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« “Arbeit macht frei” : le travail libère. C’est la phrase écrite à l’entrée du camp d’Auschwitz. Et c’est malheureusement le slogan choisi par Tommaso Coletti, président de la province de Chieti, pour les dépliants et les encarts publicitaires vantant les Centres pour l’emploi. “Le travail rend libre. Je ne me souviens pas où j’ai lu cette phrase, écrit M. Coletti dans la publicité, mais c’est une de ces citations qui vous frappent immédiatement parce qu’elles renferment une immense vérité.” »
La Repubblica, Milan, reproduit dans Courrier international du 7 septembre 2006

« C’est à cause de cela que l’on se révolte : parce que l’on voit ou parce que l’on pressent d’autres réels possibles, pensables, praticables, à côté ou au-delà de ce qui envahit le champ de vision de la plupart. Il ne faut jamais s’en laisser conter par ce qui a l’air d’être là. Par “La” réalité : ce singulier est singulièrement totalitaire. »
Jean-Philippe Domecq, La situation des esprits, entretiens avec Eric Naulleau

« Parler d’un “sentiment de malaise” est même insuffisant, en ce qui me concerne : l’irréalité de bien des discours actuels, leur vide articulé en grossière satisfaction, leur volontarisme incapable de duper quiconque, leur mélange d’humanisme ranci et d’abstraction technicienne, m’inspireraient plutôt des bouffées de violence. Hommes politiques, notoriétés médiatiques, figures de l’intelligentsia, chefs d’entreprise, les cibles sont malheureusement innombrables. (...)
J’y insiste, ce processus d’irréalisation ne peut qu’alimenter des gisements de colère et de violence déjà considérables. Chez les inclus comme chez les exclus du système. D’autant que cette violence et cette colère n’ont plus du tout la possibilité de s’inscrire dans un imaginaire vengeur qui en atténuerait un peu la pression. Les sociétés qui nous ont précédés ont toujours pu tabler sur un certain “jeu” du monde et des événements qui ne laisserait pas les scandales impunis. La donne était mouvante, les coups fulgurants possibles à tout moment. On pouvait croire, et raisonnablement espérer, qu’un jour ou l’autre le châtiment allait fondre sur des discours et des pratiques qui inspiraient une énorme rage rentrée. La bourgeoisie grasse et philistine de l’époque de Napoléon III a été frappée de multiples manières : par la guerre de 1870, par Rimbaud, par Lautréamont. Devant le tribunal des siècles, elle ne s’en est pas relevée. Je pense également à ce que Jean-Luc Godard, un jour, avait développé avec beaucoup d’acuité : l’une des raisons de l’irruption de la Nouvelle Vague, disait-il, c’est qu’il n’était plus possible de parler comme dans les films français d’après-guerre, et que ces intonations grasseyantes, ces articulations soignées, cette rhétorique désuète étaient trop acoquinées avec les turpitudes d’un pays couché devant l’ennemi. En quelques répliques, Brigitte Bardot, Jeanne Moreau et Jean-Pierre Léaud ont réglé son compte à une “façon de parler” qui était aussi une attitude morale et politique. Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, ce ressort de nos sociétés qui permettait de spéculer sur des foyers de “châtiment” fonctionne encore. J’ai peur que l’irréalité dont nous parlons ne demeure à jamais impunie, tout simplement parce que chacun trouve son compte à en intérioriser les mécanismes. Se faire agent d’irréalisation permet de conquérir un micro-pouvoir et de singer les “importants”... »
Pierre Mari, Le côté du monde, conversations avec Jean Sur, éditions Mettis

« Même si ce discours de haine de l’utopie n’est pas vraiment connu, il est néanmoins présent, il fonctionne de façon quasiment anonyme et d’autant plus qu’il a été réactivé par la critique du totalitarisme, qui n’hésite pas à identifier de façon abusive utopie et totalitarisme. La présupposition à la base de cette accusation est une identification entre le mythe de la société réconciliée et l’utopie. Or c’est bien mal connaître l’utopie, car dans la diversité de ses traditions, on peut rencontrer des utopies où est soigneusement préservée la pluralité de la condition humaine, au point de conjurer le fantasme de la société homogène et une, chez Fourier par exemple. D’un point de vue historique, il en va de même. Prenons le cas de l’Union soviétique, on remarque que tout ce qui pouvait avoir une valeur d’utopie a été liquidé, que ce soient les idées sur l’émancipation sexuelle ou l’éducation des enfants. Il faut plutôt penser une scène agonistique entre le totalitarisme et l’utopie : quand l’utopie décroît, le totalitarisme croît. Quant au nazisme, mieux vaut refuser d’en discuter. Le nazisme n’a rien à voir avec l’émancipation, ni avec l’utopie. Scandaleuse dans l’exposition sur l’utopie était la présentation du nazisme au motif qu’il aurait conçu une utopie du corps. Encore faudrait-il apprendre à distinguer entre utopie et mythe. »
Miguel Abensour, entretien à la revue Mouvements, « Le nouvel esprit utopique », no 45-46

« C’est bien de clamer qu’on défend la liberté d’expression. Mais ce n’est pas suffisant. Comme la liberté de pensée, celle du journaliste ne peut en aucun cas être tribale, collective, moutonnière. Par essence, elle est solitaire. Elle se méfie des consensus et des idéologies ou des “contre-idéologies” invisibles. Elle fait un pas de côté. Elle procède de la dissidence. Elle s’obstine à dire ce qu’on tait, à vendre la mèche, à rire des conformismes. Elle est incorrecte. Qu’est-ce à dire ? Qu’il n’est pas très difficile - même si c’est parfois héroïque - d’avoir l’esprit libre face à un adversaire ou une menace politique. Il est bien plus compliqué d’être libre à l’égard des siens, des proches, des amis, des gens de son camp ou de sa tribu. Hurler avec les loups est facile. La vraie liberté, ce n’est pas cela. (...) Il s’agit donc d’apprendre, jour après jour, à se libérer des prudences tribales, à refuser la douce injonction des amis, à s’écarter des tiédeurs de la troupe. Il faut rompre avec ce que les Grecs appelaient la doxa, c’est-à-dire l’opinion majoritaire. Ce n’est pas si facile. L’opinion dominante, c’est comme une vapeur qu’on respire, une tanière. C’est aussi une intoxication indolore. Elle tord le vocabulaire, piège les mots eux-mêmes. C’est ainsi qu’écrivent les perroquets. Ils sont foule, comme on le sait, dans la profession. Face à eux et à ces mille injonctions conformistes, il y a des gens plus têtus. Ceux que les pressions du groupe et de l’air du temps ne parviennent pas à mettre au garde-à-vous ; ceux qui n’étaient pas marxistes quand c’était la mode (années 1960), gauchistes quand il le fallait (années 1970) et néolibéraux bon teint comme tout le monde (aujourd’hui). (...) La vraie liberté d’expression n’est pas un discours grandiloquent. C’est un sport de combat. »
Jean-Claude Guillebaud, Le Nouvel Observateur, 9 mars 2006

« Vous devez vous battre. C’est la seule conclusion que je puisse tirer, confronté à l’érosion redoublée de notre liberté de débattre de la question du Moyen-Orient. L’exemple le plus récent - et aussi le plus honteux - est la lâche décision du New York Theatre Workshop d’annuler la splendide production, par le Royal Court, de la pièce Mon Nom est Rachel Corrie. Il s’agit de l’histoire - écrite par elle-même : ce sont ses mots, ce sont ses courriers électroniques - de cette courageuse jeune Américaine qui était allée à Gaza pour protéger des Palestiniens innocents et qui se tint debout, seule, face à un bulldozer israélien, essayant d’empêcher son conducteur de détruire une maison palestinienne. Le bulldozer lui est passé sur le corps, après quoi il a fait marche arrière pour l’écraser une deuxième fois. “J’ai le dos brisé”, eut-elle le temps de dire, avant de mourir. Bien qu’héroïne américaine, Rachel n’a reçu aucun bon point de la part de l’administration Bush, qui ne cesse pourtant pas une minute de faire tout un tapage autour de la liberté à reconquérir contre l’oppression. Le courage de Rachel n’était pas de bon aloi, et elle défendait la liberté du mauvais peuple. Mais quand j’ai lu que James Nicola, le soi-disant “directeur artistique” du New York Theater Workshop - il ne faut surtout pas oublier les guillemets, quand on cite son titre usurpé - avait décidé d’“ajourner” la pièce “sine die”, au motif (ami lecteur, respirez un bon coup) que “notre planning de pré-production et nos conversations et nos débats, dans nos diverses communautés (sic) new-yorkaises, ce que nous avons entendu dire, c’est qu’avec la maladie de Sharon et l’élection du Hamas... nous étions confrontés à une situation extrêmement délicate”, je ne savais plus si je devais éclater de rire, ou bien pleurer... »
Robert Fisk, « Erosion de la liberté d’expression », The Independent, 11 mars 2006

« Une société peut (...) se permettre de sacrifier aux rites de la démocratie chaque fois que cela ne porte pas atteinte aux intérêts des puissants, mais ses dirigeants savent bien qu’elle changerait de visage si la démocratie était libérée de ses entraves. Voilà bien le danger. Pour tenter de l’écarter, il faut convaincre le grand public que, en dépit d’incontestables déficiences, la société libérale avancée est quand même plus agréable à vivre que tout autre modèle existant de par le monde. Aucun effort ne sera donc négligé pour dénoncer les tares - ostensibles, éclatantes - des autres systèmes. Et pourquoi pas, si un exercice aussi salubre ne détourne pas le regard des tares du système dans lequel on vit ? Mais la critique se porte plus volontiers sur autrui que sur soi et finit par donner un caractère anodin et bénin aux injustices commises chez soi.
Nous sommes ici, en Europe. Et c’est ici que nous pouvons nous battre, à l’intérieur même d’un système qui, dans ses propres frontières comme, par de multiples ramifications, bien au-delà de ses limites géopolitiques, n’a rien d’innocent. Les pouvoirs constitués ont mobilisé, à leur service, une nuée de compétences, d’intelligences - et aussi, de plus médiocres talents - pour entretenir et développer les mécanismes qui accaparent la richesse, la distribuent inégalement, nourrissent les privilèges, cultivent la corruption, sympathisent avec les dictatures, exploitent des centaines de millions de misérables, accumulent les rancœurs, les désespoirs et les haines, préparent l’explosion qui demain emportera tout ce que les hommes au pouvoir prétendent conserver.
Il est grand temps de procéder à des révisions radicales si l’on veut conserver ce à quoi nous sommes le plus attachés : libertés individuelles et publiques, pluralisme philosophique et politique, mode de vie, etc., toutes choses qui seraient irrémédiablement compromises si l’on s’agrippait à leurs formes extérieures plus qu’à leur contenu, à leurs apparences plus qu’à leur signification. »
Claude Julien, « Le devoir d’irrespect », Le Monde diplomatique, juin 2005

« Au bout du compte, le choix de celui qui écrit dépend de son tempérament plus que de ses analyses. Et souvent les précède. Voilà qui fournira une belle occasion de s’indigner ! Car, s’il en est ainsi, la réflexion n’aurait donc d’autre rôle que de servir d’obscures passions en les habillant d’arguments suffisamment élaborés pour leur fournir une indispensable parure de respectabilité ? Mais, à affirmer le contraire, on avancerait une insoutenable prétention : tout, la culture acquise, la somme des connaissances, la faculté de discernement, l’aptitude à trier, peser, jauger, apprécier, la subtile combinaison de l’intelligence et de la sensibilité, tous ces ingrédients qui nourrissent la pensée et concourent à l’écriture fonctionneraient avec l’implacable précision d’une machine, la rigueur d’une science excluant tout risque d’erreur mais aussi et surtout ignorant toute éthique, bref la raison raisonnante qui serait l’unique garante de toute sagesse, de toute vérité, de toute vertu.
(...)
L’activisme n’a jamais constitué le meilleur moyen de s’inscrire utilement dans les débats contemporains. Se lancer au cœur de la mêlée ne garantit nullement que l’on sera présent à l’histoire, se replier dans une tour d’ivoire n’est pas nécessairement une trahison. Bien au contraire, la tentation en devient de plus en plus forte, et de plus en plus justifiée, au fur et à mesure que s’emballe la machine à broyer l’humain. A l’extrême opposé s’offre une autre possibilité, choisie par le plus grand nombre : le contemplatif a les mains propres, mais il n’a pas de mains - acceptons donc de nous salir les mains en entrant dans la bagarre où, après tout, nous ne ferons pas plus mal, et peut-être mieux, que d’autres. L’important devient alors de bien choisir sa place dans le déploiement des forces, de se porter sur les positions sensibles où se décidera l’issue des affrontements.
Désir d’efficacité ? Sans doute, mais aussi vanité de se savoir actif aux points stratégiques vers lesquels se portent tous les regards. Occuper une place importante, jouer un rôle : cette ambition paraît légitime, elle conduit pourtant aux pires errements. Car, inexorablement, elle entraîne l’individu vers les lieux de pouvoir où règne une autre logique que celle de l’intellectuel et de l’écrivain. Le vrai, ici, change de définition : est vrai ce qui réussit, tout le reste n’est que creuse songerie, tout juste bonne pour quiconque a choisi d’écrire au lieu d’agir, en se persuadant de surcroît qu’écrire c’est agir.
(...)
En dehors du contemplatif, moins détaché qu’on ne le croit, et de l’ambitieux, fourvoyé, il reste un seul autre modèle possible : celui de l’intellectuel qui ne se propose pas de laisser un nom dans les chroniques, qui n’a même pas l’illusion de peser sur l’évolution des idées et des événements. Et qui malgré tout se bat, fût-il convaincu d’avance de perdre son combat. On le dira modeste, désintéressé : c’est pourtant lui qui atteint les sommets de l’orgueil et de la plus haute ambition, alors que tant d’autres s’égarent dans les marais d’une banale vanité. Pis : on le dira idéaliste, rêveur, accroché à une chimère, alors que, dédaignant la mousse qui pétille dans les salons, il s’attache à des réalités que les hommes de pouvoir ne savent pas ou ne veulent pas voir. »
Claude Julien, « Le devoir d’irrespect », Le Monde diplomatique, juin 2005

« Comme ils ont en poche les clefs des prisons
Et qu’ils font métier de mentir
Ils s’appellent les réalistes. »
Marcel Martinet, « Ce soir... », Les Temps maudits (1917), publié dans la revue Marginales numéro 5

« J’ai suivi de près l’évolution qui a conduit les entreprises nationales de la logique de moyens, ressort du service public, à la logique de résultats, perspective purement financière. Ce qui, dans la logique de résultats, a séduit une génération de dirigeants, c’était moins l’idéologie libérale, à laquelle la plupart n’avaient pas accès, que la manière dont elle faisait écho à leurs angoisses et s’accordait avec leur volonté de puissance. L’exaltation de la compétition, l’infantilisme de l’équipe soudée et prête au combat, une sorte de scoutisme cruel leur étaient d’excellents alibis pour oublier leur immaturité et fuir leurs problèmes les plus brûlants. Ces faibles aimaient les mots d’ordre. Ils aimaient aussi privilégier les chiffres, les statistiques, toute cette vêture mathématique qui protégeait déjà leur adolescence de l’air trop frais des passions et de la liberté. L’entreprise leur donnait du pouvoir en leur rendant leurs quinze ans : les malheureux n’y résistaient pas, ils s’y grillaient tout vifs. Sort que veulent éviter leurs successeurs, qui travaillent parce qu’il faut bien vivre, mais en laissent beaucoup plus qu’ils n’en prennent. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 22 »

« Elle alluma une bougie.
Dans son visage replâtré s’ouvraient des yeux d’une immense bonté.
Longuement elle me dévisagea.
Puis, comme si elle extrayait chaque mot des profondeurs de son être, elle articula très lentement ceci : Je suis en relation télépathique avec le passé et je vais mettre en mouvement mon énergie fluidique pour visiter le vôtre. C’est ma façon, Monsieur, de résister au libéralisme.
Je me dis que j’étais tombé sur une dingue, et songeai à m’enfuir. »
Lydie Salvayre, La méthode Mila

« Lorsqu’André Glucksman préconise de ne pas chercher à comprendre le terrorisme, il a néanmoins le mérite de la cohérence. Cela fait longtemps, pour ce qui le concerne, qu’il semble y avoir renoncé. Il est, en revanche, moins cohérent lorsqu’il s’applique de façon sélective les critères qu’il a lui-même définis. Son engagement en faveur de la résistance tchétchène est respectable. Mais pourquoi fait-il de ce conflit une exception historique ? Pourquoi, dans ce cas particulier, profère-t-il que le terrorisme est le fruit de conditions politiques et pourquoi n’étend-t-il pas ce jugement aux Palestiniens ? Après la sanglante prise d’otages dans une école de Beslan en Russie par un groupe tchétchène, il écrivit : “Le calvaire de la Tchétchénie relève de deux critères : trois siècles d’oppression ont créé la rébellion. La sauvagerie de la dernière guerre favorise le terrorisme.” Il aurait pourtant pu appliquer grosso modo le même raisonnement au terrorisme palestinien. Pourquoi ne l’a-t-il jamais fait ? Le terrorisme obéirait-il à la théorie de la prédestination ? Y aurait-il des individus (ou des peuples) qui seraient destinés à devenir des terroristes dès leur naissance ? Dans ce cas, effectivement, nul besoin de réfléchir aux causes.
Mais comment expliquer dans ces conditions que, si l’on circonscrit le terrorisme au fait musulman, longs sont les temps durant lesquels l’islam n’a produit aucun acte terroriste ? Comment expliquer, si les Palestiniens sont par nature terroristes, qu’il fut des périodes où ils n’ont pas eu recours aux attentats pour se faire entendre ? Ceux qui interdisent de chercher à comprendre le terrorisme, au risque de l’excuser, veulent en fait nous entraîner dans l’impasse d’une solution purement militaire. Si certains peuples sont par essence voués à la violence terroriste, si le recours à ces méthodes n’est pas le fruit de circonstances politiques, alors il est inutile d’en chercher des raisons et de tenter d’y apporter des solutions politiques. Le seul horizon est celui d’une victoire militaire totale. Or, le bon sens et la raison le dictent avec force : on ne naît pas terroriste, on le devient, et ceci est vrai sous toutes les latitudes. Et dire cela n’implique en rien un esprit “munichois”, ni quelque complaisance que ce soit à l’égard du terrorisme. Mais pour ceux qui, tout en se disant favorables à la paix, se refusent à condamner l’occupation militaire et la répression armée, il est plus confortable de blâmer sans expliquer, s’évitant ainsi de risquer à la lumière du débat public leurs contradictions propres. »
Pascal Boniface, Vers la quatrième guerre mondiale ?

« Ces changements de vocabulaire font violence à la pensée et à la création. Lorsque des experts expliquent que l’économie actuelle et la mondialisation sont “incontournables” sans rien préciser d’autre, c’est en fait d’une extrême violence. “Incontournable”, voilà un des mots clefs qui somment celui qui les reçoit de rester immobile. »
Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ?

« Si vous me demandiez de définir d’un mot ce que je suis, je dirais : “communiste”. La démocratie libérale, qu’Alain Badiou appelle le capitalo-parlementarisme, ne peut fonctionner “pacifiquement” que par la fragmentation. Fragmentation du corps social éclaté en consommateurs individuels, en entrepreneurs d’eux-mêmes ; fragmentation du corps humain en organes indépendants par une médecine victime de son asservissement à toutes sortes d’industries ; fragmentation de l’information, répartie en rubriques étanches par les journalistes du maintien de l’ordre. Sans compter les bombes à fragmentation, spécialement étudiées pour les populations civiles. Se dire communiste, à mon sens, c’est travailler au déblaiement de ce champ de décombres pour pouvoir y construire du commun. »
Eric Hazan, Faire mouvement

« La politique est davantage affaire de formes de vie que de prise de pouvoir. »
Eric Hazan, Faire mouvement

« De même que sous le régime colonial, la France a autrefois construit des distinctions entre les populations indigènes, les a dressées les unes contre les autres - la loi Crémieux, qui donnait aux juifs algériens la nationalité française en 1871, en est un bon exemple -, de même, dans la France d’aujourd’hui qui reste un Etat colonial, on parle des “ravages du communautarisme” en utilisant un discours faussement universalisant. Pourquoi quelqu’un comme moi, dont les parents ont été naturalisés en 1946, n’est-il pas considéré comme un immigré de la deuxième génération ? Comment les descendants d’immigrés des anciennes colonies ne seraient-ils pas amers de voir que l’on distingue l’antisémitisme des autres formes de racisme ? Cette distinction s’appuie sur une histoire dont les descendants de colonisés ne sont pas responsables, à savoir la collaboration française au nazisme. Il faut voir dans tout cela une volonté de séparer des minorités dont l’alliance serait une menace pour l’ordre existant. »
Eric Hazan, Faire mouvement

« Guy Braibant, l’un des pères fondateurs de la Charte des droits fondamentaux, hésite encore à voter “oui” le 29 mai et s’en explique dans La Croix (14 avril) : “Ce n’est pas la Charte initiale qui est incluse dans la Constitution (...). Des termes (...) ont été modifiés, en sorte que la portée des droits sociaux qu’elle contenait a été atténuée, assure cet ex-président de la section des Etudes au Conseil d’Etat. Nous avions fait de ces droits (droit à la santé, au logement, au travail, etc.) des obligations s’imposant aux Etats ; dans la nouvelle rédaction, ce ne sont plus que des possibilités.” »
Politis, 21 avril 2005

« Les Etats membres doivent continuer à réformer leurs marchés du travail et leurs systèmes de protection sociale afin de développer la flexibilité. Ces politiques économiques ne devraient pas donner lieu à un affrontement droite-gauche. Pour certains, le simple fait de parler d’ouverture des marchés et de libéralisation donne une mauvaise réputation à la Commission. Cela sonne comme un programme de droite ou cela rentre en contradiction avec l’objectif du développement durable. Nous ne devrions pas être des dogmatiques du marché, mais quand même, nous devons reconnaître que, dans beaucoup de situations, les marchés ouverts à la concurrence sont les meilleurs moteurs de croissance économique que l’expérience humaine a permis d’identifier. »
Peter Mandelson, commissaire européen au Commerce extérieur (succédant à Pascal Lamy), discours programmatique à Stockholm, 15 février 2005, rapporté par L’Humanité, 18 février 2005

« Dans son livre Libre, Nicolas Sarkozy explique comment il s’adapte aux “exigences parfois castratrices de la société médiatique”. Il a compris depuis longtemps que “seule passe la mesure concrète, simple, immédiatement compréhensible.” (...) “L’intelligence et la tolérance n’y trouvent pas toujours leur compte. Mais la réalité est ainsi faite...” »
Télérama, 17 novembre 2004

« Ce réel nous dit que tout ce qui est lancé en pâture à l’opinion publique ne repose en réalité pas sur des bases réelles et véritables. »
Ernest-Antoine Seillière, conférence de presse au Medef, 15 mars 2005

« Pour les militants, tout est ici ; pour les esthètes, tout est ailleurs : deux facilités tristes. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 17 », sur Résurgences

« Dans d’admirables textes de Tchouang-tseu, des charrons ou des cuisiniers parlent avec tant de profondeur de leur métier et des découvertes qu’on peut faire en construisant une roue ou en découpant un bœuf qu’on ne s’étonne pas de les voir traiter d’égal à égal avec l’empereur, qu’ils interpellent sans le moindre esprit de flagornerie : le niveau de langage et le degré d’être que supposent de telles conversations rendent cette simplicité toute naturelle. Quand la musique est belle, tous les hommes sont égaux. Impossible aujourd’hui. Les travailleurs, me dit un ami, sont devenus des accessoiristes. La compétence première exigée dans une entreprise, celle à laquelle sont subordonnés tous les apprentissages et toutes les qualités, c’est l’obéissance, généralement désignée par un euphémisme : le savoir être. Encore y a-t-il des degrés dans l’art d’obéir. La servilité trop marquée ne convient pas. Un bon esclave ménage la susceptibilité de son maître ; une image de négrier blesserait sa délicatesse. L’obéissance doit être prévenante, active, participative. Les plus habiles, qui savent à quel instant il conviendra de reculer et de présenter leurs excuses, la nuancent d’un simulacre de contestation qui confirme au seigneur la supériorité des valeurs démocratiques. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 17 », sur Résurgences

« Le travail intellectuel n’est pas celui du tribunal, pas celui de l’infirmerie, pas celui de l’école, pas celui du chantier. Il consiste à mieux comprendre quelle partition nous a été attribuée dans l’opéra fabuleux, et à la jouer, même si elle tient en trois mesures. Le reste est vieillerie dont on se raconte, pour ne pas l’envoyer au tri sélectif, que ça peut encore servir... »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences 17 », sur Résurgences

« Si vous les entendiez parler de la “réalité” qu’il faut regarder en face ! Ils ont une espèce de plaisir de la bouche et des mains à vous répéter qu’ils sont prisonniers comme vous, qu’il n’y a pas de choix, qu’il faut s’adapter, que personne ne peut rien contre. Je vous assure : le mot que j’ai fini par vomir, c’est bien “réalité”. Il a trop servi à tout tordre et dans tous les sens. Leur “réalité”, ça n’est qu’une manière de nous angoisser chaque jour un peu plus. »
Pierre Mari, Résolution

« Chacun a les “lieux communs” qu’il mérite : si la négation se fige en formules toutes faites, voire en banalités, c’est que le creusement n’a pas été assez loin, et que toutes les épaisseurs remuées n’auront servi qu’à donner un peu de piquant à la soumission quotidienne - à la colorer d’un semblant de vitalité. »
Pierre Mari, Résolution

« Ce qui me rappelle une histoire qui s’est passée un vendredi d’octobre 1987. Ce matin-là, tous les médias avaient annoncé que le plus grand krach boursier des six dernières décennies venait de commencer. Petit à petit, des milliers de gens venus de tous les coins de New-York confluèrent sur Wall Street. Sans trop comprendre, les policiers observaient cette masse immobile levant le nez au ciel. Jusqu’à ce que l’affaire s’éclaircisse. Tous attendaient que les premiers brokers désespérés se jettent par les fenêtres. Les images de 1929 étaient dans toutes les mémoires, et nul ne voulait rater l’événement en direct. La dépression des uns fait la joie morbide des autres. Certes, une crise financière n’aurait pas amélioré le sort des petites gens, du moins ne voulaient-ils pas rater le spectacle consolateur des maudits yuppies s’écrasant sur le bitume. La foule attendit longtemps sans que rien ne se passe. Et peu à peu, une rumeur circula : il n’allait rien se passer. Personne n’allait se défenestrer. Car depuis que la climatisation existe, il n’est plus possible d’ouvrir aucune fenêtre à Wall Street. Le petit peuple déçu rentra chez lui. Probablement pensèrent-ils : Foutre, même les joies les plus simples de l’existence sont gâchées par la technique moderne. »
Guillaume Paoli, cofondateur des « Chômeurs heureux », « Ne vous laissez pas aller », conférence à la Volksbühne (Berlin) dans le cadre du cycle « Capitalisme et dépression », mars 2001

« Devant lui, des milliers de dos. Derrière lui, des milliers de visages. Il a oublié, ils ont tous oublié qu’il existe dans ce pays des milliers de personnes, et à l’intérieur de chacune de ces personnes vivent des cris, un tumulte qui se multiplie et donne son rythme à la marche. Mais il y a aussi un monde de silences, et nul n’entend le silence de l’autre. C’est pourtant ça l’idée qui le fait marcher. A chaque dos, à chaque visage il a envie de dire je veux entrer dans ton silence. Le bruit est la chose la mieux partagée, mais le silence, là où ça se noue à l’intérieur de toi, là où tu saignes du dedans comme un arbre qui ne donne pas à voir le travail du temps, le vide intérieur qui le fait soudain s’écrouler alors que tous le croyaient debout pour l’éternité ! Je veux entrer dans ton silence. A dix heures la foule a tourné dans la grande avenue où le premier barrage de police attendait. Et l’étudiant a pensé que l’on pouvait crier ensemble, mais qu’à la fin des fins chaque homme meurt avec son silence. »
Lyonel Trouillot, Bicentenaire

« Juppé, Papon, Chirac, Le Floch-Prigent... Tous ces grands malades à immunité systématique nous montrent la voie : soyons fous, exigeons l’impossible et vivons tous aux frais de la princesse ! Et si un jour la princesse en a sa claque d’être mise au tapin par cette bande de sinistres maquereaux, elle reconnaîtra en nous non pas des ennemis, mais des explorateurs. Parce que nous, princesse, on t’aime pour de bon ! Ensemble, nous saurons dilapider les richesses avec bien plus de panache que ces tocards, parce que nous n’avons pas perdu le sens du partage. Nos 14 juillet ne seront plus témoins de mornes défilés de Gardes Suisses montés sur char d’assaut, mais de la destruction d’au moins une bastille par an. Comme dit si bien la Française des Jeux, “celui qui joue pas, il gagnera jamais”. Alors jouons, princesse. Jouons à vivre peinards. Jouons à leur faire peur. Jouons. »
Nicolas Arraitz, « Achevons l’Unedic, et chômons peinards ! », CQFD, mai 2004

« De grandes affiches dans Paris : “Solidays, 40 concerts, 200 artistes” : un vaste mouvement de solidarité mais sans qu’on sache clairement avec qui. C’est un aboutissement logique pour cette notion plus que suspecte : bien tranquille sur son balcon, on regarde les bagarres en bas dans la rue et on choisit d’être solidaire du PSG, ou contre le sida. Je ne me sens pas solidaire des journalistes qui font la grève de la faim au Maroc, ni des gamins karennis qui s’entraînent à la mitrailleuse dans le nord de la Birmanie, ni des inconnus qui attaquent les convois américains en Irak, ni des universitaires américains qu’on chasse de leur poste, ni de la maman palestinienne qui attend avec son bébé malade que le soldat du checkpoint décide si elle peut passer. Je ne me sens pas solidaire d’eux, je me vois dans le même camp dans la guerre civile, ce qui est bien différent. On ne saurait être solidaire de soi-même. Baudelaire, quand il s’adresse aux Petites Vieilles - “Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !” - n’exprime aucune solidarité : il est des leurs et sa vraie position politique est là. »
Eric Hazan, Chronique de la guerre civile

« Altermondialisme ? L’autre monde, il y a deux mille ans qu’on essaie de nous le vendre. Nous, c’est celui-ci que nous voulons. »
Eric Hazan, Chronique de la guerre civile

« Même pas percuté que ça tombait le même jour. Et pour ma femme, au moins, je suis sûr que c’est moi qui l’ai choisie... »
Un Algérien qui se marie le jour de l’élection présidentielle, rapporté par Florence Aubenas, Libération, 8 avril 2004

« Nous, les Occidentaux, nous ne nous appartenons déjà plus et c’est en vain que nous tentons de te conjurer, adorable fléau, trop incertaine délivrance ! Dans nos villes, les avenues parallèles, dirigées du Nord au Sud, convergent toutes en un terrain vague, fait de nos regards de détectives blasés. Qui nous a confié cette affaire indébrouillable, nous n’en savons plus rien. La révélation, le droit de ne pas penser et agir en troupeau, la chance unique qui nous reste de retrouver notre raison d’être ne laissent plus subsister, durant tout notre rêve, qu’une main fermée à l’exception de l’index qui désigne impérieusement un point de l’horizon. Là, l’air et la lumière commencent à opérer en toute pureté le soulèvement orgueilleux des choses pensées, à peine bâties. L’homme rendu à sa souveraineté, à sa sérénité premières, y prêche, dit-on, pour lui seul, la vérité éternelle de lui seul. Il n’a pas notion de cet arrangement hideux dont nous sommes les dernières victimes, de cette réalité de premier plan qui nous empêche de bouger. Il ne s’agit pas encore une fois de partir, car cet homme ne peut faire moins que se porter à notre rencontre : il vient, il a déjà converti les meilleurs d’entre nous. »
André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité » (septembre 1924), Point du jour

« Telle une lampe de chevet la ruelle du lit, la liberté n’éclaire que l’ombre d’un pas. »
Edmond Jabès, Le petit livre de la subversion hors de soupçon

« Il est temps de dépasser les libertés formelles, de substituer aux arbres pétrifiés qui commémorent et dissimulent la forêt vivante, de nouvelles pousses retrouvant dans le terreau de la vie quotidienne la racine qui les vivifie. »
Raoul Vaneigem, Rien n’est sacré, tout peut se dire, réflexions sur la liberté d’expression

« Je suis pour ma part étonnée, en ce qui concerne l’éducation des jeunes et la lutte contre la délinquance, qu’on ait recours au football, par exemple, ou à d’autres activités collectives pour apprendre les règles du jeu de la société. On décrète ainsi étrangement que pour savoir vivre bien ensemble - sans cogner ni se tuer - il est obligatoire de vivre ensemble. Autrement dit, on fait passer le groupe, la bande, avant le sujet responsable, comme la charrue avant les bœufs, et on construit une fausse et fragile conscience collective qui n’est fondée sur aucune conscience de soi. Il paraît même peu croyable qu’aucun éducateur, aucun enseignant n’aient pensé à proposer une activité spécifique à chacun, afin de développer chaque individualité avant de les mélanger toutes. (...) Le mal endémique propre aux banlieues, aux cités surpeuplées, vient précisément de ce qu’on y manque de solitude. La promiscuité de l’habitat - appelé, ce n’est pas un hasard, un “grand ensemble” - me paraît à l’origine de la haine de l’autre, et la violence se répand moins par désœuvrement que par impossibilité de se retrouver seul, de se connaître soi. »
Jacqueline Kelen, L’esprit de solitude

« Faut-il le répéter ? La liberté de pensée ne se trouve ni à droite ni à gauche ni même dans l’anarchisme. Elle ne loge dans aucune religion, dans aucun système politique ou philosophique, pas plus dans l’athéisme que dans la laïcité. Tout cela représente des robes, des voiles et des attaches et Pensée va toute nue, tel le jeune François d’Assise abandonnant entre les mains de l’évêque les vêtements par lesquels le prélat voulait le retenir afin de le remettre dans le chemin balisé de la droite raison. Or la liberté n’a pas raison mais elle va son allure, impertinente, juvénile, elle déjoue la barbarie comme l’esprit de productivité, l’imposture intellectuelle comme la facilité. Elle est dans ce refus de tout conditionnement et de toute appartenance, elle se trouve dans la ville et dans le désert, elle passe tel un vent dans la forêt, une tempête sur la demeure provisoire. Elle n’a pas de dévots, elle n’a pas de suiveurs mais seulement des relais. On ne voit guère ses progrès dans la conduite des hommes mais elle avance, seule. Elle n’a pas de famille, de clan ni de parti, elle ne regarde jamais son visage et les années glissent sur ses épaules de jeune fille. Elle ne veut rien prendre mais tout dénouer. Elle avance mais on ne la remarque pas : elle est si nue, tandis que les passants sont engoncés dans leurs croyances, dans leurs principes. Elle est nue, elle va son chemin, elle ne requiert nulle acclamation. »
Jacqueline Kelen, L’esprit de solitude

« Face à la situation actuelle du monde, je pense que je vais rester chez moi et dormir. »
Jocho Yamamoto, Hagakuré, cité par Jacqueline Kelen, Du sommeil et autres joies déraisonnables

« Le peu de sympathie que je porte à George Bush ne me donne pas le droit de m’en tenir à quelques quolibets et à quelques slogans. Rien ne m’aurait poussé, par contre, à parler de lui, si je n’avais cru reconnaître, dans une expression particulière de son visage, un état d’âme, une manière d’être qui ne lui sont nullement particulières et que j’ai eu l’occasion d’apercevoir sur les visages de beaucoup de responsables, même s’ils étaient d’un bien moindre acabit. Qu’on observe donc le président américain, juste avant qu’il ne commence son discours, ou juste avant qu’il ne quitte son pupitre de Washington, le torse bombé, les bras comme des boomerangs, d’une allure de jouet mécanique. Dans le regard de cet homme, on voit comme un bref signal, empreint de satisfaction mais aussi de détresse. On le dirait, à cet instant, soulagé de se sentir encore là et terrifié de se savoir dans ce rôle. Comme s’il était à la fois l’écraseur et l’écrasé, l’oppresseur et l’opprimé. Un homme pris dans un étau qui est lui-même. (...) »
Jean Sur, « Un tandem infernal », sur Résurgences

« Si je veux être en sécurité, c’est-à-dire protégé du flux de la vie, je veux être séparé de la vie. Néanmoins, c’est ce véritable sentiment de séparation qui m’empêche de me sentir en sécurité. Etre en sécurité signifie isoler et fortifier le “je”, mais c’est justement la sensation d’être un “je” isolé qui me fait me sentir seul et m’effraie. En d’autres termes, plus je serai en sécurité, plus j’en aurai besoin.
Pour le dire encore plus clairement : le désir de sécurité et le sentiment d’insécurité sont la même chose. Retenir sa respiration revient à perdre son souffle. Une société fondée sur la quête de la sécurité n’est rien d’autre qu’une compétition de rétention de respiration, dans laquelle chacun est aussi tendu qu’un tambour et aussi rouge qu’une betterave.
Nous recherchons cette sécurité en nous fortifiant et en nous enfermant de toutes sortes de manières. Nous voulons nous protéger en étant “exclusif” et “spécial”, nous cherchons à appartenir à l’église la plus sûre, à la meilleure nation, à la plus haute classe, à la bonne coterie et aux gens “comme il faut”. Ces défenses nous divisent, et mènent donc à davantage d’insécurité nécessitant davantage de défenses. Evidemment, tout cela est pétri de la certitude sincère que nous nous comportons bien et vivons de la meilleure manière ; mais cela aussi est une contradiction. »
Alan W. Watts, Eloge de l’insécurité

« Nos plaies ouvertes saignent parce que les gens voient qu’un tas de connards à qui ils ne confieraient même pas un stand de hot-dogs dirigent leurs vies. »
Tim Willocks, Les rois écarlates

« En bien des occasions, [Marcos] se moque sans mesure du gouvernement [mexicain], ainsi lorsqu’en juin 1998, il rompt quatre mois d’un “silence zapatiste” qui avait fait couler beaucoup d’encre en émettant un laconique communiqué qui laisse tout le monde pantois : “yepa, yepa, yepa ! ándale, ándale ! arriba, arriba ! yepa, yepa !” (mais la farce a ses limites, et le jour suivant tombent seize pages d’analyse politique formant la cinquième Déclaration de la Selva). »
Jérôme Baschet, L’étincelle zapatiste

« Tout le monde sait que l’égoïsme de chaque individu, du premier au dernier, dont les droits à l’égoïsme sont garantis par notre Constitution américaine, contient la ruine de notre pays, du monde, de la Terre elle-même. Notre Constitution affirme le droit de détruire le monde, et le monde sera détruit, complètement détruit, et ceux qui resteront dans les ruines seront dévoués, du premier au dernier individu, à eux-mêmes seulement, ne s’inquiéteront que de leur propre survie et, en toute légalité constitutionnelle, ils couperont le dernier arbre restant qui pourrait, si on le sauvait, produire assez de semences pour replanter les forêts du monde entier, ils tueront le dernier couple d’oiseaux qui pourrait, si on l’épargnait, se reproduire en masse pour remplacer tous les oiseaux du monde. La Société, à son apogée dans les inaliénables droits américains à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur, a évolué dans un sens intrinsèquement néfaste à la survie du monde. Tout à fait néfaste, mais telle est la vérité américaine fondamentale universelle : tu es toi et je suis moi, et je suis content que ta pauvreté ne signifie pas que je doive être pauvre, que ta maladie ne signifie pas que je doive être malade, que ta souffrance ne signifie pas que je doive souffrir, que le fait que tu sois noir ou juif ou homo ne signifie pas que je doive être noir ou juif ou homo, que ta mort ne signifie pas que je doive mourir. Je suis très content qu’aux Etats-Unis nous vivions individuellement et mourions individuellement. Si néfaste que ce soit, si destructeur de cette terre sur laquelle nous vivons telle qu’elle est, je suis content que la seule personne dont j’aie à m’inquiéter soit moi. Et cela fait de moi un Américain. »
David Plante, Le Temps de la terreur

« Le rapport au travail ce n’est pas qu’une question de quantité, c’est d’abord le problème de la valeur que la société attribue au travail. (...) Il faut considérer l’enchâssement des différentes visions du travail, qui sont à la base des identités collectives. Les “travailleurs”, c’était une vision de soi en opposition aux non-travailleurs, aux possédants. Du coup, l’activité de chacun individuellement s’inscrivait dans un imaginaire commun quasi religieux : la classe ouvrière rédemptrice. Avec le néolibéralisme, le travailleur a été remplacé par l’entrepreneur. C’est aussi une image messianique. Aux Etats-Unis, elle produit du sens collectif : travail, performance, achievement, où la satisfaction de l’intérêt particulier doit réaliser le bonheur de tous. (...) En Europe, le caractère collectif des représentations du travail a disparu. La société se privatise, il n’existe plus de signifiants partagés. C’est vrai du côté des marxistes comme du côté des libéraux. Pour dire les choses simplement : tout le monde veut du travail mais plus personne n’y croit ; au sens d’une "croyance" pour tous. Le travail est toujours là, de plus en plus central, parce qu’il n’y a rien d’autre. C’est tout. Cela pose la question de statut même des valeurs de l’Europe. Face aux Etats-Unis, on a bien vu l’opposition. Il existe une autre fracture entre l’Europe du Sud, catholique, et l’Europe du Nord, protestante. L’héritage historique de l’Europe du Sud, qui remonte à l’Antiquité, considère que la civilisation c’est le loisir, le temps soustrait à la nécessité et au travail. C’est une valeur centrale, avec l’amitié, et le don. Ce n’est pas le refus de l’activité économique, mais sa subordination à ces exigences. »
Alain Caillé, professeur de sociologie à Paris X-Nanterre, directeur de la Revue du Mauss (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), dont le dernier numéro s’intitule « Le travail est-il (bien) naturel ? », Libération, 14 décembre 2001

« Dans la tragédie, il y a la grande discussion, et ensuite le mot “fin” ; puis un dieu apparaît, qui met un terme au conflit, qui tranche, qui décide. Mais on ne peut décider là où l’espace n’est pas défini, là où les frontières ne sont pas établies. Le drame contemporain - et Beckett (ou Ionesco d’une autre manière) l’a compris mieux que quiconque - est celui de la parole interminable ; un déplacement, une attente, une avancée, sans Dieu... le grand thème d’En attendant Godot. Le deus ex machina - qui résout - ne vient pas. Parce qu’il n’y a pas d’espace ! Dans quel espace voulez-vous qu’ils soient ? Où sont-ils ? Où est l’Agora ? Où est le Temple ? Où est le Tribunal où l’on pourrait décider ?... Parce que c’est bel et bien là que l’on décidait. Dans ce Temple, dans ce Tribunal, dans cette Agora ; c’est là que l’on assumait les décisions, à travers le conflit des paroles, on parvenait à une décision.
A travers le conflit de nos paroles contemporaines, à quelle décision peut-on parvenir ? Ce n’est pas à New York, ce n’est même pas à Paris que l’on peut décider. Qui décide ? Où les paroles ont-elles une fin ? Où met-on un terme aux paroles ? Où parvient-on à établir la conclusion du drame ? Qui sont les protagonistes du drame ? En cela, le théâtre contemporain est précisément la négation du théâtre tragique classique. »
Massimo Cacciari, philosophe et ex-maire de Venise, entretien avec Yan Ciret, in Chroniques de la scène monde

« Fallengott : La monnaie est instable.
Léopold : La monnaie est toujours instable.
Fallengott : Pas à ce point-là.
Léopold : La monnaie et son instabilité me rendent malade. Je me dérobe devant l’idée qu’une seule existence, même celle d’un chien ou d’un pigeon, puisse être corrompue par la monnaie et ses cabrioles. Faites pendre la monnaie dans les arbres.
Fallengott : Au point où on en est... Elle est tellement inutile.
Léopold : J’ai le sentiment que le système monétaire a trouvé en toi un ami.
Fallengott : Pas du tout, mais -
Léopold : ÇA SUFFIT D’ETRE A GENOUX DEVANT LA MONNAIE, c’est un spectacle abject. »
Howard Barker, Les Européens - Combats pour l’amour

« Tout ce qui agit est cruel. »
Antonin Artaud

« La dernière partie de l’exposition, dramatique, soulève la question des rapports de la pensée utopique avec l’exercice du pouvoir. La dernière salle, consacrée aux années 60 et au thème “Changer la vie”, montre que certaines tendances utopiques peuvent transformer la vie sans passer par le pouvoir politique. Je pense que c’est la leçon du stalinisme et du nazisme : l’utopie est légitime tant qu’elle se tient à l’écart de l’exercice du pouvoir. Le philosophe Paul Ricœur explique bien, dans un entretien diffusé en fin de parcours, qu’un projet utopique se transforme en cauchemar dès lors qu’il devient outil de légitimation d’un pouvoir qui prétend la mettre en œuvre. Il dit joliment que l’utopie doit toujours être quelque part en exil. C’est pour cela que Thomas More avait raison de la mettre “nulle part” et d’user d’une formule assez énigmatique à la fin de son livre : il dit qu’il vaut mieux espérer l’utopie que la souhaiter. »
Roland Schaer, commissaire de l’exposition « Utopie, la quête de la société idéale en Occident », Libération, 4 avril 2000

« Comment décrire mieux le rapport que je perçois entre la politique, l’amour et le cinéma ? C’est le mot “arrachement” qui me vient à l’esprit. Un arrachement à ce qui est. Arrachement et incarnation. Il n’y avait rien, il y a quelque chose. Il y avait la répétition, l’idéologie dominante, la solitude. Il y a de l’invention, de l’amitié, des mots qui se comprennent, des gestes qui se répondent. On sent bien que dans une grève, dans un mouvement social, circule à certains moments quelque chose de l’amour. On s’en souvient longtemps. »
Dominique Cabrera à propos de son film Nadia et les Hippopotames, Rouge, 23 mars 2000

« - On a souvent parlé de l’utopie du Théâtre du Soleil. Cette utopie peut-elle rester la même depuis trente-cinq ans ? Peut-elle rester la même quand la société a tellement changé, des années 1960-1970 à l’an 2000 ? A. M. : Quant à moi, je ne parle jamais de l’utopie du Théâtre du Soleil. Pour vous qu’est-ce que cette utopie ?
- La troupe, un théâtre marginal par rapport à l’institution, un rapport privilégié à un large public, le partage...
- Je préfère parler de rêve de théâtre, et il me semble que plus un rêve est vrai, plus il résiste. Qu’est-ce que serait un rêve qui meurt au premier coup ? Quand, en 1964, j’ai dit que je voulais monter une compagnie théâtrale, un homme très gentil et honnête m’a répondu : “Si tu n’as pas d’argent, c’est inutile d’essayer !” Le rêve aurait pu s’arrêter là ! Aujourd’hui, après trente-cinq ans, le rêve est peut-être cabossé, ou plutôt patiné, culotté, comme on le dit d’une pipe, mais il est bien là et il fonctionne toujours. Plus un rêve est battu en brèche, plus il est difficile, plus il a de chance d’être travaillé et de devenir cohérent. S’il s’effondre au moindre choc, ce n’était pas vraiment un rêve important. »
Ariane Mnouchkine, entretien avec Sylviane Bernard-Gresh, Regards, novembre 1999

« L’erreur fondamentale des avocats de la mondialisation est qu’ils sont animés par une foi aveugle dans le rôle central du marché, alors que celui-ci n’est en réalité qu’une institution dérivée. Ils croient que le commerce précède la culture, et que le simple développement des échanges internationaux crée les conditions d’un développement social bénéfique pour les populations... La réalité est qu’on n’a jamais vu de marchés se mettre en place et une économie fonctionner là où il n’y a pas au préalable une culture tissée d’échanges sociaux et de valeurs communes. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à voir ce qui se passe en Russie où on a créé une économie de marché qui est un échec parce que le communisme y a détruit le secteur social et les valeurs culturelles qui créent la confiance sans laquelle il ne peut y avoir d’échanges. »
Jeremy Rifkin à Libération, 29 novembre 1999

« Joyeux libertaires qui me sommez d’être autonome, vous vitupérez l’autorité mais vous ne cessez de vous contraindre, vous célébrez la paresse mais vous avez honte de ne rien faire pour la révolution. Votre haine de la marchandise abrite une haine plus profonde, celle qui vous atteint à vous voir, dans le miroir de la vie absente, de plus en plus semblables à ce que vous combattez. Ce qui vous intéresse dans la lutte finale, c’est d’en finir avec vous-mêmes. Le refus de la société dominante est devenu aussi ennuyeux et contraignant que son acceptation parce que l’une et l’autre attitudes obéissent au même maître. Curés du négatif, héros de la pureté radicale, le vieux monde se perd désormais très bien tout seul. Puisque la marchandise progresse en se niant, elle s’engraisse d’autant mieux de vos critiques qu’elles découlent la plupart du temps de vos propres réflexes économiques : contrainte du paraître, travail de la volonté de puissance, culpabilité du règlement de compte, défoulement du manque à vivre. »
Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs

« Pourquoi les voitures assemblées en Palestine n’ont-elles que deux vitesses ? Parce qu’avant de pouvoir passer la troisième on a déjà atteint le check-point israélien. »
Blague palestinienne rapportée par Le Monde, mars 1995

« Lorsque le candidat s’avance à la tribune, plusieurs bandes se mêlent dans des hurlements. “Des visas, des visas. Si tu nous donnes des visas et un bateau pour foutre le camp, nous voterons pour toi. Garde le pays et l’argent que tu nous as volé, mais délivre-nous.” (...) Un autre groupe crie : “Au moins, jette-nous des cigarettes !” (...) L’un d’eux porte sous le bras la tête d’un mannequin de devanture, auquel il a mis des lunettes de soleil. De temps en temps, il l’attrape par les cheveux et embrasse sa bouche, barbouillée au marqueur rouge en susurrant : “Chérie, chérie”. Quelqu’un dit que Bouteflika a fini de parler et quitté la tribune. “Déjà ? C’était vraiment une belle journée.” »
Florence Aubenas, reportage en Algérie pendant la campagne présidentielle, Libération, 13 avril 1999

« C’est la “Nuit des lycéens” [sur Canal Jimmy]. Une vingtaine, de Nîmes, de Paris, de partout. Ils livrent leurs doutes, leurs envies. Le papotage est aimablement mené. Jusqu’à l’intervention d’Ophélie. Ophélie et son reportage sur le CLE, collège et lycée expérimental à Caen, son lycée. Un établissement où l’on tente l’autogestion, où les cours d’histoire-géo sur le Japon sont complétés par des séances d’art floral japonais.
Le reportage fini, c’est la ruée. “Tu crois que c’est en faisant des bouquets japonais que tu vas réussir dans la vie ? Et puis d’abord combien y a de réussite au bac à ton lycée, hein ?” Etc.
Ophélie tente d’expliquer que, justement, le bac, ce n’est pas sa vie. Qu’elle s’enfonçait dans l’échec scolaire. Jusqu’à ce lycée, où elle apprend avec plaisir. Rien n’y fait.
On est là pour travailler, pas pour s’amuser”, jappe une brunette. Son bonheur, dit-elle, est d’avoir un prof de maths qui répète : “Vous êtes des cons.” “ça me motive pour travailler”, assure-t-elle.
Ils régurgitent le discours parental. Bosse, et ferme-la. Tu l’ouvriras quand tu seras devenu cadre sup’, tu seras exploiteur si tu ne veux pas être exploité.
Le plus beau viendra d’un grand gaillard, faussement pacificateur. “Ophélie, des lycées comme le tien, je suis d’accord pour qu’il y en ait, mais plus tard, une fois que la société aura changé.” L’inverse ne lui viendrait pas à l’idée. (...) »
Anne Kerloc’h, Charlie Hebdo, 28 octobre 1998

« Car ce ne sont pas les jeunes filles voilées qui remettent en cause l’école républicaine, mais tout un ensemble de faits qui en révèlent la crise. (...) L’enseignement qu’elle diffuse témoigne d’ailleurs d’une version étroitement nationalitaire du républicanisme. Si, pour de nombreux jeunes de culture musulmane, l’islam apparaît comme le seul pôle d’identification possible, c’est sans doute aussi parce que l’école ignore, par exemple, à peu près complètement les auteurs francophones qui ne sont pas français “de souche”. S’ils trouvaient dans leurs livres de classe, à côté des textes de Giono et de Camus, des extraits de Césaire ou de Kateb Yacine, ces jeunes se sentiraient valorisés. En outre, ces auteurs pourraient, au même titre que les écrivains français de souche, leur transmettre la notion d’universel. »
Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le foulard et la République

« La seule préoccupation des politiques, c’est le Front national. Mais, pour nous, c’est pas le problème majeur. Nous le problème, c’est la vie qui nous est faite, à nous et à nos parents. C’est contre ça qu’on veut lutter. Si les politiques veulent vraiment lutter contre le Front national, qu’ils viennent le faire avec nous. Pour l’instant, ils affrontent le Front national avec ses idées et contre nous. Pourquoi vous voulez qu’on se batte avec eux ? »
Madani, du quartier Valdegour à Nîmes, reportage d’Olivier Bertrand, Libération, 27 octobre 1998

« L’espoir sera permis lorsqu’on cessera de parler de volonté populaire (dont je ne me suis jamais revendiqué) et qu’on évoquera le désir de chacun. (Je ne suis moi-même qu’un “chacun”.) Et lorsque chacun ira au monde avec sa propre subjectivité, en prenant ses distances avec le troupeau. Car seuls les troupeaux vont à l’abattoir. »
Y.B., Comme il a dit lui, chroniques [au vitriol] d’Algérie

« Trop de tendances massives semblent aller à l’encontre de l’émancipation. Malgré tout, la fin des centres n’est peut-être pas une apocalypse. Il faudrait y chercher au contraire les chances inattendues d’inventer des mondes parallèles. Certes, les risques ne sont pas minces de voir apparaître, effondrement monétaire et périls écologiques aidant, une inhumanité chaotique et terrible. Malgré tout, on peut espérer que naissent, sur les bords de gouffre, des individus hybrides et libres, capables de bonheurs incontrôlables. Des gens qui se trouveraient d’autant mieux qu’ils auraient accepté, dans leur propre tête, de ne pas être au centre d’eux-mêmes. »
« La fin des centres », chronique de Roger-Pol Droit consacrée au livre La Société en réseaux de Manuel Castells, Le Monde, 30 janvier 1998

« Contre le mur d’une poste de Sarajevo apparut un jour l’inscription : “Ici, c’est la Serbie” ; le lendemain, on pouvait lire : “Non, c’est la poste.” »
Raconté par Zlatko Dizdarevic, ancien rédacteur en chef d’Oslobodenje

« Berlusconi ? Il a dit : “Dans la vie, je veux être Premier ministre ou rien.” Et il a réussi à être les deux en même temps ! »
Roberto Benigni

« En dévastant le droit du travail et en contraignant un nombre croissant d’individus à l’inactivité et à la sous-activité, le capitalisme contemporain crée des non-citoyens et des sous-citoyens dont la multiplication vide de son contenu la notion même de vie collective. Au rythme où va la déréglementation du travail, celle-ci risque bientôt de n’être plus qu’une coquille vide de sens, alors même que la démocratie est déjà rongée de l’intérieur par la privatisation des individus, selon l’expression de Cornelius Castoriadis, cette maladie moderne où la boulimie de désirs éphémères ôte aux citoyens tout esprit critique, pour les faire sombrer dans le plus puéril des conformismes. »
Editorial du no2 de L’insoumis, janvier 1998

« Celles et ceux qu’on a pris l’habitude de désigner comme les “exclus” (...) sont presque toujours aussi des exclus de la parole et de l’action collective. Que se passe-t-il lorsque au bout de plusieurs années d’efforts isolés et apparemment désespérés de quelques militants, nécessairement minoritaires, une action collective parvient enfin à briser le mur d’indifférence médiatique et politique ? D’abord, le risible affolement et la hargne à peine dissimulée de certains professionnels de la parole, journalistes, syndicalistes et hommes ou femmes politiques, qui n’ont vu dans ces manifestations de chômeurs qu’une remise en question intolérable de leurs intérêts de leurs intérêts boutiquiers, de leur monopole de la parole autorisée sur l’“exclusion” et le “drame national du chômage”. »
Pierre Bourdieu, Frédéric Lebaron et Gérard Mauger, Le Monde, 17 janvier 1998

« Comme beaucoup de Bosniaques d’origine, Marko Vesovic évoque avec nostalgie les règles et les traditions qui, pendant des siècles, ont garanti la coexistence quotidienne entre les différentes communautés. Les mères serbes et croates qui interdisaient à leurs enfants de manger dans la rue pendant la période du Ramadan. Les fêtes de Noël que catholiques et orthodoxes célébraient deux fois, aux dates de leurs calendriers respectifs. Et le baïram musulman auquel tout le monde était invité, sans distinction ethnique. En Bosnie, un mot d’origine turque désigne l’ensemble de ces règles de bon voisinage : le komsiluk. »
Michel Audétat, « Bosnie, notre rêve se meurt », L’Hebdo (Lausanne), 12 septembre 1996

« L’obédience que justifiait hier la crainte des dieux, les lois du marché, auxquelles ils ont cédé la place, l’exigent aujourd’hui des peuples avec la même fermeté. Nous sommes confits en dépendance, et d’aller seuls nous effraie davantage que de ne trouver d’autre appui qu’en ce qui branle. »
Raoul Vaneigem, Nous qui désirons sans fin

« Celui qui sert une révolution laboure la mer. »
Simon Bolivar

« Transformation du souci en souci de la transformation »
Prescription de la Compagnie Lubat, « Le vote des artistes », Les Inrockuptibles, 28 mai 1997

« Pour lui, la vie était au comble de la fausseté sous sa forme globale et collective - le Tout est toujours le contraire du vrai, dit-il un jour - ce qui, poursuivait-il, donne toute sa valeur à la subjectivité, à la conscience individuelle, à ce qui peut échapper au carcan d’une société entièrement administrée. »
Edward W. Saïd parlant de Theodor Wiesengrund Adorno, Des intellectuels et du pouvoir

« L’intellectuel n’est pas une statue, mais une vocation individuelle, une énergie, une force obstinée engagée sous les traits d’une voix reconnaissable et impliquée dans la langue et dans la société, une voix destinée à éclairer et à soulever les questions liées aux enjeux de l’émancipation ou de la liberté. »
Edward W. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir

« Aujourd’hui, “utopie”, pour moi, ça veut dire aussi hors de l’histoire. L’histoire, aujourd’hui, c’est l’Europe, la mondialisation, la centralisation. Mon utopie, c’est de dire : laissons les gens vivre au niveau du sol, comme disait Fernand Braudel. La cour [filmée dans Marius et Jeannette] c’est le niveau du sol. Je pense qu’il faut que soient préservés des pans entiers du monde à l’écart du mouvement précipité de l’histoire. Que des gens vivent en marge, dans le bon sens du terme. Je me souviens que Braudel disait que l’écart entre les chiffres officiels de la production de chaussures à Milan et les chiffres réels prouvait la bonne santé de la société italienne. Pour lui, c’était la preuve que le niveau du sol fonctionnait, et au niveau du sol les gens sont heureux. Contrairement au discours misérabiliste qui se lamente sur "ceux que la prospérité économique laisse au bord du chemin", je pense qu’on peut être très heureux au bord du chemin. A condition de n’y être pas seul et de faire bloc. »
Robert Guédiguian, Première, décembre 1997

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Périphéries, janvier 2007
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