler un nombre infini d’harmoniques, vous aurez dépensé des milliards de dollars en matériel pour arriver à faire ce que je fais avec mes oreilles. » L’autre admet alors : « Vous avez raison. On ne touchera jamais à votre travail. »
C’est aussi le cas du maçon Carl Murray Bates : « Je demande l’heure au gars qui porte la hotte et il me dit deux heures et demie et je dis : "C’est pas vrai, je voulais en faire bien plus que ça !" » Alors que tous ceux qui occupent des emplois de « robots » affirment ne jamais penser à leur travail, ni pendant qu’ils le font, ni après, sous peine de devenir fous, lui y pense tout le temps : « La pierre, c’est ma vie. Je rêve toute la journée et c’est presque toujours de pierre. Oh, je vais me construire ma petite maison de pierre au bord de la Green River. Je vais construire des placards de pierre dans la cuisine. Cette porte de pierre va être rudement lourde, je me demande comment je vais fixer les gonds. Il faut que je trouve la façon de faire un toit en pierre. Des trucs comme ça. Dans tous mes rêves, apparemment, il y a une pierre quelque part. » Il note que « l’automation a bien essayé de s’en mêler », mais que « ça n’a pas l’air de marcher tellement bien ». Il regarde avec fierté les maisons qu’il a construites quand il passe devant : si ce n’est pas l’immortalité pour lui, puisque « rien ne dure toujours dans ce monde », « ça y ressemble drôlement ».
C’est enfin le cas de la responsable de la boulangerie coopérative, qui trouve si agréable de s’entendre dire par les clients que son pain est délicieux : « Nous essayons d’arriver à un compromis entre une façon de faire les choses efficace et une façon humaine. » Elle a formé un garçon qui sortait de l’école de boulangerie : « Il s’est aperçu que ce n’était pas nécessaire de mesurer la farine non blutée. Au doigt, on sent quand il y en a assez. Ça donne plus de satisfaction que de le faire comme une machine. Vous mettez plus de vous-même, d’une certaine manière. » Elle estime que, pour que le monde dure, « nous avons à faire des choses concrètes, personnelles, plutôt que des choses abstraites, impersonnelles » : le travail doit permettre aux gens de « dire qui ils sont ».
Mais, pour autant, qu’on n’en déduise pas que tous les autres, ceux qui n’ont pas cette chance, ceux qui sont tous les jours comme « un acteur avec un mauvais scénario » (Mike Lefevre), ont dit leur dernier mot. Working fourmille de témoignages sur les mille et uns stratagèmes, les mille et uns gestes de résistance minuscules et magnifiques qu’ils inventent pour, dit Terkel, « survivre à leur journée ». L’ouvrier Phil Stallings raconte avec un « large sourire » comment, immense victoire, ses collègues et lui ont réussi à faire arrêter la chaîne : « Vous savez ce qu’on a fait ? On s’est tous assis par terre. Parole ! (Il rit.) Elle s’est arrêtée à huit heures et elle est repartie qu’à huit heures vingt. Absolument tout le monde était assis. C’était vraiment beau à voir, sans mentir. » L’aciériste Mike Lefevre avoue : « Quelquefois, juste par rosserie, quand je fais une pièce, je la cabosse un petit peu. J’aime bien faire quelque chose qui la rende unique. Un coup de marteau. Exprès, pour voir si ça passera, pour que je puisse dire après que c’est moi qui l’ai fait. » Gary Bryner va discuter avec les autres ouvriers sur la chaîne, et ceux-ci, à l’occasion, pour pouvoir lui parler, laissent passer une voiture : « Ah merde, c’est jamais qu’une caisse ! » Nancy Rogers, employée de banque, colle un autocollant fantaisie sur la plaque qui porte son nom, et sent bien qu’elle se fait mal voir : « Ils veulent que tout le monde soit pareil. (...) Je crois que, dans bien des endroits, ils ne veulent pas que les personnes soient des personnes. » Dolores Dante, serveuse, qui a « une opinion sur tous les sujets qui existent », sert de la crème aux clients en disant : « Voilà votre ersatz. Je crois que vous avalez du plastique. » Elle trouve le moyen de varier les formulations : « Ce serait très fatigant si j’étais obligée de répéter cinquante fois : "Voulez-vous un cocktail ?" Alors, je change, pour mon plaisir. Je dis : "Qu’est-ce que je pourrais bien vous proposer d’inédit dans ce que j’ai au bar ?" » Elle met aussi un point d’honneur à se déplacer avec grâce à travers la salle, en s’imaginant qu’elle est une ballerine. Forcément, ça ne se passe pas toujours très bien : « Partout où je serai, j’aurai des difficultés et ce sera ma faute. » Nora Watson colle des affiches aux murs, apporte des fleurs, et tourne son bureau vers la fenêtre, alors que tous ses collègues le tournent vers la porte.
Parfois, pour ceux qui en ont la possibilité et/ou le courage, tout cela débouche sur des ruptures plus radicales. Parce que, comme dit Walter Lundquist, le dessinateur commercial : « Une fois que vous avez réveillé l’animal humain, vous ne pouvez plus le rendormir. »
Bernard Lahire, La Condition littéraire - La double vie des écrivains, La Découverte, 2006.
Studs Terkel, Working - Histoires orales du travail aux Etats-Unis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Denise Meunier et Aurélien Blanchard, Amsterdam, 2005 (1972).
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