Périphéries

A la Parole Errante (Montreuil), « Les Voyages de Don Quichotte »

« Le geste même de la résistance »

Pour se rendre à La Parole Errante, à Montreuil, on passe devant un centre commercial, puis on traverse la route devant la station Midas, avant de bifurquer dans la petite rue François-Debergue. On entre alors dans l’univers d’Armand Gatti, tissé de correspondances souterraines qui transcendent le temps et les apparences et qui révèlent le sens caché des choses. Ainsi, le paysage urbain prosaïque qu’on vient de traverser n’est pas le Montreuil du dramaturge, celui qu’il connaît et donne à voir. A la place du hangar de La Parole Errante s’élevaient autrefois les studios de Méliès, dont le souvenir est soigneusement entretenu. Il reste encore quelques vestiges de ce qui fut la maison du cinéaste, ainsi qu’un platane planté à l’époque de la Commune, qu’on aperçoit dans l’un des films du maître, Le Voyage dans la lune (1902) - pour l’abattre, il faudrait passer sur le corps de Gatti. Chez lui, ce sont toujours les arbres qui relient, qui portent la mémoire ; en octobre 2000, il rendait hommage par ces mots aux fusillés de Chateaubriant :

« En cet anniversaire du 22 octobre 1941, il n’y aura pas que leurs voix. Il y aura celles d’arbres qu’on va planter, parc des Beaumonts, avec les oiseaux de Montreuil, en conciliabule tout autour. Et pour qu’ils soient entendus par tous les combats que l’homme s’invente, les voix de tout ce qui vit, aime, fait de la joie, et du chant, sa croyance
vous serez épicycles, c’est-à-dire cercles dont le centre décrit un autre cercle, et sur lequel une planète se déplace.
(...)
Chantez marronniers de Montreuil
La lumière des étoiles n’est pas seulement sur vous
Elle est avec vous
faite de simples noms propres
qui, à peine lus, deviennent, depuis l’automne des otages que vous avez été,
les caractères les plus vibrants et les plus fraternels
de toute une conception
de l’homme
de l’Autre
 »

On retrouve les visages des fusillés de Chateaubriant parmi tous ceux réunis dans l’exposition Les Voyages de Don Quichotte, conçue par le fils du poète, le réalisateur Stéphane Gatti, et présentée en juin à Montreuil. Des alcôves en bois garnies de textes et de photos sont consacrées à toutes ces grandes figures qui peuplent l’œuvre de Gatti, résistants de toutes les latitudes et de toutes les époques, compagnons de route en chair et en os ou références mythiques : Buenaventura Durutti, Antonio Gramsci, Georges Bataille, Rosa Luxembourg, Kateb Yacine, Nestor Makhno, Jean Cavaillès, Camillo Torres, Rogelia Cruz...

Si leur présence était nécessaire, c’est parce que l’équipe de La Parole Errante, en collaboration avec l’Association française d’astronomie, réfléchit depuis quelque temps à la réhabilitation de son hangar, dont elle compte faire une véritable « université du pauvre ». L’exposition matérialise la réflexion menée autour de ces travaux, en déclinant les diverses facettes du lieu à venir : Le lieu comme compagnonnage, Le lieu comme inventaire des soulèvements, Le lieu comme colonne libertaire, Le lieu comme territoire libéré, Le lieu comme observatoire des étoiles, Le lieu comme bibliothèque... A Toulouse, Gatti avait baptisé son espace de travail « l’Archéoptéryx ». Il le voulait à l’image de cet animal à la fois mammifère, reptile, oiseau, « au carrefour de tous les ordres de la création, de tous les possibles de la vie ». « C’est comme si l’univers, commente-t-il dans le catalogue de l’exposition, voulant se donner une expression, avait cumulé toutes ces possibilités dans cet animal : l’eau, l’air, la terre. »

La conquête
d’une conscience supérieure

L’« université du pauvre », on y est déjà. Le terme n’est pas à entendre au rabais - au contraire ! Le savoir de Gatti n’est pas celui des pédants qui cherchent à en faire un moyen de s’élever au-dessus du commun des mortels. Il est celui qui, à force de travail et de réflexion, réenchante le monde en construisant, ou en révélant, la cohérence cachée de la destinée humaine. Au cours de sa vie mouvementée, Gatti n’a pas cessé d’effectuer ces allers-retours entre l’action et les livres, puisant dans l’une de quoi ordonner les autres, et vice-versa. Il a entrelacé tout au long de sa vie les mythes et les récits avec les combats, produisant à chaque fois une plus grande densité de sens, au fur et à mesure qu’il progressait dans sa trajectoire tant savante que résistante - des maquis du Guatemala à la guérilla urbaine d’Irlande du Nord ou aux banlieues ouvrières françaises.

Sa soif de mots, son rapport gourmand à la connaissance remontent à l’adolescence et aux délices que lui procurait alors, à lui le fils de balayeur, son abonnement à la bibliothèque municipale de Monaco : « Je me souviens que je lisais l’encyclopédie comme si c’était un roman ! Les événements ont fait que je n’ai pas pu aller jusqu’au bout, mais je suis quand même allé de la lettre A jusqu’à la lettre G : je n’y ai pas trouvé Gatti, mais cette lettre m’a beaucoup souri pendant longtemps. J’avais en quelque sorte parcouru les initiales. »

Dans l’exposition, on trouve ces mots qu’écrivait Gramsci en 1916 dans le journal Il grido del popolo : « Il faut perdre l’habitude et cesser de concevoir la culture comme un savoir encyclopédique vis-à-vis duquel l’homme fait seulement figure de récipient à remplir et bourrer de données empiriques, de faits bruts et isolés, qu’il devra classer soigneusement dans les colonnes d’un dictionnaire, afin d’être en mesure, en toutes occasions, de répondre aux diverses sollicitations du monde extérieur. (...) Mais ceci n’est pas de la culture, ceci est de la pédanterie, ce n’est pas de l’intelligence, c’est de l’intellectualisme, et on a bien raison de réagir en s’y opposant. La culture est une chose bien différente. Elle est organisation, discipline du véritable moi intérieur ; elle est prise de possession de sa propre personnalité, elle est conquête d’une conscience supérieure grâce à laquelle chacun réussit à comprendre sa propre valeur historique, sa propre fonction dans la vie, ses propres droits et devoirs... »

Ici, on se rassasie de visages et de textes, on glane des questions et des réponses, on collectionne des éclats de beauté. Gatti rend toutes ses dimensions à un réel réduit à une peau de chagrin, il ranime les êtres et les choses, les remet en circulation pour leur rendre leur dimension cosmique et arracher les hommes à leur impuissance. Sur les panneaux de l’exposition, le texte se donne à lire en caractères bien serrés sur de grandes affiches, entre deux photos, deux portraits. Heureusement qu’on peut repartir avec le catalogue sous le bras, parce qu’il faudrait se laisser enfermer dans le hangar plusieurs jours pour espérer tout lire. Mais ce n’est certainement pas l’envie qui manque. Prix Albert-Londres en 1954, Gatti se ferait aujourd’hui recaler à l’entrée des écoles de journalisme : ne sait pas faire court !

Non, il ne sait pas faire court, et on lui est infiniment reconnaissant de cet aplomb qu’il manifeste dans la profusion et la générosité - quand il parle, les mots se bousculent, ils se déversent en torrents impétueux, irrépressibles. On peut aussi écouter des enregistrements d’entretiens avec des gens comme Toni Negri ou Miguel Benasayag. L’éclairage des petites guirlandes électriques renforce le sentiment que tous ces beaux visages immenses, en noir et blanc, au regard habité, sont des étoiles, des étoiles magnifiques dont le poète fait tout pour que, longtemps après leur disparition, elles continuent à briller. « L’agonie d’une étoile », c’est d’ailleurs ainsi qu’il aime à définir l’existence humaine.

Pourquoi avoir placé l’exposition sous le signe de Don Quichotte ? Parce que « Donqui » était le surnom de Gatti au maquis ; parce qu’il s’agit, selon le sous-commandant Marcos, du « plus grand livre politique jamais écrit ». Le seul nom de Don Quichotte sonne comme une réhabilitation nécessaire. Combien sont-ils, ici, à appartenir au camp des perdants ? Tant de disparus ringardisés ou criminalisés dans leur combat, dans leurs convictions, dans ce pour quoi ils sont morts, par l’échec déclaré des révoltes et des révolutions à la surface du globe. Gatti fait revivre des hommes et des femmes qui ont vu juste, et dont on a tenté d’effacer jusqu’au souvenir - soit dans le camp adverse, soit dans leur propre camp.

Il y a Jean Cavaillès, le professeur de logique et résistant fusillé par les nazis à Arras et enterré sous le matricule de « l’inconnu numéro cinq » - matricule dont Gatti a fait un étendard, lors de plusieurs spectacles montés autour de Cavaillès. Il y a Nestor Makhno, qui, en Ukraine, de 1917 à 1921, prit la tête d’un mouvement d’insurrection paysanne qui représentait une alternative « en mots et en actes » à la dictature du prolétariat au pouvoir à Moscou ; Makhno qui, arrivé au terme d’un chemin que tant d’autres ne parcourraient que cinquante ans après lui - et encore : s’ils le parcouraient un jour -, jetait sur le papier cette conclusion d’une incroyable clairvoyance :

« Je me persuadais de plus en plus profondément (...) qu’appliquer mécaniquement, en adaptant des stratégies mais ne remettant en cause aucun des fondements, des formes mises en place depuis des dizaines d’années était la voie la plus sûre pour prendre un pouvoir - l’appellerait-on ouvrier ou prolétaire - mais en aucun cas pour avancer sur cette voie - jamais encore explorée : créer non une nouvelle forme de pouvoir mais une nouvelle forme d’organisation sociale. Ce n’est pas le peuple qui jouit de la liberté mais les partis politiques. Et ainsi le peuple n’est bon qu’à écouter ce que les gouvernants lui disent. Ce qui change, c’est que maintenant son nom est cité. »


« Notre utopie,
c’est la bibliothèque
et c’est pour cette utopie-là
que nous nous battons »

Perdants aussi, les jeunes Allemands de la Rose Blanche, « isolés, minoritaires, quasi invisibles », comme tous les mouvements d’opposition au nazisme dans leur pays. « De là à “expliquer” l’absence d’efficacité réelle de cette résistance, sa vanité, lit-on dans le catalogue de l’exposition, il n’y a qu’un pas que le discours historique, dans son souci d’objectivité, franchit aisément. Et manque alors le geste même de la résistance. » Constitué de cinq étudiants - Sophie et Hans Scholl, Christoph Probst, Alexander Schmorell, Willi Graf - et d’un professeur - Kurt Huber -, le réseau de la Rose Blanche résistait en distribuant des tracts sur lesquels étaient reproduits des passages de grandes œuvres littéraires.

« Au lieu d’établir leur idéologie sur les idées politiques en cours, dans les discours ou les affrontements, ils sont allés chercher beaucoup plus loin et ont fondé leur philosophie sur la bibliothèque. “Notre utopie c’est la bibliothèque, est c’est pour cette utopie-là que nous nous battons” : une résistance sans armes. C’est tout le problème des mouvements de résistance : résister mais comment ? A partir du moment où l’on emploie les armes, on entre dans le langage des autres et c’en est fini. Ils avaient trouvé le moyen de ne pas entrer dans le langage de l’autre : ils cherchaient un livre dans une bibliothèque - Goethe, Schiller, Novalis, Aristote, Lao Tseu...- pour y trouver une phrase, un écrit qui correspondait exactement à la lutte contre Hitler. Et ils en faisaient des tracts, distribués et affichés dans la ville. (...) La culture, le livre, le langage, comme simples possibilités d’une prise de distance avec ce qui est, suffisaient déjà à dessiner pour ces “étudiants-résistants” une région habitable. Jusqu’au risque assumé d’une mort précoce. »

Aperçus par un concierge en train de jeter des tracts du haut du deuxième étage donnant sur le hall de l’université de Munich, Hans et Sophie Scholl sont arrêtés en février 1943. Ils seront guillotinés, ainsi que Kurt Huber, Alexander Schmorell et Willi Graf.

« Ils avaient des problèmes très durs,
lorsque sur le front en pleine bataille
les braves disaient :
“On est tous syndiqués, il est six heures,
le travail est fini”, et ils rentraient. »
A propos de la colonne Durutti

De tous les hommes et les femmes présents, on pourrait dire, comme Gatti l’écrit à propos des prisonniers de Chateaubriant : « Leurs noms n’appartiennent pas aux mirages gratuits, mais aux miracles nécessaires. » Ce que révèle l’exposition, c’est que prendre en compte les idées et les convictions intimes autour desquels tous ces mouvements étaient lovés, considérer leur profonde cohérence interne, au lieu de les juger au résultat, c’est assurer la transmission du message essentiel dont ils étaient porteurs. C’est extraire d’eux comme une perle inaltérable. Et c’est aussi, en les donnant à comprendre tout à fait autrement que comme des tentatives avortées ou de dérisoires soubresauts, changer radicalement leur portée. Quel sens cela a-t-il de juger une résistance à l’aune de son « efficacité » ? Les régimes socialistes, qui raisonnaient en ces termes - pas d’omelette sans casser des œufs, la fin justifie les moyens -, ont imposé des aujourd’hui qui pleuraient au nom de lendemains qui n’ont jamais chanté. « La fin est dans les moyens », martèlent ceux qui répugnent à juger les résistances selon la sinistre grille de l’efficacité.

Cela, la colonne Durutti, pendant la guerre d’Espagne, en donne une illustration parfaite. La fin - une société nouvelle - était bien présente dans les moyens - une armée : « Ils n’étaient pas organisés comme une armée, mais fonctionnaient, au contraire, comme une petite société, une communauté avec les femmes et les enfants, avec un théâtre, un cinéma... Autrement dit, cette colonne c’était l’ensemble de la vie sociale qui se déplaçait : une communauté combattante en mouvement », écrit Stéphane Gatti.

« Durutti a remis en cause la façon dont les Républicains faisaient la guerre parce que se battre avec les mêmes armes, c’était déjà collaborer avec l’ennemi, raconte Gatti. Se battre avec une arme, c’était la négation même de l’anarchisme. Il n’y avait qu’une guerre possible, c’était la guérilla, et non la guerre classique sur le front. D’autant qu’ils avaient des problèmes très durs, lorsque sur le front en pleine bataille les braves disaient : “on est tous syndiqués, il est six heures, le travail est fini” et ils rentraient. Evidemment, la tranchée était prise une heure après par les ennemis qui eux n’avaient pas de problèmes syndicaux à régler en cours de bataille. (...) Idéologiquement, ils n’étaient pas faits pour la guerre. (...) Mais ce sont les seuls qui aient maintenu l’idée libertaire jusqu’au bout. »

Autre communauté : celle formée par les prisonniers politiques (communistes) du camp de Chateaubriant. « La première métamorphose est celle-là : celle d’un misérable camp en “une ruche bourdonnante de vie, une véritable université” (Fernand Grenier, Ceux de Châteaubriant). Des cours de langue (le français, mais aussi l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le russe), de géométrie, d’algèbre et de sténographie sont en effet dispensés et assidûment suivis par chacun ; une bibliothèque est même constituée. La musique, à travers les cours de solfège et l’existence de deux chorales, les travaux d’embellissement du camp grâce au jardinage, et les activités sportives participent aussi à la reconstruction d’une communauté repoussant énergiquement les contraintes de l’internement. A travers le partage du savoir (Aragon : “Ils faisaient des cours pour mettre en commun le savoir particulier de chacun”), tentative de penser le plus possible ensemble. A travers l’échange, libération de la puissance de chacun. »

En octobre 1941, pour venger l’assassinat d’un officier allemand abattu à une cinquantaine de kilomètres du camp, dix-neuf otages sont désignés parmi les prisonniers pour être fusillés. Sur la liste figure Guy Môquet, lycéen de dix-sept ans. Mais aussi Jean-Pierre Timbaud, dit « Tintin », leader charismatique de la CGT des métallos parisiens. Comme il est l’homme de confiance des détenus, le commandant du camp se propose de l’épargner. Timbaud, indigné : « Ça va pas les méninges ? J’ai été désigné. Je serai avec mes frérots jusqu’au bout. » L’exposition donne à lire les derniers messages, bouleversants, des otages à leur famille et à leurs compagnes. Au moment de l’exécution, Timbaud crie : « Vive le communisme allemand ! »

Gramsci :
la bibliothèque comme possibilité
de « reconstruire
une intuition unifiée de la vie »


En prison à l’île d’Ustica, où ils sont trente militants politiques, Gramsci connaît brièvement le même genre d’expérience : ensemble, fidèles à l’idée que, selon les mots de Stéphane Gatti, « le temps, ici, comme ailleurs, doit s’approprier avec toute l’énergie et la conscience dont on est capable », les détenus créent une véritable « université en prison » ; mais une université qui dispense en fait des cours de tous les niveaux, en partant du primaire. « Grâce à l’école qui est aussi fréquentée par quelques fonctionnaires et quelques habitants de l’île, nous avons évité les dangers de démoralisation qui sont très grands », écrit Gramsci dans une lettre à un ami en 1927. Arrêté en 1926, le chef du parti communiste italien a été condamné à vingt ans de prison (« Il faut empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans », dit le ministère public lors de son procès). Il ne reste qu’un an à Ustica, avant d’être confiné au relatif isolement d’une nouvelle prison, où il rédigera les milliers de pages des Cahiers et des Lettres de Prison. Le catalogue des Voyages de Don Quichotte consacre de nombreuses pages à Gramsci et à son activité en prison, tant son rapport à la connaissance est passionnant :

« L’invention et l’élargissement progressif de son regard, l’ajustement tendu de sa conscience à un monde qu’il percevait “si grand et si terrible” ont toujours suivi le rythme d’arrivée des livres. (...) La dialectique de l’écriture et de la lecture (le corps à corps avec les livres doublant intimement le tutoiement de l’homme avec lui-même) est mise en route. (...) Ce cercle du livre et de l’existence est vital pour Gramsci : il contient tout, à la façon dont une bibliothèque contient tout le dicible. D’où cette obsession, manifeste dans l’ensemble des écrits, de recomposer une “bibliothèque raisonnée”, comme possibilité de reconstruire une intuition unifiée de la vie, là où la prison morcelle chacune de ses dimensions. Possibilité d’une manifestation cohérente de la réalité, comme d’une organisation cohérente de la pensée.

Car cette “bibliothèque raisonnée” n’est pas seulement la liste des livres utiles à son travail, mais celle, bien plus vaste, où sa connaissance, sa mémoire et son imagination de la réalité reposent, de l’autre côté des murs de la prison. C’est d’abord la bibliothèque de la prison (où Gramsci empruntait jusqu’à huit livres par semaine), bibliothèque “matérielle”, “tangible” qui s’écarte pourtant encore si peu de la condition carcérale. Puis la bibliothèque “remémorée”, celle qui comprend les livres lus pendant les années de jeunesse à Ghilarza, pendant les années turinoises et durant la brève période d’Ustica. Et c’est encore la bibliothèque imaginée des livres à commander à la librairie (livres qu’il faut lire, livres de la promesse), ou bien celle des livres seulement aperçus à travers les commentaires qu’en font les amis. L’ensemble de ces bibliothèques dessine l’ombre de cette bibliothèque “raisonnée”, “idéale”, conquise sur la hasard et la contrainte et qui permet à Gramsci d’adhérer encore “pratiquement” à la vie, de la recréer incessamment par l’éducation et la construction continues de soi. Unité vivante et active d’un rapport au monde dont Gramsci n’abandonnera jamais l’exigence, et dont la bibliothèque (à venir) fournit sans doute la métaphore la plus exacte.

(...) Gramsci, c’est un arc tendu entre l’ensemble des activités humaines, un pont tendu par-delà les spécialités et les spécificités mutilantes. Son parcours de vie, des conseils ouvriers de Turin jusqu’à l’expérience de l’emprisonnement d’où sont sorties les milliers de pages des Cahiers et des Lettres de Prison, incarne cette tension entre une résistance individuelle fondée sur l’étude et la tentative de trouver des formes collectives de dépassement. Une tension entre le dialogue vivant, plein des autres, et l’écriture, solitude peuplée. » (Stéphane Gatti)

Mona Chollet

Carnet d’exposition.

A lire aussi dans Périphéries :
* Portrait d’Armand Gatti (novembre 1998).

Dans L’Interdit (octobre 2001), un reportage sur l’atelier de sérigraphie de Stéphane Gatti à la maison d’arrêt de Villepinte.

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Utopie
Périphéries, août 2001
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