Périphéries

Carnet
Octobre 2006

Au fil des jours,
Périphéries explore quelques pistes -
chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[15/10/06] Guillemets : Domecq, Delacomptée, Despentes

« Dans le même registre de clichés interprétatifs usités par la critique artistique et littéraire, le mot “ironie” semble avoir un effet magique : il suffit de le proférer pour qu’il donne de l’intérêt à tout, à défaut de montrer tout d’un autre œil, ce qui est tout de même l’effet révélateur de l’art. Ceux qui en abusent n’ont donc pas remarqué que des intentions ironiques, nous en rencontrons beaucoup, même chez les gosses, mais toute intention ironique produit-elle une ironie de valeur ? (...) Quant au second degré sur les clichés de notre vie quotidienne - comme sur les images de stars, de pub et de télévision qu’agrandit et met en série Warhol, par exemple -, il est suffisamment faible, en l’occurrence, par insuffisance d’invention formelle, par décalque quasiment repris de l’image copiée, pour nous laisser presque aussi ennuyés devant les tableaux de Warhol que devant les mêmes photos de stars, billets de dollars, boîtes de lessive, documents de pub, de magazines et de médias. Sans compter que c’est faire la part belle aux clichés que de tant nous les resservir au second degré. Comme si nous n’étions pas conscients des clichés qu’infusent les images du marché et de la télé. Images de surface, et nous devrions leur vouer notre profondeur de champ ? Nous n’y attachons aucune importance, et il faudrait que l’art nous remette le nez dessus, au lieu de nous montrer comment nous longeons et traversons ces images à tout moment pour percevoir autre chose, avec ou malgré elles ? »
Jean-Philippe Domecq, La situation des esprits, entretiens avec Eric Naulleau - Culture

« C’est à cause de cela que l’on se révolte : parce que l’on voit ou parce que l’on pressent d’autres réels possibles, pensables, praticables, à côté ou au-delà de ce qui envahit le champ de vision de la plupart. Il ne faut jamais s’en laisser conter par ce qui a l’air d’être là. Par “La” réalité : ce singulier est singulièrement totalitaire. »
Jean-Philippe Domecq, La situation des esprits, entretiens avec Eric Naulleau - Politique

« Ricardou avait craché le morceau en énonçant, dans les années soixante, que “l’écriture du roman” serait désormais “le roman de l’écriture”. Comme si, depuis Don Quichotte, au bas mot, le roman ne s’était pas toujours interrogé sur lui-même, sur sa fabrique. La différence, c’est que, pendant un quart de siècle, on a fait du roman sur le roman, on a multiplié les textes où l’auteur écrit sur le fait d’être en train d’écrire le texte que vous êtes en train de lire - équivalent de ce que j’ai appelé la tendance de “l’Art sur l’art” dans l’art moderne et contemporain. Alors, évidemment, dans ce contexte pour le moins sclérosé entre nombril d’auteur et nombril de narrateur, Houellebecq déboule et plonge le lecteur dans ce qui semble être aujourd’hui le monde le plus évident : le monde de l’entreprise, le tourisme international, la sexualité de kiosque, les codes de séduction branchée, les codes d’Internet directement injectés au vocabulaire, les dernières vulgarisations scientifiques, les modes comportementales et vestimentaires et les dernières modes de langage. Ce “monde d’aujourd’hui” à nul autre pareil et dont l’époque se gargarise, ce “monde-désormais”, Houellebecq nous le sert, et le gros public croit s’y retrouver. »
Jean-Philippe Domecq, La situation des esprits, entretiens avec Eric Naulleau - Culture

« Ce qui vous donne faim dans le roman, c’est sa dimension “omnivore”, comme l’écrit Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman. Le roman est un instrument de connaissance qui va au-delà de ce que l’on croit connaître et comprendre, et cet au-delà est tout ce que j’aime découvrir en écrivant ou en lisant un roman. Miser dans le roman la démarche par laquelle l’individu s’explique les choses comme il peut, puisque l’on ne vit pas sans chercher à s’expliquer les choses, mais miser en même temps, à chaque phrase, le point aveugle du monologue par lequel nous réfléchissons en permanence, miser l’au-delà de ce que nous croyons penser, l’à-côté, l’en deçà. »
Jean-Philippe Domecq, La situation des esprits, entretiens avec Eric Naulleau - Création

« C’est le mauvais temps qui me protégeait le mieux. Plus de travaux extérieurs, personne sur les échafaudages, plus de barbecues à minuit dans les jardins avec beuglantes en stéréo, blagues graveleuses et rires avinés. Je désirais follement les intempéries. Rien ne m’était plus délectable qu’un ciel de tempête. Je vouais un culte aux bourrasques, aux averses, à la grêle qui mitraille les chaussées et les toits. J’applaudissais l’annonce du crachin, j’exultais devant la grisaille. Si le temps virait à l’orage, c’était Noël. J’allumais des cierges dans mon for intérieur pour que l’orage éclate à pleins seaux, que les éclairs s’en mêlent, que le tonnerre explose, que les gouttes inondent les rues, les caniveaux, qu’elles noient la ville sous un édredon liquide. J’aurais aimé que la pluie enfle et se prolonge, comme la mousson. Le gel était une bénédiction, la neige une délivrance : je redoutais les glissades sur les plaques de neige molle, mais rien n’étouffe les bruits comme elle. (...) Le verglas m’incommodait, de même que le brouillard, j’en déplorais les désagréments, mais j’adorais la morsure du froid qui oblige à boucher les issues. Alors je n’avais plus à subir l’intrusion des autres, ils demeuraient chez eux enfermés à vaquer de leur côté sans s’introduire de force dans mon intimité. Le bruit des autres, le sans-gêne des autres, l’égoïsme des autres. De ceux qui envahissent l’espace entier, nos appartements, nos maisons, chacun des lieux où l’on réside. Ils entrent sans frapper. Ils s’accordent tous les droits, ils se permettent toutes les outrances. Rien ne les arrête, les autres. Personne ne les convie, ils entrent quand même. Les autres, ce sont les bruyants. Ils décident, ils s’imposent. Ce sont les prédateurs, les pollueurs de tympans, tous ces gens qui nous déversent des turbulences à pleins tonneaux dans les oreilles, qui nous volent notre liberté, qui nous arrachent à nous-mêmes. Les colonisateurs du silence, les termites du cerveau. »
Jean-Michel Delacomptée, La vie de bureau - Echanges

« Là comme ailleurs, les clients dînaient le portable à l’oreille, chacun dans son univers, assourdissants. C’est comme les transports en commun, me disais-je, il suffit de les prendre pour être assailli par les conversations gueulées à des interlocuteurs invisibles, les gens alentour ignorés, niés, réduits en cendres, toutes frontières abolies entre les espaces public et privé à la manière des régimes totalitaires, éventrés que nous sommes par les sons d’autrui, ouverts aux quatre vents, attaqués de tous côtés, fourragés sans pitié, perforés de part en part. Paradoxe de l’individualisme, on ne disposait plus de périmètre infrangible, d’un quant-à-soi étanche, la collectivité s’imposait sans sauvegarde possible (...). Elle finissait par m’excéder, moi, cette utilisation tous azimuts des téléphones portables, à pied, en voiture, à vélo, en rollers, au lit, aux W.-C., même au spectacle, quasi un nouvel organe. Tous ces gens à déblatérer en public, chacun enfermé dans son monde comme des petits sapins en plastique sous les flocons dans leur globe. »
Jean-Michel Delacomptée, La vie de bureau - Echanges

« Pendant des années, j’ai été à des milliers de kilomètres du féminisme, non par manque de solidarité ou de conscience, mais parce que, pendant longtemps, être de mon sexe ne m’a pas empêchée de grand-chose. Puisque j’avais envie d’une vie d’homme, j’ai eu une vie d’homme. C’est que la révolution féministe a bien eu lieu. Il faudrait arrêter de nous raconter qu’on était plus comblées, avant. Des horizons se sont déployés, territoires brutalement ouverts, comme s’ils l’avaient toujours été. D’accord, la France actuelle, c’est loin d’être l’Arcadie pour tous. On n’est ni heureuses, ni heureux, ici. Ça n’a aucun rapport avec le respect de la tradition des genres. On pourrait toutes rester en tablier à la cuisine et faire des gosses chaque fois qu’on baise, ça ne changerait rien à la faillite du travail, du libéralisme, du christianisme ou de l’équilibre écologique. »
Virginie Despentes, King Kong Théorie - Sexes

« La maternité est devenue l’expérience féminine incontournable, valorisée entre toutes : donner la vie, c’est fantastique. La propagande “pro-maternité” a rarement été aussi tapageuse. Foutage de gueule, méthode contemporaine et systématique de la double contrainte : “Faites des enfants c’est fantastique, vous vous sentirez plus femmes et accomplies que jamais”, mais faites-les dans une société en dégringolade, où le travail salarié est une condition de survie sociale, mais n’est garanti pour personne, et surtout pas pour les femmes. Enfantez dans des villes où le logement est précaire, où l’école démissionne, où les enfants sont soumis aux agressions mentales les plus vicieuses, via la pub, la télé, Internet, les marchands de soda et confrères. Sans enfant, pas de bonheur féminin, mais élever des gamins dans des conditions décentes sera quasiment impossible. Il faut, de toutes façons, que les femmes se sentent en échec. (...) Les armes contre notre genre sont spécifiques, mais la méthode s’applique aux hommes. Un bon consommateur est un consommateur insécure. »
Virginie Despentes, King Kong Théorie - Sexes

« Plaire aux hommes est un art compliqué, qui demande qu’on gomme tout ce qui relève de la puissance. Pendant ce temps, les hommes, en tout cas ceux de mon âge et plus, n’ont pas de corps. Pas d’âge, pas de corpulence. N’importe quel connard rougi à l’alcool, chauve à gros bide et look pourri, pourra se permettre des réflexions sur le physique des filles, des réflexions désagréables s’il ne les trouve pas assez pimpantes, ou des remarques dégueulasses s’il est mécontent de ne pas pouvoir les sauter. Ce sont les avantages de son sexe. La chaudasserie la plus pathétique, les hommes veulent nous la refiler comme sympathique et pulsionnelle. Mais c’est rare d’être Bukowski, la plupart du temps, c’est juste des tocards lambda. Comme si moi, parce que j’ai un vagin, je me croyais bonne comme Greta Garbo. Etre complexée, voilà qui est féminin. Effacée. Bien écouter. Ne pas trop briller intellectuellement. Juste assez cultivée pour comprendre ce qu’un bellâtre a à raconter. »
Virginie Despentes, King Kong Théorie - Sexes

Le côté du monde, le livre d’entretiens de Pierre Mari avec Jean Sur (voir les extraits aux rubriques Culture et Politique) aux éditions Mettis, est paru. Voir sur Résurgences sa présentation et celle de la collection dans laquelle il s’inscrit, baptisée « Vox populi ». On peut commander les livres sur le site de l’éditeur.


Périphéries, 15 octobre 2006
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